Sa joue réchauffée par des rayons de soleil, bercé par les pépiements des oiseaux, Chris émergea le lendemain surpris de sa propre sérénité. Pour la première fois depuis des jours, il ne sentait aucune courbature. S'il avait passé la nuit à même le sol, c'était à l'abri du vent et de la pluie, blotti dans des fourrures chaudes et confortables — quoique fournies avec un parfum discutable.

Le jeune homme se redressa pour s'intéresser à son environnement. Son enthousiasme se dissipa à mesure qu'il reprenait conscience de sa situation. La maison de Domi et Kal, avec ses murs de pierre nue et ses poutres apparentes, ne comportait qu'un mobilier rustique. Elle ne contenait en outre que trois pièces de taille réduites : la principale — où il se trouvait — faisait office de cuisine, de salle à manger et d'atelier. Les deux autres servaient de chambre et de salle d'ablutions.

« Bien dormi ? » questionna une voix dans sa tête.

Ce contact lui fit l'effet d'un murmure à l'oreille. Il n'avait vraiment plus rien de brutal ce qui, en un sens, ne l'inquiétait que davantage.

À quelques pas de lui, attablée, Domi épluchait des pommes. Le soleil qui s'introduisait derrière elle faisait étinceler sa chevelure cuivrée, rayonner sa peau si claire et parsemée de taches de rousseur. Débarrassée de la crasse accumulée durant leur épopée, ainsi que des restes de sa combinaison de l'Arche, elle revêtait une robe très simple en laine brune. Le vêtement lui couvrait les épaules et retombait juste au-dessus de ses pieds nus.

En dépit de ses joues creusées, la beauté de la jeune femme sautait aux yeux.

Mariés, nous sommes mariés ? C'est une histoire de fou !

En voulant se redresser, Chris prit conscience de sa nudité et avisa le pantalon et la chemise confiés par Kal à la sortie de son bain. En dépit de sa température glaciale, se plonger dans de l'eau pure, fraîchement puisée, avait constitué une bénédiction.

Le jeune homme s'efforça d'enfiler ses vêtements sans se découvrir, gigotant sous ses fourrures. Domi réagit avec ce qui ressemblait fort à un ricanement, il l'ignora. Chris testa ensuite la taille ses nouveaux habits. Un peu larges, la longueur de ceux-ci semblait toutefois adaptée. Le tissu était rêche, mais cela valait toujours mieux que des lambeaux crasseux.

Après qu'il eut rejoint Domi, celle-ci l'invita du geste à se servir quelques tranches de pommes ou de pain. Une seule bouchée suffit à le convaincre que cette miche ressemblait davantage à celles de son époque que les similis produits dans l'Arche. Les pommes s'avérèrent également juteuses à souhait, parfaitement conservées malgré la saison. Il n'y avait qu'un problème : la boule au ventre qui l'empêchait d'apprécier pleinement ces aliments.

— Nous sommes mariés ?

Combien de fois l'avait-il demandé la veille ? Sans refuser de lui répondre, ses hôtes avaient repoussé l'essentiel de ses questions au lendemain. Il en avait assez d'attendre.

Domi lui sourit.

« Oui, évidemment. »

— Et donc... ça signifie quoi au juste ?

Cette fois, la jeune femme fronça les sourcils.

« Tu ne sais pas ce qu'est le mariage ? »

— Si, enfin... Chez moi, on ne se retrouve pas marié comme ça. Et puis il y a Kal...

Lorsqu'il avait questionné le colosse sur sa relation avec Domi, celui-ci avait répondu qu'elle était son épouse. Sur le moment, il crut avoir mal compris. Puis était venu le moment de se coucher... Chris sentait encore bouillir son sang aux souvenirs des gémissements impudiques lâchés par Domi. Il reposait alors à deux pas de sa chambre, la jeune femme ne pouvait pas ignorer qu'il entendait leurs ébats !

« Le mariage est un lien indéfectible qui unit deux êtres, récita Domi. Cet engagement sert de base à la constitution d'un foyer, d'une famille. »

— Oui, c'est aussi ce que je connais. Mais qu'est-ce que... Comment...

