Chapitre 31 : Lily (2/2)
Enfin, il pouvait relâcher son effort. Il n'avait plus à donner le change, à tenir en place cette tige inoffensive.
— N'essayez pas de m'imiter, intima Chris.
Il commença par Domi, concentra le pouvoir dans sa paume. La base était protégée contre les particules Stellaires, mais stockait bien davantage de Souffle qu'il n'aurait pu puiser à l'extérieur. Puiser dans les batteries de l'Arche se rapprochait de la consommation d'un repas prémâché : peu ragoûtant, mais tellement facile. La racine de la jeune femme pâli et se flétrit d'un coup. Domi s'en saisit sans hésiter et l'arracha d'un geste brusque, démontrant l'étendue de sa hardiesse. Chris grimaça au souvenir du contrecoup provoqué par un tel geste à l'encontre d'une racine bien vivante.
« Comment as-tu fait ? » s'étonna la jeune femme.
Entendre cette voix dans sa tête, sentir le contact de leurs esprits, procura une profonde sensation de chaleur dans le cœur de Chris. Comment se passer de cette communion avec les autres après l'avoir connu ?
« La concentration est la clef », expliqua le jeune homme.
Satisfait de sa réplique — son amie le regardait avec un air d'incompréhension totale —, il enchaîna avec la libération de Kal.
La métaphore était pour le moins littérale : la clef ouvre une porte, rend la liberté. Il n'avait pas grand mérite, son attaque contre la racine, alors qu'elle était sur le point de le couper du pouvoir, tenait du réflexe désespéré et non du calcul. Le végétal avait absorbé une partie de son attaque, mais vite été dépassée ce qui l'avait tué. Une sorte d'indigestion, selon sa théorie : cette plante pouvait gérer les flux continus d'un environnement naturel ou de tissages ordinaires. L'Énergie concentrée de ceux comme Chris représentait un poison.
Était-ce vraiment le sens du conseil de Démétra — ou de la Pierre — ? Il en doutait, mais se satisfaisait amplement de sa découverte.
Soleya fut la dernière qu'il libéra, avec une réelle appréhension. La prêtresse se contenta cependant de se redresser pour lisser sa robe.
« Comment comptes-tu quitter cet endroit ? » lança-t-elle sans l'ombre d'un remerciement.
« Je pense... Je suis à peu près certain que le dôme, la bulle qui protège la base, réagira comme les racines au contact de mon pouvoir. Je vais ouvrir une brèche. »
« Et tu t'imagines qu'ils vont nous laisser traverser leur camp tranquillement ? En plein jour ? »
« On serait repérés de toute façon, même en pleine nuit, et ils ne m'auraient pas laissé vous approcher si tard. »
L'autre raison, c'était qu'il n'en pouvait plus de maintenir sa racine collée à son cou. Sa tête lui faisait déjà un mal de chien.
— Le dôme produit plus de Souffle que ces gens n'en consomment quotidiennement, mais la quantité que j'ai ponctionné n'a tout de même pas dû passer inaperçu, reprit-il à voix haute. On doit partir, vite !
Lui-même n'aurait rien eut contre le fait de reprendre son souffle, pourtant. Le groupe attendit l'assentiment de Soleya pour bouger, à l'exception notable de Domi qui se plaça directement aux côtés de Chris. En avançant vers la porte, le jeune homme distribua ses consignes.
— Du moment que nous évitons leurs blindés, nous disposons d'assez de Souffle pour le dépenser sans compter. Je veux que cinq d'entre vous se concentrent sur la création et le maintien d'un bouclier dans toutes les directions. Cela bloquera les armes conventionnelles aussi bien que celles à Énergie Stellaire, mais pas leurs arbalètes spéciales. Il faudra donc que les autres se chargent de repousser nos ennemis dès qu'ils les voient. Même s'ils ont l'air désarmés, j'insiste sur ce point ! Ne lésinez pas sur la puissance, si vous vous préoccupez de la santé de votre cible, nous sommes perdus d'avance ! »
« La loi... » tempéra l'un des villageois.
« Une part de Père a été détruite, ils savent comment s'y prendre désormais, contra Chris. Nous devons survivre pour prévenir tous les clans ! »
« Il a raison, approuva Soleya. Nous devons survivre aujourd'hui pour pouvoir protéger l'harmonie demain. »
La prêtresse dévisagea Chris avec gravité.
