Chapitre 10 : Enrôlement (1/2)
Où suis-je ?
Une lueur orangée se frayait un chemin au travers d'un plafond de verre. Un peu perdu, Chris prit le temps d'étudier la petite chambre autour de lui, dont la principale étrangeté tenait à sa forme : une sorte d'hexagone sans angle fermé. Une règle qui se vérifiait dans toute la vaste maison des Duverne, où l'architecte semblait avoir pris un malin plaisir à éviter murs droits et couloirs. L'ensemble des pièces donnaient sur un grand hall central qui était, bien évidemment, circulaire.
Oui, la maison des Duverne !
Les choses reprenant leur place, Chris se tira du lit à regret — bien plus confortable que celui de l'institut — et s'empara de l'uniforme bleu soigneusement rangé dans une penderie. Il s'agissait du seul autre meuble. Son regard s'attarda encore brièvement sur le veinage orangé des racines de Lumineas qui couvraient la voûte surplombant la maison, puis il s'aventura au dehors sans faire de bruit.
Bien qu'il soit dans la demeure de l'une des grandes familles de l'Arche, les lieux trahissaient rien du luxe des loges du stade : pas de dorures, de décorations hors de prix, pas même de photos ou de tableaux. Il n'y trouvait que quelques meubles — sans fioritures — et tous les murs étaient blancs. Seules les dimensions et l'agencement des lieux témoignaient de l'importance des occupants.
— Tu explores les lieux ? questionna doucement une voix dans son dos.
Chris fut pris par surprise. Sélène se tenait derrière lui. Elle avait troqué sa robe de soirée contre une autre, longue et bleu-nuit. Bien qu'il soit sans doute très tôt, la maîtresse de maison était déjà parfaitement maquillée, prête à affronter une réception mondaine.
— Tu peux descendre, continua madame Duverne en souriant. Tu trouveras de quoi manger et, si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à demander au personnel.
— Merci mada... Sélène.
— Vas-y. Ensuite, rejoins le bureau de Gaspard. Il est rentré ce matin, spécialement pour te voir. Nous attachons tous deux beaucoup d'importance à ce que tu trouves vite tes marques parmi nous, assura-t-elle.
Gaspard, le général Duverne donc, se remémora Chris.
Il réprima un frisson à l'idée d'affronter le haut gradé en tête à tête.
— Où est Lily ? demanda-t-il avec espoir.
— Sûrement encore au lit, tu la verras plus tard. Les lendemains de match, il est rare de la voir levée si tôt. Je dois y aller, nous nous reverrons ce soir.
Au rez de chaussée, au centre du hall — dans lequel sa chambre de l'institut aurait pu tenir huit fois — l'attendait une table garnie de mets très engageants. Il n'y trouva pas de viande, mais du pain, des potages aux couleurs variées, diverses céréales ainsi que des insectes grillés et caramélisés. Il avait pris l'habitude de consommer ces derniers et se surprenait même à y prendre goût. Chris repéra un homme d'âge mûr légèrement en retrait, en uniforme bleu comme un ouvrier. Cet homme aux moustaches baccantes blanc neige se tenait exactement à la même place lors de son arrivée la veille, de retour avec Lily. Il répondait au nom de Filips et semblait assurer un rôle de majordome.
Après avoir grignoté le contenu de quelques plats et vidé un verre de jus de fruits vert fluo — au goût prononcé de fruits exotiques, mais il était incapable de déterminer lesquels — Chris se résolut à demander où se trouvait le bureau du général. Arrivé devant la porte de celui-ci, il leva la main pour toquer et le battant coulissa aussitôt.
— Entre, l'accueillit la voix râpeuse de monsieur Duverne.
Comment te mettre la pression d'entrée, première leçon ! ironisa le jeune homme.
