Le colosse tendit un bras pour arrêter Chris, qui vit les deux femmes avancer seules sous l'abri. La doyenne se saisie d'une sorte de poulie qu'elle utilisa pour faire remonter une corde du cœur du bâtiment. Un sceau en bois finit par émerger, la femme en déversa le contenu dans un petit bassin creusé dans la pierre à ses pieds. Il ne s'agissait apparemment que d'eau.

Un puits ? Il y a un puits à quelques mètres d'un lac, au sommet d'une pyramide ?

La vieille femme disparut un instant du champ de vision de Chris pour réapparaitre avec un petit objet qu'elle tendit à Louve Indomptable sans qu'il ne puisse l'identifier. La jeune femme reçut le présent avec une révérence appuyée. Elle serra l'objet dans sa main droite et l'en tira sèchement avec l'autre, puis tendit ses poings au-dessus du bassin. Un filet de gouttelettes s'échappa de sa paume.

Chris resta fixé sur le couteau dans l'autre main.

— Mais qu'est-ce qui se passe ? souffla-t-il.

Le colosse, à ses côtés, lui donna un coup dans l'épaule, puis secoua la tête d'un air mécontent.

Chris devait garder le silence ? Était-il vraiment nécessaire de lui déboîter l'épaule pour faire passer ce message ?

Louve Indomptable demeura sur place de longues secondes, à laisser son sang rejoindre la vasque. Elle ne bougea pas d'un pouce jusqu'à ce que la vieille femme hoche la tête et lui tende un morceau de tissu. Tandis que la jeune femme reculait, son aînée se baissa et remplit un broc en pierre du liquide souillé. Elle vint le présenter à Chris.

Dans l'eau claire tirée du puits, le jeune homme voyait distinctement les traînées sanguinolentes. Tandis qu'il hésitait, la vieille femme insista pour lui placer le récipient dans les mains. Elle lui adressa un regard désapprobateur, partagé du reste par le colosse à ses côtés.

— Vous voulez que je le boive ?

Ce n'est tout de même pas un culte vampirique ou quelque chose du genre ?

« Boire »

Alors qu'il rechignait encore, il reconnut le contact de la renarde, qui lui adressa un encouragement de la tête. Avec un ultime soupir, Chris porta le breuvage à ses lèvres.

Le liquide avait un goût ferreux, une âpreté qui restait en bouche. Lorsqu'il s'arrêta à la moitié, la vieille femme lui indiqua de continuer par des signes équivoques. Elle n'accepta de reprendre le broc que lorsqu'il ne resta plus que quelques gouttes au fond. Le jeune homme la suivit des yeux tandis qu'elle retournait vers le puits, où elle jeta purement et simplement le récipient.

Et maintenant ?

Il se sentit vite gêné sous les regards attentifs de ses trois compagnons, qui semblaient attendre quelque chose.

— Qu'est-ce que vous... Vous...

Les mots lui échappaient, son esprit se troublait. Tout tournait. Que lui avaient-ils fait boire ? Ses jambes cédèrent. Il bascula dans les ténèbres.

***

En ouvrant les yeux, Chris eut besoin d'un instant pour donner du sens à ce qu'il voyait. Un astre particulièrement pâle — légèrement rosé — transmettait un éclairage diffus à un environnement désertique. Une plaine infinie, un endroit sinistre, sans relief. Il toucha le sol pour ne découvrir que du sable et de la roche. Il avait la chair de poule.

— Te voilà enfin, salua une voix dans son dos.

Avec un sursaut, le jeune homme pivota pour trouver l'Ombre, celle de ses rêves.

— Toi ? Je... je dors ?

— Ça a l'air d'un rêve ?

Chris aurait plutôt parlé de cauchemar.

— Ça commence, reprit l'Ombre presque aussitôt.

Fronçant les sourcils, le jeune homme regarda autour de lui. Le sol se transformait à vive allure. La terre se gorgeait d'eau, de fines tiges vertes perçaient le sol. Le ciel lui-même se dégagea, prodiguant au monde une lumière de plus en plus puissante. En quelques instants, Chris se retrouva au bord d'une étendue d'eau si claire qu'il aurait pu en distinguer le fond cent mètres plus bas. Des arbres en fleurs rayonnaient de mille couleurs tandis qu'une volée d'oiseaux s'échappait de leur feuillage pour tournoyer autour de lui. Ensuite, ce furent aux poissons de jaillir joyeusement des eaux, tandis que des cervidés se matérialisaient de nulle part à quelques pas. Un souffle chaud transmis au jeune homme des senteurs aussi apaisantes et d'autres exotiques.

En dépit de toute son incompréhension, il ne pouvait simplement pas résister. Il céda pleinement à l'euphorie qui montait en lui, à la féérie de cet instant. Lorsqu'il se rendit compte qu'il riait aux éclats, comme un fou furieux, il eut toutes les peines du monde à se reprendre. L'Ombre se tenait à ses côtés désormais, le regard perdu dans le lointain.

— Qu'est-ce qui se passe ? Où sommes-nous ? questionna Chris lorsqu'il eut retrouvé un semblant de lucidité.