« Tu as conscience qu'à notre retour dans un village, tu seras banni à vie en raison de ton hérésie ? »
« J'assumerai mes responsabilités en temps voulu » trancha Chris.
Le groupe procéda à une rapide répartition des tâches, profitant de l'expérience de trois chasseuses. La présence de Soleya changeait tout, Chris le savait : sans elle la majorité aurait refusé suivre un plan si agressif, ou se serait débiné à la première occasion. Dans ces conditions, il était relativement confiant.
Chris franchit la porte le premier. Préparé, il lança deux mouvements d'Énergie, de chaque côté, et propulsa les gardes contre le mur derrière eux sans leur laisser le temps de réagir. Les craquements sinistres qui saluèrent les impacts ne laissaient entrevoir que peu de chance qu'ils se relèvent.
« En avant ! »
La troupe suivit les pas du jeune homme, entourée par un voile lumineux qui ne déviait pas la lumière ni ne troublait la vue. Le bouclier était là, tout simplement, et il ne tarda pas à se rendre utile. L'impact, en première ligne, donna naissance à une onde qui se répandit sur la surface Énergétique. Aucun projectile ne traversa.
Une balle ordinaire.
Le tireur n'eut pas l'occasion de faire feu une seconde fois, renversé par le souffle d'une tempête. Un vent pourtant trop gentillet selon le goût de Chris. Les cris d'alerte se répandirent comme un feu de forêt.
Dirigeant son groupe dans le couloir le plus imposant de la base, là où il y avait le plus d'espace libre, le jeune homme estimait que conserver leurs distances avec les bâtiments augmentait leurs chances. Un grondement attira vaguement son attention, puis il perdit pied et s'étala en avant. Un tir d'artillerie venait de creuser un trou d'une trentaine de centimètres de profondeur juste devant lui, à défaut de traverser le bouclier — auquel cas il n'aurait pas été beau à voir. En se relevant, Chris constata la pâleur de celui qui maintenait la protection.
On ne peut pas encaisser beaucoup de chocs de ce genre.
Le dôme était proche, mais trois chars se déployaient entre eux et leur objectif. En ligne droite, ils s'exposaient à un pilonnage en règle.
— On tourne !
Ces soldats sont vraiment réactifs...
Changeant de stratégie, Chris guida sa troupe le long des murs d'un bâtiment qu'il savait résidentiel. Les chars ne pourraient pas leur tirer dessus dans ces conditions. À peine le groupe émergeait-t-il en terrain ouvert qu'il dû cependant faire face à un feu nourri de tirs conventionnels ! Le jeune homme prêta alors main forte à la contre-attaque des siens et sema aussitôt le chaos dans le camp adverse. Malheureusement, les soldats arrivaient en flot ininterrompu.
— La lutte est trop inégale, il faut continuer d'avancer ! On doit filer au plus vite, sinon...
Quelque chose le heurta, avec un gémissement. L'un de ses compagnons, une des chasseuses, venait de s'effondrer. Il se pencha rapidement sur la silhouette frémissante, le temps d'apercevoir une pointe qui émergeait de sa trachée. Le sang coulait à flot.
— Vite ! Vers le dôme !
Laissant là la malheureuse, il fut le premier à partir, sa consigne relayée par Soleya. Il s'interdit de freiner, même alors que de nouveaux cris retentissaient derrière lui. L'un des anciens prisonniers — un véritable athlète —, le dépassa pour mettre presque aussitôt un genou à terre, un carreau dans la cuisse. D'autres traits suivirent et il s'affala face contre terre.
Plus de bouclier devant. Bon sang, il ne reste qu'une cinquantaine de mètres !
Usant de toute sa rage, Chris libéra un puissant courant d'air contre le groupe d'ennemi le plus proche. Incapable de discerner lesquels disposaient des armes qui causaient tant de ravages dans leur rang, il les frappa tous ! Il n'eut pas le temps d'exulter qu'un cri désespéré résonnait dans son esprit : « Kal ! ».
Contre toute raison, le jeune homme interrompit sa course et se retourna. Domi, à genoux, cherchait à soulever le corps recroquevillé de son mari. Kal leva les yeux vers Chris, il lui adressa un regard implorant.