Chris ne prit qu'un bref instant pour regarder autour de lui : la pièce contenait une bibliothèque remplie de classeurs ainsi qu'un écran géant, rien d'autre de marquant. Le général se tenait derrière un bureau solide en bois rouge. Penché sur des dossiers, il portait son uniforme de l'armée et étudiait des dossiers.
— Je t'en prie, assied-toi, l'invita le général en désignant le siège en face de lui. Tu as bien dormi ? La chambre te convient ?
— La chambre est parfaite, assura le jeune homme avec sincérité. Je vous remercie m'accueillir.
— Je te devais bien ça, répliqua le militaire. Après ce petit... incident...
Chris se remémora son unique rencontre avec cet homme solidement bâti : le militaire venait de lui sauver la vie en neutralisant Yurian.
— Vous n'avez rien à vous reprocher dans cette affaire, au contraire.
— Je suis responsable de la Garde de la cité, contra le général avec beaucoup de solennité. Je peux t'assurer que tout a été fait pour comprendre ce qui a pu motiver cet attentat, qui demeure pourtant un mystère : un soldat avec des états de service impeccables... mais je ne t'ai pas fait venir pour ça.
Son hôte tendit à Chris un petit feuillet qu'il ouvrit avec circonspection.
— La petite carte rouge est ta carte d'identité, expliqua le général. Elle te donne libre accès à l'essentiel de l'Arche.
Le jeune homme constata que l'objet comportait une photo de lui qu'il ne se souvenait pas avoir pris. Elle était similaire au pass qui lui avait été confié à l'institut : il n'y avait que son nom et une petite puce au dos.
— Les papiers suivants, continua le général, concernent ton affectation.
— Affectation ?
Chris survola les écrits. Il s'agissait d'un engagement dans les services d'entretien de l'armée.
L'armée ? Lily avait raison, ils veulent me mettre au pas !
— Je n'ai rien d'un militaire, commença le jeune homme. Je ne suis qu'un...
— Les rapports médicaux de l'institut Haut-Cour me laissent penser le contraire, assura le général. Tu possèdes des conditions physiques remarquables dont l'armée saurait faire bon usage.
— Mais...
— Cela étant, trancha le général, je ne te forcerai pas la main. Il s'agit d'une affectation d'employé civil, elle te permettra de te rendre utile tout en découvrant ton nouvel environnement. Cela te convient-il ?
Le regard du militaire était équivoque : la question était purement rhétorique. De fait, Chris avait oublié un instant à qui il avait à faire. Cet homme était l'équivalent d'un chef d'état !
Peu importe ce que je pense de cette "intégration", je suis pieds et poings liés !
Il se força à voir les choses sous un autre angle : après avoir été recueilli, soigné et guidé, il avait une sorte de dette envers les habitants de l'Arche.
— Qu'est-ce que je dois faire ? questionna-t-il.
— Rends-toi à l'adresse indiquée, tu auras les détails sur place. À la fin de tes journées, je te prierais de rentrer immédiatement. Ne te promène pas seul en ville, pas sans être accompagné par un des membres de ma famille.
— Bien, Monsieur.
Le militaire approuva sa réponse concise et respectueuse d'un bref mouvement de la tête.
— Tu commences demain. Tu peux disposer.
Chris ne se le fit pas dire deux fois. De retour dans le couloir, légèrement sonné, il tomba nez à nez avec Lily. Elle portait toujours un mini-short, accompagné cette fois d'une sorte de blouson rose fuchsia. La jeune femme lui adressa un sourire moqueur qui achevait de la rendre aussi différente de son père que la nuit et le jour.
— Allez, laisse-moi voir ça, fit-elle en tendant la main.
Le jeune homme mit un instant à comprendre qu'elle parlait du dossier sous son bras.
— Ta mère disait que tu étais encore au lit, fit-il remarquer en se laissant déposséder.
— On a un programme à tenir, avec les Aigles, se justifia Lily qui éplucha les paperasses tout en étouffant un bayement. Ah, voilà : bataillon cinq, évidemment. Une véritable tradition familiale.
