Chapitre 22 : Une promesse

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Une petite brise vint chatouiller ses narines, apportant avec elle des notes de pin, d'humus et de pollen. Un sourire se forma sur les lèvres de Chris, qui voyait déjà s'étaler devant lui le panorama à couper le souffle qu'offrait le cabanon de l'arbre titanesque. Une autre senteur vint gâcher le tableau : celle du bois brûlé.

Où suis-je ?

Le jeune homme se força à ouvrir les yeux. Non, il ne rêvait pas. Avachi contre un tronc d'arbre, il prit appui contre lui pour se redresser. Son dos se rebella contre ce geste trop brusque, mais il n'en tint pas compte. Sa vision s'adaptait progressivement à la faible clarté dont il disposait. Chris se trouvait à la lisière d'une forêt. À quelques dizaines de mètres de lui, des flammes attaquaient plusieurs arbres brisés, certains renversés. Une ombre massive se dessinait entre eux.

Que s'est-il passé ? Il y a eu ce choc...

Écartant les feuilles mortes et de la terre qui le couvraient, le jeune homme testa ses articulations. Ses muscles étaient endoloris, mais il ne semblait rien avoir de cassé, un petit miracle. Son front et son bras droit étaient couverts de sang, mais il ne trouva pas de plaie. Était-ce seulement son sang à lui ?

Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Où sont... Jess... Mon dieu, Jess !

Le souvenir du visage à jamais pétrifié de stupeur de son amie lui revint comme un coup de bélier dans les côtes. Jess était morte. Morte !

Non, non, non ! Ce n'est pas possible ! Mais qu'est-ce que j'ai fait, bon sang qu'est-ce que j'ai fait ?

Luttant pour écarter la menace des larmes, le cœur battant, il se força à bouger. Le jeune homme entreprit de se rapprocher de l'incendie naissant. L'une de ses chevilles l'élançait, mais cela n'importait pas.

Le colonel, je... C'est moi ? Je l'ai tué ? Non, impossible !

La moissonneuse s'était encastrée dans la première rangée d'arbres. Elle gisait au milieu de troncs tranchés à mi-hauteur et d'autres renversés. Si la gigantesque machine ne semblait pas particulièrement endommagée, Chris la jugea instinctivement morte.

"Morte" ?

Ce terme ne convenait vraiment pas pour un tas de tôles et des boulons, pourtant il lui avait semblé adapté un instant plus tôt. Comme si l'engin avait bel et bien cessé de vivre.

Les batteries sont vides.

C'est à cet instant que le phénomène le frappa. La machine ressemblait à un trou béant dans l'espace, il lui manquait quelque chose.

Non, le truc étrange c'est ce qu'il y a partout ailleurs !

De l'Énergie Stellaire, omniprésente et couvrant le monde à la manière d'une fine brume. Elle habitait les bois sans les étouffer, présente dans les feuilles, les branches de la plus petite plante et jusqu'au sol lui-même. Chris la voyait clairement désormais, des millions de points minuscules qui lui offraient une douce lumière.

Cette manifestation n'avait rien de comparable à son expérience sous le dôme. Dans les batteries ou les boucliers de l'Arche, ces particules étaient extrêmement condensées et brillaient comme un astre céleste. Dans la forêt, tout était dispersé. Combien lui faudrait-il rassembler pour produire l'une des constructions mentales dont il avait l'habitude ?

Le jeune homme s'ébroua, il devait retrouver ses compagnons ! Une tâche qui se révéla bien plus aisée, désormais qu'il avait conscience de ce qui l'entourait : deux silhouettes ténébreuses se détachaient nettement, légèrement à l'écart de la zone d'impact. Toutes deux semblaient privées d'Énergie, comme la moissonneuse.

En approchant, Chris constata que l'une se penchait sur l'autre. La renarde semblait écouter la respiration de Taller, qui ne bougeait pas. Elle se redressa brusquement à son approche et lui fit face. Le jeune homme crut lire de la peur sur le visage de la Sauvage, mais ses traits s'adoucirent dès qu'il fut assez proche pour qu'elle le reconnaisse. Elle lui fit signe d'approcher.

— Qu'est-ce qu'elle a ? s'inquiéta-t-il en se baissant à son tour.

La militaire ne bougeait pas. Pris de panique, il voulut prendre son pouls, mais la renarde lui attrapa la main au vol et le guida vers le haut des hanches de Démétra. Chris sentit un liquide tiède sous ses doigts, ainsi que quelque chose de dur.

— Elle a un morceau de métal qui lui traverse la jambe ! réalisa-t-il. Elle va se vider de son sang, il faut faire quelque chose !

Il commença par se lever, se tournant malgré lui vers l'Arche. Le temps manquait. N'y avait-il pas une artère à ce niveau là ? Ils devaient sans doute faire un garrot, mais la position de la blessure ne rendait pas la chose évidente. Il faudrait d'abord retirer l'objet... Par où commencer, comment... Il ne savait pas quoi faire !

