Chapitre 1
Le réveil est douloureux. La tête d’Alizée semble sur le point d’exploser, ses yeux veulent sortir de ses orbites. Elle entend des personnes parler autour d’elle ; ce n’est pas très fort, mais c’est bien assez pour relancer sa migraine. Elle a l’impression d’avoir une gueule de bois particulièrement sévère ; mais rapidement elle se souvient de sa dégringolade. C’était une vilaine chute ; les gradins étaient particulièrement hauts. Une fois la migraine calmée, elle entrouvre enfin les yeux. Le mouvement de ses paupières ne semble pas raviver la douleur, alors elle les ouvre plus franchement. L’une des premières choses qu’elle voit, c’est sa jambe dans le plâtre. Elle ne souffre pourtant pas : cela fait des années qu’elle ne ressent plus rien dans les jambes.
Alizée n’a pas besoin de regarder autour pour savoir où elle est -son odorat lui avait fourni la réponse dès qu’elle s’était réveillée. Elle déteste l’odeur de l’hôpital. Elle espérait pouvoir passer le reste de sa vie en les évitant. Elle pensait avoir été plutôt prudente, mais c’était sans compter l’incivilité des corsaires.
Elle tourne la tête vers l’origine de la discussion. Comme elle s’y attendait, le docteur est là. Alizée reconnaît immédiatement la personne avec qui il discute. Merde. Elle ferme les yeux -si elle prétend dormir, peut-être la laissera-t-elle tranquille. Mais Alizée n’est pas assez rapide, ou bien l’instinct maternel d’Albe l’est plus encore. La mère d’Alizée tourne vivement sa tête vers sa fille, interrompant sa conversation avec le médecin, et elle avance à grand pas avant de s’arrêter sèchement à côté du lit. Alizée reste immobile. Peut-être ne l’a-t-elle pas vue, peut-être ne l’a-
« Alizée. Ouvre les yeux. Je t’ai vue. »
Grillée. La jeune femme grimace et cligne des yeux avant de les ouvrir franchement. Sa mère la surplombe ; les bras croisés sur sa poitrine, elle n’a pas l’air ravie. À côté d’elle, le médecin l’avait rejointe, mais ne semblait pas vouloir prendre part à la conversation qui allait suivre. Alizée tente un sourire.
« Oooooh maman, quel plaisir de te voir ici malgré les circonstances… ! »
Alizée s’attend à se faire hurler dessus. Elle sait qu’elle a merdé. Elle s’accroche, elle se prépare. Son regard est baissé, et si elle n’était pas allongée son échine serait courbée, prête à laisser passer la tornade. Rien n’arrive. Elle ose jeter un coup d’œil en direction de sa mère. Elle a les larmes aux yeux. À côté d’elle, le docteur ne semble pas savoir où se mettre.
« Si tu savais à quel point j’étais inquiète. Je t’avais demandé de ne pas sortir ! Je te l’avais explicitement demandé ! »
Sa voix tremblote.
« Maman… je ne peux pas m’arrêter de vivre… je sais que tu t’inquiètes, mais je vais bien !, plaide Alizée, tentant de la rassurer.
- Tu vas bien ?, tonne Albe, bien ?! Tu appelles tomber de plus de trois mètres aller bien ?!
- Une jambe cassée c’est pas grand-chose…, marmonne Alizée.
- Tu aurais pu te rompre le cou ! Et clairement tu ne vois pas à quoi tu ressembles ! Tu as des bleus partout !
- Je vais bien maman…
- Tu sais ce que j’ai ressenti quand j’ai vu que tu avais disparu ? Quand le voisin est venu me chercher, affolé, pour me dire que tu étais à l’hôpital ? Tu sais ce que ça m’a rappelée ?
- Je sais maman…
- Je vais te le dire quand même ! Ça m’a rappelée ce que j’ai vécu il y a trois ans, quand tu es revenue de ton… de ton expédition à moitié morte ! J’ai cru que je ne retrouverais plus jamais ma fille adorée ! Et puis quand le docteur a dit que tu ne marcherais plus jamais !
- Ça concerne que moi !, proteste Alizée.