— Tu veux dire que tu en as fais partie ?
— Mon père m'y a intégrée dès que j'ai eu l'âge requis. Mais cela n’a duré que deux semaines, le temps de passer pro dans le mechaball. Si on te donne le choix, demande à intégrer la section du sergent Graham. Je le connais depuis que je tiens sur mes jambes, c'est un vieux grincheux, rugueux au premier abord, mais tu as moins de risques de finir sur les rotules avec lui.
Chris resta un instant sans voix. Les choses allaient trop vite, il se retrouvait soudainement avec une maison, une famille adoptive et un travail. Du jour au lendemain, il passait au statut de citoyen lambda. Il secoua la tête, comme pour chasser cette possibilité.
Je suis un étudiant, j'appartiens au vingt et unième siècle. Ma famille, mes amis... Je ne suis pas à ma place ici !
— Lily, je...
— Ça te dit de m'accompagner ? le devança-t-elle. Tu ne commences que demain, alors profitons-en. On va tester de potentiels remplaçants pour l'équipe.
Chris n'hésita qu'un instant.
Passer la journée dans cette prison dorée, sous les yeux mornes de Filips ?
— Je te suis !
Ils retrouvèrent la rue comme ils l'avaient quittée la veille. Dans ce monde souterrain où la luminosité ne changeait jamais, l'heure perdait son sens. Les gens vivaient — travaillaient — aussi bien de jour que de nuit. L'industrie tournait en permanence.
— Allez, balance, qu'est-ce que tu as en tête ? lança Lily.
— À quel sujet ?
— J'ai bien vu que tu rongeais ton frein à la maison. C'est l'idée de travailler qui te turlupine, de rentrer dans une routine avant de l'avoir remarqué ?
Chris grimaça, agacé d'être si transparent.
— Cela fait trois mois qu'on m'assure rechercher comment j'ai atterri ici, je ne suis pourtant pas plus avancé qu'au premier jour !
— Si on trouvait un moyen de te renvoyer, qu'est-ce que tu ferais ? Tu rentrerais chez toi ?
— C'est évident, non ?
— Mais tu connais l'Histoire maintenant. Si tu revenais à ton point de départ...
— C'est une chose de savoir, une autre d'y assister, contra le jeune homme. Et puis, je pourrais peut-être...
— Aller plus tôt et éviter que la catastrophe ne se produise ? compléta la jeune femme.
S'il ignorait quelle tête il faisait, la jeune femme éclata de rire.
— C'est juste logique quand on y réfléchis deux minutes ! fit-elle remarquer. Mais ce n'est pas si simple, on parle de voyage dans le temps quand même.
— Je suis bien là, moi !
— Oui, mais admettons qu'on comprenne comment tu as voyagé dans un sens, qui nous dit qu'on peut inverser le phénomène ? En plus, ton cas est... particulier.
— Comment ça ?
— J'ai une théorie, je dois te présenter quelqu'un qui... Mais pas aujourd'hui. Pour l'instant, on va au stade.
— Pourquoi...
Sans prévenir, la jeune femme posa un doigt sur la bouche de Chris.
— Désolée, trop dangereux d'aborder ce sujet.
La jeune femme indiqua leur environnement du regard, comme si une menace invisible se cachait dans le quartier résidentiel. Chris se résolu à acquiescer. Depuis le temps qu'il attendait qu'on réponde à ses questions, il pouvait bien prendre son mal en patience un peu plus longtemps. Par ailleurs, enfin libre, il avait tant de choses à découvrir sur l'Arche !
Arrivés au stade, le duo retrouva l'équipe des Aigles au grand complet : Gus, Quin, Jake et Jessica. Cinq adolescents les accompagnaient, tous en uniformes verts, qui désignait les plus jeunes. À vue de nez, pas un ne devait dépasser les quinze ou seize ans.
— Tu as amené Chris ? Chouette ! salua Jess en s'élançant à leur rencontre.
