Chapitre 24 : Communication (1/2)
Désolée ? Mais de quoi ?
Avançant un pas après l'autre, inconscient son environnement, rien ne semblait pouvoir détourner Chris de ce mystère : de quoi Démétra pouvait s'excuser ?
Dès leur première rencontre, la militaire — ou plutôt son amie — lui était venu en aide. Elle l'avait soutenu sans jamais se détourner de lui, même lorsqu'il eut été naturel de le faire. Durant les deux mois qu'ils avaient partagés, le major parlait sans cesse de ses missions à la surface, il ne pouvait pas ignorer son amour pour son travail et la liberté qu'il lui offrait. Pourtant, même alors, Taller ne se plaignait jamais.
J'ai défié le système qu'elle servait fidèlement, j'ai brisé sa carrière puis causé sa mort, et c'est elle qui demande pardon ?
Le pied du jeune homme se déroba sans prévenir : une plaque de boue. Chris se rattrapa à un jeune arbre et termina sa course à genoux. Plutôt que de se redresser, il frappa le sol de dépit. Plus il y repensait, plus l'étrangeté du comportement de Démétra lui semblait évidente. Elle marquait des pauses prolongées, ses gestes manquaient de leur assurance coutumière. Ce n'était pas la Taller qu'il connaissait, il aurait dû le voir !
Pourquoi Démétra avait-elle continué malgré tout ? Pour lui ? Qu'avait-il fait pour mériter un tel dévouement ?
— Bon sang ! J'aurais dû le voir ! Il n'était pas trop tard pour faire demi-tour !
Quelque qu'ait été leur accueil dans l'Arche, tout valait mieux qu'une mort certaine.
Tout, vraiment ?
L'image d'une fleur apparut, sortie de nulle part, au milieu du flot des pensées du jeune homme. Démesurée, sa tige de l'épaisseur d'un pouce et d'un bon mètre de haut, cette plante ressemblait à une fleur de tournesol. Des pétales d'un rose fuchsia improbable brillaient littéralement tandis qu'un étrange orifice bardé de pointes se dessinait dans le cœur du végétal...
En levant ses yeux exorbités, Chris découvrit la réplique parfaite de cette fleur à deux pas de lui ! Sans réfléchir, il se jeta en arrière, juste à temps pour éviter la tige qui se projeta vers lui avec la souplesse d'un serpent. La plante frappa le sol juste devant lui.
À une seconde près...
Une vrille de douleur lui fendit le crâne en deux ! Le monde vira au blanc, il perdit le contrôle. Lorsqu'il revint à lui, il se trouvait au sol, rouler en boule. Penchée sur lui, la renarde le regardait sans trahir d'émotion. La fleur ne l'avait pas atteint, Chris en était certain, pourtant...
— J'en étais sûr... hoqueta-t-il.
Il se força à se redresser, ignorant le sang qui pulsait contre ses tempes. En comparaison, les migraines récoltées à manœuvrer l'Énergie Stellaire ressemblaient à d'agréable moments. La plante carnivore, de retour à sa place, ne révélait plus le moindre signe de dangerosité. Le lustre de ses pétales s'était évanoui. Chris dévisagea sa compagne.
— Je suppose que je te dois des remerciements ?
Un rictus se forma au coin des lèvres de la Sauvage, qui haussa innocemment les épaules.
— Pourquoi... Si tu en es capable, pourquoi tu n'as pas communiqué avec moi plus tôt ? Dans l'Arche, ça aurait pu tout changer...
Tandis que la douleur refluait, il commençait à réaliser la portée de cette découverte. Si la renarde pouvait établir une forme de contact télépathique avec lui, il pouvait imaginer qu'il en aille de même pour tous ses congénères. Un élément qui changeait tout dans cette histoire de "chaînon manquant" évoquée par le général Duverne. Il pouvait établir un véritable lien entre les deux peuples ! À condition de se faire entendre dans les Arches.