- Ça ne concerne que toi ? Que toi ? Et moi alors, quand j’ai dû m’occuper de toi ? Quand j’ai dû te réapprendre à vivre en abandonnant mon commerce ? Quand je passais mes nuits avec toi, parce que tu faisais des cauchemars, et que je ne dormais pas de la nuit parce que j’avais peur que tu disparaisses ? Et quand j’ai dû gérer tes crises de colère, d’angoisse, de panique ? Et quand, par trois fois, tu as tenté de mettre fin à tes jours ? J’ai toujours été là pour toi Alizée, toujours ! J’ai perdu le sommeil, ma santé, mon travail ! J’étais terrifiée de te perdre, et je le suis toujours ! »
Les larmes montent aux yeux d’Alizée. Sa gorge se serre.
« Pardon maman… », murmure-t-elle.
Albe essuie ses larmes avec sa manche, renifle bruyamment et caresse la joue de sa fille.
« Je t’aime tellement Alizée… Ça fait si peu de temps que tu es heureuse à nouveau… si quelque chose devait t’arriver ça me tuerait… Je ne veux pas te priver de ta vie, tu es une adulte, mais j’ai tellement peur que tu disparaisses de la mienne… »
Les deux femmes s’enlacent.
« Je suis désolée de t’avoir effrayée maman… et je suis désolée que ce soit arrivé… je loupe tellement de choses maintenant… je veux juste que les choses retournent autant à la normale que possible… »
Albe reste silencieuse. Après quelques secondes, la mère et la fille se séparent. Alors qu’Alizée se tourne vers le médecin, tant pour lui présenter des excuses pour la scène à laquelle il vient d’assister que pour lui demander l’étendu des dégâts occasionnés par la chute, elle remarque une présence derrière lui. Un instant elle se demande s’il s’agit d’une infirmière, avant de réaliser que son visage lui était familier, et que ses vêtements n’étaient définitivement pas ceux d’une soignante. Leurs yeux se croisent, et finalement Alizée la reconnaît.
« Salut ! », lâche-t-elle.
Merde. C’était con ça. Alizée n’avait pas trouvé d’autre chose à dire. Son cerveau était tout excité. Elle rougit. Sa mère et le médecin se tournent vers la championne.
« Hum… salut ? », répond la pirate aux yeux émeraudes, visiblement un peu gênée de l’attention.
Alizée se demande depuis combien de temps la femme est là, et elle réalise qu’elle a peut-être assisté à toute la scène. Son rougissement s’intensifie. Ne sois pas embarrassée. Pourquoi tu es embarrassée ? Tu ne la connais même pas. Tiens oui, pourquoi est-elle gênée ? Elle ne la connaît même pas après tout.
« Qui es-tu ? », demande Albe. Il n’y a pas d’animosité dans sa voix, elle semble juste un peu surprise de voir quelqu’un au chevet de sa fille.
De son côté, le médecin ne sait pas où se mettre. Il n’a pas l’impression qu’on ait besoin de lui dans l’immédiat, mais il semblerait impoli de partir.
« Je suis Oz. Je euh… j’étais là quand votre fille est tombée. Je me sentais responsable alors… je suis venue lui rendre visite. »
Le regard d’Albe se fait glacial. Oz se tortille. Même une championne n’était pas à l’aise sous le regard de sa mère, souligne Alizée. Albe était une femme vraiment intimidante.
« Pourquoi te sentais-tu responsable exactement ?
- Et bien… j’étais dans l’arène, quand votre fille euh… Alizée c’est ça ?… est tombée. Je suis restée avec elle jusqu’à ce que le personnel hospitalier arrive. Je venais juste voir comment elle allait. Et euh… j’ai apporté ça. »
La championne des corsaires sort un bouquet de derrière son dos. Le bouquet est gros -bien trop gros, songe Alizée. Elle rougit.
« Tiens. », dit Oz un peu vivement en avançant vers elle et en lui tendant le bouquet.
Alizée s’en saisit timidement ; il n’a aucune odeur, mais une petite carte indique « bon rétablissement ! ». Oz recule rapidement, comme pour rester à distance d’Albe.
« Oh euh merci… il ne fallait pas, balbutie Alizée.
- C’est très gentil à toi !, dit Albe, donc l’attitude glaciale a totalement disparu. Je te remercie d’avoir pris soin d’Ali. »
Oz semble sur le point de répondre quand le médecin, qui décide enfin de s’affirmer, se racle la gorge.