« Emmène-là ! Sauvez-vous ! » bafouilla le colosse.
Un nouveau groupe d'ennemis apparut sur le toit d'un bâtiment voisin, Chris discerna une volée de projectile et réagit d'instinct. Sa rafale d'Énergie Stellaire passa au travers, elle se perdit dans les airs sans le moindre effet sur les carreaux qui fauchèrent le groupe désormais en complète débandade.
Plus de bouclier !
Les yeux sans vie de Kal continuaient de fixer Chris tandis que Domi secouait son corps en vain. Autour d'eux, seule Soleya tenait encore debout. Les troupes de l'Arche procédaient déjà à une manœuvre d'encerclement, la voie serait bientôt fermée.
Je peux encore le faire...
S'il se sauvait, ce serait seul. Pour peu qu'il y parvienne, aucun autre ne parviendrait à le suivre. Il devrait abandonner Domi.
Des ordres se répercutaient non loin, le jeune homme reconnu la voix du général Duverne qui appelait ses hommes à cesser le feu. Il vit également un soldat armer son arbalète vers Domi. Chris matérialisa un bouclier entre le tireur et sa victime.
Non, c'est inutile ! Trop tard !
Le jeune homme manœuvra son écran énergétique, le déplaça. Un hoquet de surprise échappa brièvement à Soleya poussée en avant. La prêtresse jeta un regard plein de colère à Chris, qui se sentit coupé du pouvoir, puis le carreau destiné à Domi l'atteint en pleine poitrine et elle bascula en arrière.
Je les ai tous menés à la mort.
Le jeune homme se laissa tomber à genoux, baissa les yeux. Il ne chercha pas à réinvoquer le Souffle, n'avait plus la force de lutter. Le général s'égosillait, ses hommes relevaient leurs armes, mais pas tous. Un seul réfractaire, un tir bien ajusté et la peur, la colère, la culpabilité et la tristesse s'en iraient. Chris se releva, s'offrit à cette libération bienvenue.
Je suis désolé tout le monde, désolé Domi...
Quelque chose le heurta, il s'affaissa sous le poids d'un corps, celui d'un soldat qui le plaquait au sol. Une pensée le traversa : il allait à nouveau être capturé ! Aussi effrayé que révolté à cette idée, il retrouva la force de repousser le poids mort, se dégagea, prêt à lutter. Le soldat n'insista pas, il demeura face terre, tout juste son visage se tournait-il vers le jeune homme. Lily le fixait avec un regard triste. Plusieurs tâches sombres s'étendaient dans son dos.
Paralysé par la stupeur, cette fois le jeune homme se laissa faire lorsque des soldats le ceinturèrent et l'obligèrent à s'agenouiller. Le général apparut à son tour, il se précipita au chevet de sa fille sans cesser d'aboyer des ordres que Chris ne percevait pas. Tout se déroulait au ralenti, tout tournait. Duverne abandonna sa fille et vint le saisir par les épaules. Il le secoua.
— Tu vas m'écouter, oui ? Elle veut te parler !
Lily ?
Chris s'ébroua, fixa le militaire. Était-ce vraiment des larmes dans ses yeux ?
— J'arrive.
Les soldats qui maintenaient ses bras en arrière le libérèrent. Il rejoignit Lily et s'agenouilla devant elle. Positionnée sur le côté, la poitrine de la jeune femme marquait des soubresauts irréguliers, elle avait le souffle court et du sang sur les lèvres. Ses yeux demeuraient en revanche parfaitement lucides.
— Pourquoi tu as fait ça ? Tu n'avais aucune raison de... Je devais... bredouilla le jeune homme.
— N'est-ce pas évident ? répondit une voix lasse.
La voix était faible, les mots aussi affutés qu'une lame.
— Je suis désolé...
— Non... C'était ma décision.
— On va te soigner, assura Chris. La médecine de l'Arche fait des merveilles, tu l'as toujours dit.
— Idiot. J'ai un poumon perforé. Il n'y a pas le temps de...
Une quinte de toux secoua la jeune femme. Sans réfléchir, Chris lui attrapa la main et elle parvint à sourire.