La renarde le saisit par les épaules et le secoua. Elle désigna la blessure avec insistance. Chris la fusilla du regard, pensait-elle qu'il n'avait pas compris la situation ? Elle persista pourtant à le dévisager d'un air accusateur.

— J'ai compris ! s'écria-t-il. Il faut agir, mais je ne suis pas médecin !

En vérité, la Sauvage lui avait certainement évité de céder à la panique. Il ne se sentait pas moins dépassé ! La renarde se redressa et fit des gestes amples. Chris la regarda faire sans comprendre : elle semblait vouloir lui montrer quelque chose, mais lui ne voyait que la forêt plongée dans l'obscurité naissante.

— Mais qu'est-ce que tu veux me dire ? explosa-t-il. On a pas le temps ! 

La renarde se détourna de lui et partit vers la moissonneuse. Il faillit lui emboîter le pas, mais elle interrompit sa course après seulement quelques pas et ramassa quelque chose par terre. La Sauvage revint en brandissant un objet qui, à la lueur des flammes dans son dos, se révéla être un morceau de métal tranchant du même genre que celui planté dans la jambe de Taller. Pris d'un doute sur les intentions de la Sauvage, Chris ne put s'empêcher de reculer d'un pas.

— Tu...

La Sauvage n'avança pas davantage. Brandissant toujours son arme improvisée d'une main, elle désigna son propre cou de l'autre. Là où sa gorge était enserrée par une racine de Pikral.

L'Énergie Stellaire ! comprit-il.

Pivotant pour fixer le corps inerte de Taller, il comprenait enfin ce que la Sauvage attendait de lui : qu'il sauve sa camarade avec ses pouvoirs ! Cependant, même s'il avait eu un moteur Stellaire sous la main, comment était-il sensé faire ça ? Il comprit presque aussitôt qu'il ne lui restait qu'une seule option.

Il y avait de l'énergie partout, bien plus que nécessaire. Chris se concentra sur toutes ces entités qui gravitaient autour de lui. Il sentait où elles se trouvaient sans avoir besoin de les voir, toute la problèmatique consistait à les rassembler. Au lieu de diriger un groupe de petits soldats, il devait appeler à lui chacun d'entre eux, de partout à la fois !

Une pointe de douleur s'imposa rapidement contre son front, mais il continua. De la sueur commença à couler le long de ses tempes, mais il n'interrompit pas son effort. L'exercice exigeait une concentration folle !

Ce n'est pas assez, encore un peu...

Lorsqu'il ouvrit les yeux — sans avoir conscience de les avoir fermés —, une boule de lumière de la taille d'un colibri flottait calmement devant lui. Chris jeta un dernier regard à la silhouette avachie de Démétra, puis dirigea précautionneusement le fruit de son labeur vers la renarde. Le petit oiseau de lumière approcha lentement de la racine de Pikral. Ce végétal semblait absorber toute lumière. Au contact, l'énergie fut brutalement attirée, une succion si forte et soudaine qu'elle arracha un cri au jeune homme ! C'était comme si on lui avait arraché un objet des mains ! 

Le résultat ne se fit pas attendre : la racine sembla se matérialiser depuis le néant, elle grandit et se détendit. Le processus fut plus long que lors des injections dans l'Arche, mais le résultat fut le même. Dès qu'elle le put, la renarde plaça son couteau de fortune entre sa peau et le végétal. Chris entendit un bruit de bois sec qui cède.

Un instant, la renarde resta immobile. Elle lâcha l'objet métallique et prit une longue inspiration. Le temps que Chris ouvre la bouche, tout s'embrasa autour de lui !

L'Énergie Stellaire environnante s'agita sans prévenir, se mit à tourbillonner autour de la Sauvage. La quantité d'entités en mouvement était sans commune mesure avec celle invoquée péniblement par le jeune homme !

Dix... non, vingt ou trente fois plus ! Et elle a tout appelé d'un coup !

Une sphère aussi brillante qu'un soleil miniature se matérialisa progressivement entre les paumes de la Sauvage, qui avança vers Chris et Démétra. Le jeune homme ne put s'empêcher de faire un pas en arrière. S'il s'était trompé, c'en était fini de lui. La renarde ne sembla pas remarquer son hésitation, elle se dirigea droit vers le major et se baissa sur elle. Saisissant le morceau de métal à deux mains, elle tira d'un coup.

La sphère éclatante fondit sur la plaie tout juste dégagée. Chris dut détourner les yeux, l'œuvre de la renarde devenait tout simplement aveuglante ! En revanche, il entendit distinctement le hurlement de douleur arraché au major. Elle avait repris connaissance !

Lorsque le jeune homme parvint enfin à voir ce qui se passait, la Sauvage s'était déjà écartée de la blessée. Il ne restait pratiquement plus d'Énergie Stellaire autour de la plaie, d'ailleurs tout leur environnement semblait soudain bien appauvri. Démétra se redressa en hoquetant, posant ses mains sur sa hanche.