Comment aborder la question de sa relation avec Kal ? Ou la questionner sur ce qui le travaillait le plus.

Bon sang, encore maintenant je ne peux pas m'empêcher de l'imaginer s'invitant sous mes couvertures ! Lily va me faire la peau !

— Pourquoi m'avoir épousé ? lâcha-t-il.

« Pour que tu puisses rejoindre le clan. Tu devais être du clan, sinon tu aurais été chassé. C'était la seule solution. Mais tu aurais peut-être préféré te lier à une autre ? Une blonde peut-être ? »

Le visage de la jeune femme demeurait parfaitement inexpressif. Elle l'avait vu avec Lily. Le couple ne s'était jamais caché devant elle. Alors comment prendre cette pique ?

— Non, je ne veux pas dire que j'aurais voulu... mais, c'est tout ? Nous nous sommes mariés pour que je ne sois pas chassé ?

Domi hocha lentement la tête. Il ne s'agissait donc, en quelque sorte, que d'une union factice. Une pointe de déception monta en Chris, qui la repoussa avec force.

— Où est Kal ?

« Parti récupérer du matériel, nous allons le rejoindre. Finis de manger, il est presque l'heure. »

— L'heure de quoi ?

« Des Remerciements de l'aube. Mange. »

Chris se força à avaler quelques tranches de pomme supplémentaires en jetant un coup d'œil du côté de "l'atelier".

Cet espace constituait un sacré fourbi : établis, four en pierre, moules... Avec son physique de bûcheron, qui eut cru que le géant était l'orfèvre du village ? Ses ouvrages ornaient fièrement les multiples étagères de son habitat : sculptures en bois, verroteries ouvragées, anneaux et bracelets sertis de pierres colorées. Il touchait visiblement à tout et possédait un don indubitable.

À peine le Chris eut-il avalé une dernière bouchée que Domi lui arracha le reste des aliments et se leva.

« On va être en retard. »

Dehors, ils se joignirent à une foule en mouvement. Tous se dirigeaient vers le temple, ou ce que le jeune homme identifiait comme tel. Ce dernier ne manquait pas d'attirer les regards, parfois curieux, souvent méfiants. En revanche, curieusement, il ne décelait aucune hostilité.

Arrivés au pied de la pyramide, Domi joua des coudes pour atteindre Kal. Repérer le géant dans la foule compacte ne nécessitait aucun effort : rares étaient ceux qui atteignaient ses épaules.

Plusieurs centaines de personnes patientaient là, tout le village peut-être, jugea Chris. Mérilla apparut au sommet de la structure et tous levèrent les yeux vers elle. La matriarche tendit ses mains vers le ciel et fut imitée par son public. Après que Domi lui eut asséné un coup de coude — plus violent que nécessaire, assurément —, le jeune homme se résolut à suivre le mouvement.

« Nous remercions Père de nous accorder un nouveau jour sur la Voie. » scanda la matriarche dans la tête de Chris.

Mérilla laissa retomber son corps vers le sol et tous suivirent son exemple.

« Nous suivons la Voie. »

La réponse frappa Chris de plein fouet : pas une voix, mais de centaines ! Pour ne rien arranger, toutes l'atteignirent au même instant ! Le jeune homme se plia en deux, avec l'impression de s'être tenu aux côtés des cloches de Notre-Dame tandis qu'elles sonnaient l'Angélus.

« Ça va aller ? »

Lorsque palpitations de son cœur commencèrent à s'apaiser, le jeune homme remarqua la main compatissante posée par Kal sur son épaule. Tombé à genoux, Chris attirait encore davantage d'attention. Il se dégagea de son compagnon et se redressa. Sa tête lui tournait. Il refusa une fois encore l'aide de Kal, qui ne sembla pas gêné de son comportement. Cet altruisme ne fit qu'aggraver l'agacement qui montait en lui.

Alors que la foule se dispersait, Chris remarqua que Domi avait gardé la tête levée en direction de la matriarche. Sur son perchoir, cette dernière hocha la tête et la renarde se tourna enfin vers lui.