— Tu sais, j'ai toujours voulu défier mon père, sans oser... Cette fois, je crois que j'ai réussi, souffla Lily.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Chris, je... je t'en prie, pardonne-moi.
Un nouvel accès de toux la secoua, elle cracha un peu de sang.
— S'il te plait, embrasse-moi, souffla encore la jeune femme.
Sa voix était si faible que Chris manqua de ne pas comprendre, mais il se baissa et leurs lèvres se retrouvèrent enfin. Lorsque le jeune homme s'écarta légèrement, Lily ouvrit encore la bouche, mais plus un son ne s'en s'échappa. Il s'approcha alors doucement de son oreille.
— Je ne te pardonnerai jamais, ni à aucun des tiens, chuchota-t-il.
Il ne fut pas certain qu'elle l'ait entendu. La vie venait de quitter Lily. Chris se redressa, regarda autour de lui : Domi avait été arrachée à la dépouille de son mari et sanglotait, retenue sans ménagement par deux brutes. Aucun autre Enfant ne tenait debout. Alors il fit face au général Duverne, l'affronta droit dans les yeux. La mâchoire du militaire était si contactée qu'il fut surprenant de l'entendre parler.
— Tu es fier de toi ?
— Ce n'est pas ce que je voulais pour elle.
— Tu es pourtant le seul responsable de tout ça, contra l'officier en faisant le tour des lieux d'un geste ample.
Autour d'eux, des soldats s'activaient pour venir en aide à leurs compagnons blessés. Les Enfants qui possédaient encore un souffle de vie ne recevaient aucune attention. Dans les yeux vitreux de Soleya, Chris crut lire une accusation silencieuse, mais il l'ignora.
— Vous avez tort. Moi, je n'ai fait qu'accomplir mon devoir, annonça Chris d'une voix ferme. Le responsable c'est vous.
Le général frémit, mais resta sur place.
— Tu vas détruire le reste des Artefact, annonça le militaire sur un ton péremptoire.
— Jamais.
— Ce n'était pas une question.
— Vous ne comprenez pas : c'est terminé. Vous n'obtiendrez plus rien de moi !
— Et elle ? questionna Duverne en désignant Domi. Tu vas la laisser tomber, comme les autres ?
Chris s'obligea à se tourner vers la jeune femme, qui lui rendit son regard avec des yeux rouges, desséchés, mais également déterminés. Il ne put s'empêcher de sourire.
— Elle est plus courageuse que vous et moi réunis. Eliminez-nous donc, nous ne sommes plus vos jouets.
— Nous pouvons te reprogrammer, effacer une nouvelle fois ta mémoire, menaça Duverne.
Un rire nerveux échappa à Chris.
— Vous oubliez une chose, général : vous ne me tenez pas. Vous m'avez à votre merci, vous pouvez me faire abattre, mais vous ne me capturerez plus jamais.
La menace était implicite : s'il donnait l’ordre, Duverne serait le premier à tomber. Peut-être le seul, en vérité : avec tant d'armes pointées sur lui, Chris doutait d'avoir le temps de faire davantage de dégâts.
Le silence de plomb qui s'abattit sur eux dura quelques instants, puis le général regarda sa fille.
— Elle avait toute la vie devant elle, soupira le militaire. Elle aurait dû voir le monde nouveau que je vais bâtir, au lieu de quoi elle est morte par ta faute. Et tu sais ce qu'elle m'a demandé, dans ses derniers instants ? De t'épargner. De te laisser partir.
Chris ne répondit pas, il s'efforça de ne rien laisser transparaître. S'il ne pouvait plus nier la sincérité des sentiments de la jeune femme pour lui, son choix était fait.
— Pars, siffla Duverne entre ses dents. Emmène cette fille avec toi et allez-vous avant que je ne change d'avis !
Les soldats qui ceinturaient Domi mirent un instant à réagir, puis lâchèrent prise lorsque leur supérieur se tourna vers eux. Chris vit sur leurs visage le reflet de sa propre surprise.
Un homme de parole, sa seule vraie qualité disait Lily.
Sans hésiter plus longtemps, il avança, saisit la main de Domi et la tira derrière lui. Elle ne résista pas. Les deux jeunes gens s'éloignèrent du dôme comme deux âmes en peine.
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