— C'est tout ? soupira pour sa part Lily en jetant un œil aux jeunes.
— À moins de prendre l'un de ceux qui s'étaient présenté les autres fois... commença Jake.
— Autant jouer à cinq, trancha la capitaine de l'équipe. On va voir de quoi ils sont capables, suivez-moi.
Lily partit comme une fusée, oubliant Chris dans son sillage. Jess, en revanche, vint se coller à lui.
— Salut beau brun ! fit-elle en imposant son bras sous le siens.
— Salut...
Les cheveux de la jeune femme libéraient un parfum de fraise très agréable, bien qu'étrange au regard de leur couleur. Lorsqu'il remarqua les sourires entendus sur les visages de Quin et Jake, Chris s'efforça de se dégager sans brusquer Jess, qui le laissa faire sans se départir d'un sourire amusé. Tous deux emboîtèrent le pas du groupe qui rejoignait les vestiaires.
Arrivés à destination, le jeune homme remarqua que le hangar contenait — outre les armures personnalisées aux couleurs des Aigles — une dizaine d'équipements de mechaball parfaitement neutres, gris. Lily dirigea les jeunes directement vers eux et il devina qu'il s'agissait de modèles d'entraînement. Il y en avait plus que de participants. Sans réfléchir, il s'avança.
— Je peux essayer moi aussi ? proposa-t-il.
Tous les regards se tournèrent vers lui et il ne put s'empêcher de se mordre la langue.
Quelle mouche m'a piqué tout à coup ?
Il avisa en particulier la moue désapprobatrice de Lily.
— Inutile, trancha cette dernière. Tu nous ferais perdre notre temps.
— Quoi ? Pourquoi ?
Chris se laissa tirer en arrière par Jess, qui avait une poigne étonnante pour un si petit bout de femme. Il remarqua cependant une touche de sévérité dans son regard cette fois.
— J'ais dis quelque chose de mal ?
— Tu ne devines pas ? Tu penses peut-être qu'on se contente de "jouer à la balle" ? grinça la jeune femme.
— Le mechaball est un vrai métier, intervint Jake en apôtre de l'apaisement. Une vocation même. Chris, quelle est ton impression concernant les candidats ?
Fronçant les sourcils, le jeune homme s'attarda sur les adolescents en train de s'harnacher.
— Je n'y connais rien, tout ce que je vois ce sont des ados...
— Des ados qui ont passé des années dans les équipes d'amateur, ont travaillé dur dans l'espoir d'arriver à passer pro. Tant qu'ils n'ont pas l'âge d'intégrer la société de l'Arche, ils peuvent tenter leur chance.
— Intégrer la société ? Tu veux dire...
— Avoir un métier ! Que ce soit l'industrie, l'agriculture ou l'armée... Entre les entraînements et le risque de blessure, "joueur de mechaball" n'est compatible avec aucune de ces options. Une fois intégré, il faut abandonner ce rêve.
Chris jeta un regard neuf aux postulants qui se glissaient tour à tour dans l'une des "armures". Lily, Gus et Quin les imitaient en les exhortant à se rapprocher du fond du hangar. Deux des adolescents s'étalèrent de tout leur long dès de leurs premiers pas avec cet attirail sur leur dos.
— Ils jouent vraiment depuis des années ? s'étonna Chris.
— En amateur, les armures sont plus légères, tempéra Jess.
— Et vous n'avez pas de remplaçants en titre ?
— Lil' ne t’a pas parlé de notre malédiction ? s'étonna la jeune femme.
— On n'a pas tellement parlé mechaball...
Jessica lui adressa un regard étrange, mais avant que Chris n'ait pu préciser sa pensée, elle avait déjà rejoint un écran au centre du hangar — un terminal semblable à celui du bureau du général Duverne —. La jeune femme tapota dans le coin inférieur et une image de l'arène s'afficha, identique à celle à laquelle il avait eu accès pendant le match.
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