« Kal va te présenter la prêtresse Soleya, celle-ci répondra à tes questions. Elle se charge de l'éducation des jeunes de la tribu », précisa Domi.

— Une sorte de maîtresse d'école ? Tu ne peux pas te charger de moi ?

« J'ai des tâches plus importantes à accomplir. »

Si la réponse se voulait brusque, Chris sentit une forme d'appréhension derrière ces paroles. Avant qu'il n'ait pu réagir, Kal le saisit par l'épaule et le tira derrière lui. Domi entama quant à elle l'ascension du temple.

Chris chemina un moment avec le colosse sans dire — ou transmettre— quoi que ce soit. Dans le second cas, il ne savait de toute façon pas comment s'y prendre.

« Soleya t'apprendra », annonça Kal.

— Quoi ?

« Elle t'apprendra à maîtriser ton esprit, à t'ouvrir ou à te fermer. »

Le géant lui transmit un sourire compatissant, mais Chris frémissait de tout son être. Une fois de plus, son compagnon avait lu dans ses pensées.

Est-ce que Domi m'a "entendu" elle-aussi, lorsque je l'observais au réveil ?

Il valait sans doute mieux qu'il l'ignore. Le jeune homme se força à se concentrer sur le peuple de Triam. Ces gens se dispersaient dans toutes les directions, la communauté prenait vie. Chacun rejoignait son ouvrage : des hommes s'installaient sur des métiers à tisser, d'autres rejoignaient un atelier de tannage ou encore une forge. Un bon nombre se promenaient avec des outils agricoles. Un groupe de femmes, arc en bandoulière et bâton à la main, accompagna un moment Chris et Kal vers de l'extérieur du village.

— Est-ce que nous sommes vraiment... je veux dire... Comment Domi peut-elle avoir plusieurs époux ? questionna-t-il enfin.

Poser cette question à Kal lui sembla plus facile qu'avec la jeune femme, mais son compagnon le dévisagea d'un air surpris.

« Qu'y a t-il d'étrange à cela ? »

— Je... Ça n'a aucun sens. Je veux dire... Chez moi, lorsqu'un couple se marie, il se jure fidélité.

« Chaque femme est fidèle à ses maris », contra Kal comme une évidence.

Chris secoua la tête, incapable de concevoir ce qu'il entendait.

— Et les hommes, ils peuvent avoir plusieurs épouses ?

Cette fois, le colosse eut l'air vraiment choqué.

« Plusieurs épouses ? Une femme, demander l'homme d'une autre ? Les Démons souterrains sont-ils si dégénérés ? »

— Les... Ce ne sont pas des démons...

D'un côté les Sauvages, de l'autre les Démons.

— Une femme "demande" un homme ?

« Lorsqu'elle l'a choisi, la future mariée réclame son élu à la matriarche. »

— Et cet élu, il n'a pas son mot à dire ?

« Il peut refuser, bien sûr. Mais si la matriarche juge l'union de bon augure, il se fera. »

Chris soupira, cela n'avait décidément aucun sens.

— Vous êtes mariés depuis longtemps, Domi et toi ?

« J'avais treize cycles solaires lorsque Domi m'a réclamé, elle neuf. La patience n'a jamais été son fort, ajouta Kal avec un sourire affectueux. Elle est trop téméraire, la matriarche le dit souvent. »

En grimaçant, Chris choisit d'ignorer les autres questions qui lui venaient sur ce sujet. Kal le regardait déjà bien assez étrangement. Tous deux atteignirent rapidement le bordure du village et obliquèrent vers un bâtiment légèrement à l'écart. Cette bâtisse, à peine plus grandes que les autres, se détachait par des dessins d'enfant qui ornaient ses murs des fondations jusqu'au toit. À peine avaient-ils atteint la porte que celle-ci s'ouvrit.

En entendant le mot "prêtresse", l'image d'une vieille femme s'imposait à Chris. Celle qui lui fit face ne semblait pourtant pas plus âgée que lui. Elle portait une longue robe blanche, qui la couvrait intégralement tout en demeurant si fine et cintrée qu'elle révélait plus qu'elle ne cachait. Petite et menue, l'inconnue possédait une natte de cheveux noir de jais si longue qu'elle glissait contre sa poitrine, passait dans une boucle de sa ceinture et retombait sur ses genoux. Ses yeux d'un bleu marine profond s'attachèrent un instant à Chris, puis elle offrit un simple hochement de tête à Kal pour le congédier. Le colosse se détourna aussitôt, abandonnant son compagnon sans un mot.