La jeune femme montra son cou. Il comprit qu'elle désignait les marques résiduelles de la racine de Pikral.
— L'Énergie Stellaire ? Oui, c'est forcément grâce à elle que...
Coupée de son "pouvoir" durant son long séjour sous terre, la renarde ne l'avait touché qu'à l'occasion de leurs brefs duels. Il aurait été invraisemblable qu'elle cherche alors à "discuter". D'autant qu'elle semblait bien décidée à lui faire la peau.
— Quand on s'est affrontés, pourquoi tu... Non, laisse tomber.
La renarde fronça les sourcils, mais creuser ce sujet à cet instant ne lui sembla pas des plus judicieux. Chris réalisa que la forêt s'assombrissait. Il ignorait combien de temps avait passé depuis la mort de Taller. Après avoir enterré son amie sous la souche d'un arbre renversé, le jeune homme s'était sentit tellement vide et perdu qu'il avait suivi la Sauvage sans y penser.
Avancer sans réfléchir, Démétra m'aurait sermonné.
— Où vas-tu ? Tu sais où nous sommes ?
Un sourire s'étira sur les lèvres de sa compagne, une mimique qui lui fit froid dans le dos. Chris eut tout juste le temps de comprendre ce qui l'attendait.
« Maison »
Ce mot résonna dans l'esprit du jeune homme, presque immédiatement accompagné par un déferlement de douleur. Il se retrouva à genoux, tête contre terre, haletant comme s'il avait été heurté par un autobus. Lorsqu'il réussit à se redresser, il vit que la Sauvage rassemblait une couche de feuilles à quelques pas de lui, aux pieds d'un arbre probablement plusieurs fois centenaire.
— Tu veux dormir ici ? souffla-t-il.
La renarde leva les yeux de son ouvrage, déclenchant une alarme dans la tête du jeune homme.
— Non, non ! Pas besoin de m'envoyer de réponse ! précisa-t-il à la hâte.
Quel résultat donnerait un nouveau "contact" alors qu'il n'était pas remis de l'intervention précédente ?
La jeune femme pouffa, ce qui bloqua un instant Chris sur elle. Il y avait quelque chose de différent. Bien sûr, il ne l'avait jamais entendu rire jusque-là, mais il y avait autre chose. Tandis que la Sauvage rassemblait du petit bois, il comprit : les dernières traces de retenue chez sa compagne avaient disparu. Elle ne semblait plus se méfier.
Elle m'a vraiment parlé ? Ce mot, je l'ai entendu, ou bien c'est autre chose ?
Un instant de réflexion lui suffit a acquérir la certitude de ne pas l'avoir réellement entendu. La Sauvage lui avait transmis des sensations, des émotions qu'il avait intuitivement traduites par un mot. Pour autant, il ne doutait pas de son interprétation : la renarde les menait chez elle. Chris s'installa à proximité d'elle et entreprit lui aussi de se préparer un couchage.
Une nouvelle nuit à la belle étoile l'attendait. Cette fois, les astres commençaient à poindre sur la voute céleste. Ils seraient peut-être épargnés par la pluie. Une chance, car ils n’étaient pas très abrités. Une fois satisfait de son lit de fortune, Chris se tourna vers la renarde qui finissait de donner vie à un petit feu de camp. Était-elle vraiment capable de retrouver cet endroit qu'elle considérait comme sa maison ? Le laisserait-elle l'accompagner jusque-là ?
Tenait-il seulement à se retrouver au milieu d'un groupe de Sauvages ?
Sans Démétra, il ne savait plus où il en était, ce qu'il convenait de faire.
— C'est normal que je... Quand tu me parles, ma tête semble sur le point d'exploser. Ça va passer ?
Cette question là, au moins, il pouvait peut-être y répondre. La jeune femme leva les yeux vers lui et Chris sentit son cœur accélérer, par appréhension de la suite. Deux mots s'imposèrent : "esprit fermé". Les yeux clos, il se laissa glisser sur le dos et affronta la crise qui ne manqua pas de suivre. Peut-être parce qu'il s'y était préparé, la douleur lui sembla moins insurmontable.