« Excusez-moi mesdames, mais ma patiente étant réveillée, je voudrais l’examiner et m’entretenir avec elle.
- Oh bien sûr, excusez-moi je m’en vais, s’exclame Oz avant de se tourner vers Alizée. Bon rétablissement ! »
Oz commence à s’éloigner. S’en réfléchir, Alizée s’exclame :
« Attends ! »
La championne s’arrête et se retourne.
« Oui ?
- Avec maman on a une taverne dans la ville… Elle s’appelle La Sirène Roulante… si tu as envie de euh… passer… »
Le visage d’Alizée s’embrase à nouveau, mais Oz ne semble ne semble pas en prendre ombrage. Un large sourire éclaire son visage.
« Si c’est la maison qui paye, alors je viendrai !, assure-t-elle en riant. À bientôt ! »
Albe lève les yeux au ciel, mais Alizée remarque qu’elle sourit. Elle ne doit pas être trop en colère.
« Bon, je vous la laisse Howell. À plus tard Ali. »
Le docteur lui fait un signe de tête, grommelle un au revoir et, une fois qu’elle a disparu, il soupire.
« Je peux enfin faire mon travail ! », ronchonne-t-il.
Il se tourne ensuite vers sa patiente et son sourire malicieux indique qu’il n’était pas vraiment fâché.
« Ça fait beaucoup d’émotions tout ça !
- Maman est effrayante quand elle est en colère, répond Alizée avec un petit sourire.
- Plus inquiète qu’en colère », la corrige-t-il.
Alizée ne répond pas. C’est vrai. Pendant son rétablissement, elle n’avait pensé qu’à elle-même, qu’à sa souffrance. Elle n’avait pas songé à la souffrance de sa mère, qui avait constamment été là pour elle. Les remords s’installent. Le docteur, un sourire paisible sur le visage, interrompt le cours de ses pensées.
« Comment tu sens-tu ?, demande-t-il.
- J’ai mal un peu partout mais ça va.
- Logique, tu as beaucoup de bleus. Ta jambe est cassée, comme tu as pu le voir. Il va falloir que l’on fasse des examens pour vérifier l’état de ta colonne vertébrale. Elle était déjà fragilisée et on ne veut pas de mauvaises surprises, n’est-ce pas ? »
Alizée déglutit et hoche la tête. Elle n’avait pas songé que la chute pouvait faire du mal à sa colonne. Pour être très honnête, elle ne pensait pas que médicalement parlant elle pourrait tomber plus bas. Mais elle avait oublié que si, bien sûr qu’il était possible de tomber plus bas encore. Pourtant, elle ne regrettait pas de s’être rendue au championnat. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi euphorique.
On l’examine durant tout le reste de l’après-midi, et on la déclare autorisée à rentrer chez elle en soirée. Quand Albe vient la chercher, elle lui demande si elle veut qu’elle pousse son fauteuil roulant, mais Alizée refuse : elle est la reine du fauteuil ! C’est une pilote de talent. Quand elle rentre dans la taverne, elle est accueillie par des exclamations heureuses -et légèrement alcoolisées. Les habitués la saluent, lui disent qu’ils étaient inquiets, l’informent qu’elle a vraiment une sale gueule mais que ça fait du bien de la voir en bonne santé. On lui murmure -loin des oreilles de sa mère, dont les colères sont connues à des lieux à la ronde- qu’on aurait fait la même chose qu’elle, que le championnat n’est pas un événement à louper. Elle va saluer les employés, qui eux sont plus réservés ; ils la grondent un peu, lui disent que sa mère était vraiment dans un état catastrophique, qu’elle ne devrait pas recommencer ce genre de combine.
Alizée veut aider la taverne, se remettre au travail, mais sa mère lui dit que ce soir, c’est repos. Alors elle rejoint des habitués -ses préférés. Ils discutent de leurs voyages en mer, de leurs découvertes récentes, mais la conversation tourne rapidement vers le championnat. L’un d’eux, Harold, surnommé Harry, un géant plus large qu’un chêne, y avait participé, mais avait été éliminé à l’épreuve de canonnage.
« C’est bien compliqué de manipuler un canon tout seul ! Je suis plus doué avec un sabre dans la main, pour sûr !