— Tu communie avec Père. Désormais, il fera partie de toi et tu feras partie de lui.

— Père ?

L'Ombre désigna l'horizon. Le jeune homme étudia la montagne se dressait à présent devant eux, un massif immense qui semblait encore plus vivant que tout le reste. Puis le paysage frémit. De grands yeux d'or s'ouvrirent sur Chris. Il ne s'agissait pas d'une montagne, mais de la tête d'un être titanesque !

Pétrifié de terreur à la vue du géant, la vision de Chris se troubla à nouveau. Il se rendit compte que le paysage s'étiolait, il s'effaçait, grignoté par le vide. Finalement, il ne resta plus que Chris et l'Ombre sous le regard du Titan. Ils étaient perdus au milieu du néant. Un puissant souffle s'abattit brusquement sur le jeune homme, qui sentit ses pieds quitter un sol qu'il ne voyait même pas. Il s'envola, tourbillonna...

À quatre pattes, Chris se redressa. De retour au sommet du temple, dans le village, il inspira longuement pour retrouver un semblant de calme. Étrangement, plutôt que d'être rassuré, il sentait un manque, une déception. L'air, pourtant chargé de multiples senteurs au beau milieu de la forêt et du printemps, cet air lui semblait vide. Le monde entier lui paraissait soudain bien terne.

« Bienvenue, fils de la terre et du ciel ! » salua une voix dans sa tête.

Chris leva les yeux. Louve Indomptable, son ami colossal et la vieille femme se tenaient côte à côte et l'observaient sans trahir d'émotion. Il savait que la voix qu'il avait entendue appartenait à la dernière, sans pouvoir l'expliquer il n'en doutait pas un instant.

« Tout va bien, tu n'as plus rien à craindre. Je me nomme Mérilla, je suis la matriarche du village de Triam. »

Il entendait sa voix ! Il l'entendait vraiment, ce n'était plus des d'images ou des sensations diffuses qu'il pouvait interpréter. Les paroles de son interlocutrice résonnaient dans sa tête !

« Qu'est-ce que c'est qu'une matriarche ? Comment vous... »

Chris s'interrompit. Il répondait en s'adressant, lui aussi, directement à l'esprit de son interlocutrice ! La vieille femme afficha d'ailleurs un sourire compréhensif.

— Qu'est-ce qui m'arrive ? s'écria le jeune homme.

Avec un profond soulagement, il entendit sa voix résonner dans la vallée. Un instant, il avait craint d'être désormais incapable de parler à voix haute.

« Tu as passé la cérémonie d'Éveil. Normalement, nos enfants ont des années pour s'y préparer. Il est normal d'être déboussolé. » reprit Mérilla.

Chris fronça les sourcils. De quoi parlait-elle ? Qu'avait-il vu au juste ?

« Nous suivons la voie, reprit la vieille femme. Le soleil se couche et il est temps de l'accompagner. Domi et Kal te guideront. »

— Quoi ? Mais j'ai des questions ! Et qui sont Domi et Kal ?

« Nous suivons la voie, répéta Mérilla en secouant la tête. Domi t'as mené jusqu'à nous. »

Chris interrogea la renarde du regard, qui sourit.

« Louve Indomptable est mon nom d'enfant, Domi mon nom d'Éveillée. »

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

« Le baptême célèbre le passage à l'âge adulte, il ouvre nos esprits à notre créateur qui nous confie sa bénédiction, nous permettant de communier pleinement et d'adopter le nom de notre choix.

— Communier ? Comme avec ce "Père" ? »

Cette fois encore, il avait répondu en esprit sans le vouloir. Il se mordit la lèvre avant de se rendre compte que Domi le dévisageait d'un air surpris.

« Qui t'as parlé de Père ? »

« Il est temps d'y aller. La Matriarche commence à s'impatienter. » intervint une nouvelle voix.

Chris dévisagea le colosse, Kal se souvint-il. Domi, de son côté, hochait la tête. L'homme s'était donc adressé aux deux jeunes gens en même temps. Avait-il suivi leur conversation ? Comment fonctionnait cette télépathie au juste ?

Cette "matriarche", Mérilla, semblait en effet proche de perdre patience. Un regard sur son visage sévère suffit à convaincre Chris de remettre ses questions à plus tard et il suivit ses deux compagnons dans l'escalier les ramenant au village. Au pieds des marches, une véritable foule attendait. Chris se tourna vers Domi pour l'interroger sur la suite et son regard tomba sur sa main recouverte par un bandage écarlate.

— Pourquoi cette mutilation ? Fallait-il vraiment que tu te blesse pour initier cette "communion" ?

Il préférait largement entendre le son de sa voix. Au moins, ainsi il savait exactement qui pouvait l'entendre !

« La cérémonie du baptême ne peut pas s'accomplir seul. Il faut se présenter avec celui ou celle auquel on lie sa destinée. » expliqua Domi.

— Qu'est-ce que tu veux dire par "lier sa destinée" ?

La jeune femme s'immobilisa pour le regarder dans les yeux.

« Je parle de mariage, bien sûr ! »

Chris mit un instant à comprendre, puis manqua de perdre pied. Le rire de Domi se répercuta très loin dans la vallée.