— Le problème vient de moi... murmura-t-il en se redressant.
Cette fois, la renarde montra toutes ses dents. Il répondit par une grimace, qui déclencha un nouvel élan d'hilarité chez sa compagne. Intérieurement, le jeune homme bouillonnait.
Démétra présentait la perte du langage comme une cause essentielle de la chute de la civilisation à la surface. D'ailleurs, tout ce que j'ai lu à ce sujet liait le caractère primitif des Sauvages à cette perte. Leur manque de sociabilité, de transmission orale... Mais si on avait tort à ce sujet...
D'une certaine manière, les Sauvages pouvaient surpasser les réfugiés pour la communication. Quelle conclusion en tirer ? Chris secoua la tête. S'avouant vaincu par les émotions de la journée, il se laissa tomber en arrière et lutta pour trouver une position confortable. Profitant de la lumière déclinante, il se frotta le nez et examina ses doigts.
Aucune trace de sang, pas de démangeaisons. Peut-être que mon lien avec l'Énergie Stellaire constitue une forme d'immunité ?
Toujours plus de questions et si peu de réponses. La chaleur prodiguée par le feu de camp se révéla très agréable. Chris invoqua le souvenir des traits de Lily et, épuisé à plus d'un titre, se laissa emporter par le sommeil.
Une délicate odeur de grillade accompagna son réveil. Lorsqu'il ouvrit les yeux, le jeune homme trouva deux petites carcasses au-dessus du feu, embrochées sur des pics en bois. Voyant la couche de la renarde vide, Chris craignit qu'elle ne l'ait laissé là, mais entendit presque aussitôt un craquement derrière lui. La jeune femme revenait vers leur camp, un nouveau lièvre suspendu à la hanche.
Le ciel s'éclaircissait. Il avait dormi toute la nuit d'une traite, malgré le froid. Chris étouffa un bâillement et se frotta les yeux, ce qui lui prodigua une sensation d'étrangeté.
Le rêve. Oui, c'est ça, d'habitude je termine ma nuit sur le rêve de la cabane et j'émerge l'esprit parfaitement clair. Je n'ai pas fait ce rêve cette nuit. Ni la précédente.
Face à la renarde qui lui tendait un morceau de viande, le jeune homme laissa de côté ces réflexions.
— Pourquoi ne pas m'avoir abandonné ?
La Sauvage le regarda avec un air véritablement surpris. Peut-être jugeait-elle qu'elle lui devait la vie ? Le concept de dette lui était-il familier ?
— C'est très bon, salua-t-il après avoir arraché une première bouchée de viande.
Il devait lui montrer sa reconnaissance en retour, ne serait-ce que parce qu'il avait indubitablement besoin d'elle. Sa remarque n'eut guère d'effet, mais il pensait ce qu'il disait. Dans l'Arche, en guise de protéines il n'avait que des insectes sans véritable saveur. Après plusieurs mois de ce régime, même une viande cuite sans subtilité avait des airs de délice. La renarde se contentait de grignoter, certainement une conséquence des privations dont elle avait été victime.
— Tu es sûre de pouvoir retrouver ton village ? souffla-t-il.
Cette fois, la jeune femme acquiesça avec conviction.
— Je peux... Eh bien, je peux t'accompagner ? Chez toi, je veux dire ?
Il n’était pourtant pas sûr de le vouloir, ne savait même pas pourquoi il continuait à avancer. Son monde s’était effondré, il était perdu. Que pouvait-il encore espérer de l'avenir ? La Sauvage approuva cependant, de nouveau sans marquer d'hésitation. Elle semblait étrangement satisfaite de sa question.