- Dommage que tu n’aies pas pu arriver à cette épreuve ! », ricane Matteus.
La conversation dérive rapidement vers la nouvelle championne.
« Une vraie capitaine ! Vraie de vraie !
- Vous l’avez vue à l’épreuve de navigation ? Non seulement elle a trouvé la voie à emprunter en un temps record, mais elle a parfaitement dirigé les matelots ! Pas une once d’hésitation, ils ont évité tous les obstacles sans peine !
- Et le tour des combats ? C’est une duelliste accomplie, ça oui ! »
Alizée se rappelle ses duels. Oz avait pris quelques coups bien placés, mais ses combats étaient réellement magnifiques à observer. Ses pensées se tournent vers la chute, ses yeux émeraude, la visite à l’hôpital, les fleurs. En rentrant, Alizée s’était dépêchée d’aller mettre les fleurs dans sa chambre, pour éviter les questions trop inquisitrices.
« Mais le combat était pas l’événement le plus spectaculaire du championnat, pas vrai Ali ?, s’esclaffe Matteus.
- Hein, quoi ?, demande-t-elle, tirée de ses pensées.
- Ta chute Ali, ta chute !
- Ah oui… les gens sont devenus fous, j’ai été poussée par-dessus la barrière.
- Y en a qui sont complètement cons, grogne Harry, si je mettais la main sur eux-
- Salut ! »
La tablée se tourne vers l’intrus, se demandant qui donc était assez brave pour interrompre le géant qu’était Harold alors qu’il parle. Tous se figent en réalisant qu’il s’agit d’Oz, la toute nouvelle championne des corsaires. La voilà devant eux, souriante, fixant Alizée. La rumeur se répand bientôt dans toute la taverne, et tous les regards sont rapidement tournés vers elle. Toute cette attention semble la gêner, et son sourire se tord en ce qui semble être une grimace. Alizée la prend en pitié : ça ne doit pas être une situation facile d’être le centre d’attention d’une taverne entière.
« Hé, salut ! Tu es venue finalement ! Assis-toi, je t’en prie ! », lui dit-elle.
Elle se rapproche de Matteus pour lui faire de la place et tire une chaise vide d’une table proche. Oz s’y assoit. La table entière est silencieuse, la fixant sans vergogne.
« Bien sûr, je n’allais pas louper de l’alcool gratuit !, répond-elle avec enthousiasme.
- Pardon ? De l’alcool gratuit ? Ça fait dix ans que je viens ici, et j’ai toujours dû payer pour ma pinte !, rugit Harry, indigné, faisant rire les clients alentour.
- Parce que je ne t’ai jamais invité Harold, ricane Alizée.
- Et qu’est-ce qu’elle a que je n’ai pas ?, demande-t-il misérablement.
- Ma sympathie, pour commencer.
- Oh, tu cherches à me faire du mal ma petite.
- Et un titre de champion des corsaires ! », s’exclame un client un peu plus loin.
La taverne entière éclate de rire à cette remarque, et cela semble être assez pour briser le silence environnant et ramener les discussions et l’ambiance détendue. L’attention s’éloigne d’Oz, et Alizée demande à une serveuse qu’on amène une pinte à la nouvelle championne des corsaires.
« Ce sera retenu sur ton salaire !, la taquine la serveuse, appelée Maria.
- Lequel ? », réplique Alizée.
Oz et elle s’emparent de leur pinte et trinquent.
« Comment ça va ?, demande Ali.
- Ça va ! La journée ne s’est pas déroulée exactement comme prévu, mais c’est ce qui ajoute du piment dans le quotidien. Et toi alors ? »
Elle désigne sa jambe emplâtrée, avec une grimace sur le visage.
« Ça va aussi ! Ça ne fait pas mal, ne t’en fais pas, la rassure-t-elle. Et toi alors ? Tu as été blessée pendant les duels non ?
- Oh, à peine ! »
Oz écarte légèrement son haut pour dévoiler un pansement. Elle ajoute, un sourire malicieux aux lèvres :
« Et apparemment les cicatrices ça plaît aux filles.
- Oh, je suis certaine que tu n’as pas besoin de cicatrices pour leur plaire », répond Alizée.