« Je suis la prêtresse Soleya, annonça une voix mélodieuse dans l'esprit du jeune homme. Mérilla m'a demandé de répondre à tes questions, suis-moi je te prie. »

La prêtresse prit place sur un petit banc en pierre, directement adossée aux murs de sa demeure. Elle lui fit signe de s'installer par terre. La présence d'un bon nombre de pierres plates indiqua au jeune homme qu'il prenait probablement la place d'un élève.

« Tu as assisté aux Remerciements de l'aube, qu'en as-tu pensé ? »

Pas grand-chose, à part qu'elle m'a donné un beau mal de crâne...

— Je n'ai pas vraiment compris.

La jeune femme hocha la tête, comme si elle jugeait sa réponse intéressante.

— Hier, reprit-il, vous m'avez fait boire... quelque chose. J'ai eu des hallucinations. J'ai vu une créature immense...

Il remarqua que la prêtresse avait tiqué sur le mot "créature", elle se reprit cependant presque aussitôt.

« C'est un privilège que Père t'as fait, tous n'ont pas la chance de l'apercevoir. Ce n'est possible qu'à l'occasion du baptême ou des vœux de la foi. »

— Les vœux ?

« La cérémonie par laquelle les prêtresses qui dédient leur vie à Père, expliqua Soleya. Elle nous relie à lui comme le fait le baptême, avec une autre forme d'engagement. »

— Vous dédiez votre vie à ce Père ?

Les prêtresses restent-elles vierges ?

« Nous sommes dévoués à Père, confirma la prêtresse. Par contre, cet engagement ne nous interdit pas les plaisirs de la chair. »

Le sourire aguicheur dont le gratifia Soleya prit Chris complètement au dépourvu.

— Le Père, qu'est-il exactement ? bafouilla-t-il.

Je n'ai pas parlé à voix haute, pas vrai ?

« Il est notre Créateur. Il est la guérison du monde. Il est la vie. Il est le Don », récita la prêtresse avec un sérieux retrouvé.

La guérison du monde ? Le Don ?

Une idée lui vint et Chris convoqua l'Énergie Stellaire. Celle-ci répondit, mais à peine avait-il commencé à la rassembler que le contrôle lui échappa. Sa construction se dissipa sans qu'il ne comprenne ce qui s'était passé.

« Abuser du don est le premier Interdit, gronda la prêtresse. »

— C'est ça ! Votre "Père", c'est la Pierre du Renouveau ! explosa Chris, sous le choc.

« Père est venu à nous. Il nous a sauvés de nos vices et nous as guidés sur la Voie. Les Démons souterrains ne comprennent pas. »

Chris acquiesça lentement. Démétra avait mentionné, un jour, que les particules de la Pierre se comportaient comme des êtres vivants, mais de là à imaginer une vie consciente ? L'image du Titan resterait probablement gravée à jamais dans son esprit. Ce monstre était-il réellement la Pierre, ou s'agissait-il d'un délire provoqué par ce qu'on lui avait fait boire ?

« La nature de Père est trop profonde pour être appréhendée par l'esprit humain, même pour nous qui lui dédions nos vie », reprit la prêtresse.

— Vous vénérez ce qui... l'être qui a ravagé le monde ?

« Tu ne comprends pas encore le cadeau, mais ça viendra. »

Comme pour saluer ces paroles, le soleil se fraya un chemin entre les nuages. Il éclaira la vallée, fit rayonner les pierres tandis qu'un vent doux transmettait aux oreilles de Chris un chant entonné par les agriculteurs à l'ouvrage. Une nouvelle fois, la beauté des lieux le frappa, avec ses multiples couleurs et la vie qui se dégageait de toute chose, un rêve éveillé.

Alors pourquoi ce malaise qui ne me quitte pas ?