Après avoir étouffé les restes du feu, le duo reprit la route. Sous un ciel parfaitement dégagé, le plus souvent abrités du vent, les conditions se révélèrent très agréables. Tous deux avançaient en silence et croisaient régulièrement des animaux. Après sa rencontre avec l'écureuil mutant, Chris se montra attentif au moindre changement chez ces derniers, mais ne repéra rien d'extraordinaire. Les défenses des sangliers locaux lui paraissaient imposantes, mais il pouvait très bien s'agir d'une espèce dont il n'était pas familier. De toute façon, il ne tenait pas à s'en approcher.
Le principal enseignement tiré de ces rencontres fut lié à l'Énergie Stellaire. Chris observa la renarde en action et s'efforça de l'imiter, s'attirant des regards moqueurs. Manipuler l'Énergie "naturelle" ne demandait pas d'effort supplémentaire, mais avant de la contrôler, il lui fallait la rassembler. Il se sentait comme un enfant qui découvrait que le réfrigérateur ne se remplissait pas tout seul.
Durant les jours qui suivirent, Chris découvrit un paysage qui manquait de variété, mais pas de charme. De petites cascades, des étangs, des fleurs de toute sortes aux couleurs anormalement vives ou encore des formations rocheuses des plus originales... En dépit des épreuves qu'il avait affronté, le jeune homme avait parfois l'impression de revivre. Il ne pouvait cependant jamais apprécier durablement ces instants : la renarde concentrait quant à elle ses efforts sur le développement de la communication entre eux. Qu'il le veuille ou non !
La Sauvage le bombardait de "pensées" ou "d'émotions". Elle se servait de la moindre excuse, des jolies fleurs à la branche basse, en passant par des analogies entre la forme d'un rocher et un animal. Les crises que ces contacts répétés provoquaient chez Chris contraignaient le duo à faire des haltes fréquentes, sans décourager la jeune femme de la mission qu'elle s'était fixée. Un sourire flottait souvent sur ses lèvres lorsque Chris se redressait, au point qu'il en vint à la soupçonner d'y trouver sa vengeance pour leurs séances d'entraînement dans l'Arche.
Sous cette torture mentale constante, les songes du jeune homme ne lui appartenaient plus vraiment. Ne pas pouvoir réfléchir à son avenir pouvait être une bénédiction, mais il ne trouvait pas non plus la force de repousser les réminiscences du visage incrédule de Jess, ou de celui en sang de Démétra. Parfois, il revoyait la tête du colonel Fisher rouler à ses pieds. Ce souvenir-là lui procurait une jubilation coupable.
Chris devait aussi faire face aux douleurs dues aux conditions de sommeil. Avec un sol dur pour matelas, cumulé au froid et à l'humidité, il avait l'impression de prendre vingt ans chaque nuit. La renarde ne semblait pas souffrir des mêmes difficultés. Privée de tout pendant des mois, elle ne montrait aucun signe de faiblesse et semblait tout connaître de l'art de la survie. La jeune femme l'impressionnant constamment, en particulier lorsqu'elle traitait ses proies : elle séparait la fourrure de la chair en quelques instants et éviscérait les animaux sans trahir la moindre émotion. Malgré son dégoût, Chris s'efforça de mémoriser ses gestes.
Plus le temps passait, mieux il supportait les contacts mentaux avec la Sauvage. Il lui fallut tout de même cinq jours pour les rendre vraiment supportable. Des picotements dans la nuque finirent par remplacer les migraines. Le premier effet de cette "victoire" étant cependant qu'il recommença à s'inquiéter de ce que lui réservait l'avenir. Chris avait abandonné le confort de l'Arche et toute perspective — aussi réduite soit-elle — de revenir à son époque. Il avait perdu Lily.
À quoi ressemblerait le village des Sauvages ? Sa vie parmi eux ? S'ils l'acceptaient seulement...
Lorsqu'il essayait de répondre à ces questions, il imaginait volontiers des individus vêtus de peaux d'animaux bondissant de cabanes dans les arbres pour le capturer comme un animal.
Annotations
Versions