— Que s'est-il passé ? murmura-t-elle.

Chris se précipita vers elle, non sans remarquer que la renarde avait pris appui sur un tronc d'arbre pour tenir debout.

— La blessure... souffla-t-il.

Sans réfléchir, il posa à son tour sa main là où Taller avait été transpercée. Il y trouva une peau rêche, gonflée, mais aucune trace du trou béant auquel il pouvait s'attendre.

Incroyable !

— Chris... commenta le major en repoussant doucement les doigts du jeune homme.

Lorsqu'il réalisa où il les avait posés, il recula, embarrassé, mais Démétra ne s'intéressait déjà plus à lui.

— C'est elle ? s'écria la militaire en cherchant à se redresser.

La jambe un peu raide et étouffant un juron, Taller y parvint mais n'avança pas. Au lieu de cela, elle se tourna vers Chris.

— Tu l'as libérée ? Tu es complètement fou ! Tu n'as pas idée de ce qu'elle peut faire !

— Elle vous as sauvé la vie ! contra le jeune homme.

Le major se tourna vers la jeune Sauvage et la fixa un moment. La renarde ne bougea pas, mais lui rendit son regard la tête haute. Taller finit par secouer la tête en soupirant.

— Ce qui est fait est fait, lâcha-t-elle. J'imagine que ça ne pouvait pas finir autrement.

Son regard se porta alors vers l'Arche et Chris l'imita. Surmonté par un ciel qui perdait les dernières lueurs rougeoyantes du coucher de soleil, le dôme lui apparaissait comme un vide glacial dans l'univers. Un espace dénué de chaleur entouré par une vie foisonnante. Il lui fallait pourtant y retourner. Il avança d'un pas, mais Démétra lui rattrapa aussitôt le bras.

— Où tu vas ?

— On doit chercher Jake.

— Quoi ?

— Je l'ai promis à Jess, affirma le jeune homme en cherchant à se dégager.

La scène qui avait suivi demeurait floue dans sa mémoire, avait-il vraiment soulevé le sol ? Comment s'y était-il pris ? En revanche, cette promesse, il s'en souvenait parfaitement.

La militaire ne le laissa pas faire. Elle lui imposa de rester sur place de force, quand bien même elle avait été mourante quelques instants plus tôt !

— C'est impossible Chris ! Si tu retournes là-bas tu es mort ! Mort !

— Mais...

— S'il est vivant, Jake est aux mains de la Garde à l'heure qu'il est. Et il est sans doute déjà sous terre ! Qu'est-ce que tu espères faire ? Tu ne l'aideras pas en fonçant tête baissée ! 

Résistant encore à la poigne de Taller, Chris abandonna pourtant bien vite. Elle avait raison.

Mais j'ai promis !

— Jess... murmura-t-il.

— Je suis désolée pour ton amie, mais les pleurs devront encore attendre, trancha Démétra. On doit partir, tout de suite !

— Partir ? Pour aller où ?

— Loin ! Le plus loin possible des Arches ! Je ne sais pas combien de temps on a perdu, mais on a déjà trop tardé. Il n'y a presque aucun Patrouilleur en ville, c'est notre chance : en théorie, personne d'autre ne s'aventurera hors du dôme. C'est interdit. Et puis, ils vont d'urgence devoir s'atteler à la réparation du dôme... Oui, nous pouvons peut-être y arriver !

Chris tressaillit à l'évocation de la destruction causée par leur fuite. Sur le coup de l'émotion, il avait oublié les dangers de l'extérieur !

— Si on reste ici sans protection, on va mourir ! s'écria-t-il.

— C'est un peu tard pour s'en soucier, non ? grinça Taller. Après ce qu'on a fait, je préfère tenter ma chance dehors, pas toi ? Après-tout, certains ne meurent pas...

Le regard de Démétra dériva sur le côté de Chris. Sans qu'il ne l'ait remarquée, la renarde s'était approchée d'eux.

— Tu viens avec nous ? demanda le major, sans chaleur.

La Sauvage acquiesça sans marquer d'hésitation. Taller sembla aussitôt cesser de s'intéresser à elle et leva les yeux au ciel.

— Nous sommes au sud, annonça-t-elle. Les pistes principales partent à l'est et l'ouest, encore un coup de pouce du destin on dirait. Allons-y !

Tandis que ses compagnes se mettaient en mouvement, Chris regarda l'Arche une dernière fois. Il abandonnait Jake, après l'avoir entraîné dans sa folie. Il s'éloignait de Lily.

Lily...

Ils s'étaient séparés bien trop rapidement, prenant à peine le temps de se souhaiter bonne chance. Il ne lui avait même pas dit qu'il l'aimait. La reverrait-il un jour ? Que penserait-elle de lui quand elle saurait ce qui était arrivé ?

Qu'allait-il lui arriver ?

Je reviendrai. Oui, quoi qu'il arrive, je survivrai et reviendrai pour vous !

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