Le regard des deux jeunes femmes se croisent, et elles éclatent de rire. Elles discutent, et Oz apprend à Alizée qu’elle a toujours vécu sur la mer. Ses deux parents étaient des marins, et l’équipage était sa famille ; ils lui ont appris tout ce qu’elle savait. Sa mère était la navigatrice, son père maître-canonnier.
« On accostait que très rarement, et même quand on accostait je n’avais que rarement le droit de descendre. J’ai passé la quasi-totalité de ma vie sur un bateau. C’est la première fois de ma vie que je passe autant de temps à terre.
- Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi soudainement tu descends autant de ton bateau ? Et pour participer à une compétition en plus ? »
Le sourire d’Oz se fait plus sombre, et elle se triture les mains.
« Et bah… mes parents sont morts…
- Oh, je suis désolée, dit Alizée, confuse. Si tu ne veux pas en parler ce n’est pas grave.
- Non, non, ça ne me dérange pas ! C’était il y a longtemps déjà. Enfin bref, un jour je me suis rappelée cette histoire que mon père me racontait, de cette île pour tous les marins, ce lieu neutre où même les pirates ne pouvaient pas être arrêtés. Il m’avait raconté comment il était devenu champion des corsaires une année, et tout l’argent qu’il avait gagné.
- Ton père était un ancien champion ?, s’exclame Alizée. C’est fou ! Comment il s’appelait ?
- Esteban De La Rivieira. Enfin bref, j’arrive sur l’île, je me renseigne sur les championnats…
- Et tu t’inscris et gagnes toutes les épreuves ? »
Oz rit légèrement.
« Pas exactement. On me dit que les championnats viennent de se terminer, qu’il faut que je revienne l’année prochaine.
- Oh non, c’est pas possible ! La poisse !
- Je te jure. Enfin bref, je me renseigne sur les différentes épreuves et je repars en mer. Je profite de l’année qui passe pour m’entraîner intensivement dans les domaines où j’ai des lacunes… Et puis voilà.
- Je pensais que tu aurais un sombre secret que tu ne révèlerais jamais ! Que tu avais vendu ton âme au diable, ou quelque chose comme ça ! »
Oz éclate de rire aux dires d’Alizée.
« Et non, rien de tout ça, mon âme est toujours intacte ! C’est juste que je n’ai connu que ça toute ma vie, et que j’ai eu d’excellents professeurs.
- Ou alors c’est que la victoire est dans tes gênes ! Tu tiens de ton père !
- Peut-être bien !, rigole Oz.
- Hé, je viens de penser à quelque chose ! Viens avec moi ! »
Oz semble un peu perdue, alors qu’Alizée fait reculer son fauteuil pour rouler vers la sortie. Elle se demande si Alizée n’a pas un peu trop bu, si c’est raisonnable qu’elle sorte alors qu’elle vient à peine de sortir de l’hôpital. La jeune femme ne semble pas avoir conscience des questionnements de la championne puisque, constatant qu’elle ne la suit pas, s’arrête et se retourne.
« Tu viens ou pas ? »
Son ton est si assuré qu’Oz décide de la suivre. Elle sait parfaitement ce qu’elle fait, à entraîner une quasi-inconnue au milieu de la nuit dans une ville que ladite inconnue ne connait presque pas. Alors Oz sourit, hausse les épaules et la suit. Elle doute sincèrement qu’Ali en profite pour l’agresser. Ali, elle, est enthousiaste et n’a même pas conscience des quelques doutes de la championne. Les deux compères sortent de la taverne et avancent dans la nuit. Elles suivent la route principale. Dans la ville, la nuit est interrompue à intervalles par des lampadaires.
« Ta mère ne va pas s’inquiéter ?, demande Oz, un peu surprise que la mère protectrice d’Alizée ne fasse aucune remarque sur leur escapade nocturne.
- Elle sait que je connais la ville comme ma poche. Et puis, je ne sais pas comment elle fait, mais elle a des informateurs partout. S’il m’arrive quelque chose elle sera presque immédiatement au courant.
- Ta mère dirige un réseau d’espions en fait… »
Alizée éclate de rire.
« Ça expliquerait tant de choses ! Et la taverne ne serait donc qu’une couverture pour sa véritable activité !
- Tout fait sens désormais ! »
Elles rient et continuent d’avancer. La nuit n’est pas silencieuse ; la nuit est rarement silencieuse sur cette île de marins. Mais aujourd’hui, les marins sont particulièrement bruyants ; ils célèbrent le championnat -et certains boivent pour oublier leur honteuse défaite. À quelques mètres d’elles, une femme vomit dans une allée, soutenue par deux amis. L’un d’eux gronde, lui dit que c’est bien la dernière fois qu’il fait ça, et le deuxième lui signale que c’est ce qu’il dit à chaque fois qu’ils sortent. Les jeunes femmes gloussent discrètement.
« Je ne suis pas habituée à autant de bruit la nuit, confesse Oz. La mer c’est plutôt silencieux la nuit.
- Je m’en doute ! C’est vrai que ça doit te faire bizarre dans ce cas si tu n’as jamais vécu dans une ville ou même un village. Moi c’est l’inverse, je ne me souviens pas avoir passé une nuit ici dans le silence ! Je crois que ça m’angoisse si j’entends pas du bruit autour de moi quand je m’endors.
- On est un peu opposées alors ! J’ai jamais vécu dans une ville, et toi tu n’as vécu qu’ici !
- Hé ! Je te ferais savoir que c’est faux ! C’était mon rêve d’être une exploratrice quand j’étais jeune ! Je suis devenue mousse sur un bateau de marchand quand j’avais seize ans. Par rapport à d’autres c’est un peu tard, mais ma mère voulait à tout prix que j’étudie, et elle ne voulait pas que je parte trop jeune. Enfin bref, je suis partie explorer le monde, et j’ai passé quatre ans à alterner entre bateaux et exploration de terres. En dehors de mes difficultés à trouver le sommeil et d’un occasionnel mal de mer, c’était les plus belles années de ma vie.
- Pourquoi tu es revenue alors ?
- Il y a eu un incident un jour… On a attaqué notre bateau et j’ai été blessée. C’était pas beau à voir. Le capitaine a réussi à nous ramener ici. J’ai survécu, mais mon rétablissement a été plutôt long. Et maintenant je suis coincée ici.
- Je suis désolée. Ça a dû être difficile. »
Ali ne veut pas lever les yeux vers Oz ; elle se doute que celle-ci la regarde avec pitié. Elle a l’habitude, même si elle déteste autant ça. Sa gorge se serre un peu. Elle déteste ça. Elle voudrait pouvoir affirmer que c’est derrière elle tout ça, que c’est la vie, mais à chaque fois qu’elle raconte ça il y a toujours cette satanée boule à la gorge qui revient.
« Ouais, dit-elle simplement.
- Tu n’as pas envie de reprendre la mer un jour ?
- Ah, c’est pas l’envie qui me manque mais- hé, on est arrivées ! »
En effet, elles étaient arrivées. Oz constate qu’elles sont derrière un lieu qu’elle avait déjà fréquenté aujourd’hui : l’arène. Devant elles se dresse un haut panneau. Oz n’arrive pas à voir clairement ce qui se trouve dessus -cette zone est moins bien éclairée que la rue principale. Ali sort une lampe torche de son fauteuil roulant et éclaire le visage d’Oz avec. Elle cligne des yeux, un peu aveuglée par cet apport soudain d’éclairage.
« Lumière surprise !, s’exclame Ali malicieusement.
- Tu sors ça d’où ?, demande Oz, qui ne l’avait pas vue partir avec une lampe torche de la taverne.
- Ce fauteuil a ce que j’appelle des « poches de survie ». J’ai de tout dedans.
- De tout ?
- De tout. Mais attends, je t’ai pas emmenée ici pour qu’on parle de mon fauteuil. Regarde ! »
Elle tourne la lampe torche vers le mur, révélant ce qu’elle cherchait à lui montrer. Des portraits d’hommes et de femmes, certains particulièrement détaillés, d’autres à peine une esquisse. Certains sont encadrés et en couleur, d’autres sont une simple feuille déchirée d’un carnet, s’accrochant avec peine au panneau. Sous chaque portrait, une année et un nom. 182 : Sebastian Vera Cruz. 208 : Leigh Colman. 169. Lily Min. 210 : Leigh Colman à nouveau.
« Hé ! C’est moi !, s’exclame Oz en désignant un portrait.
Ali tourne la lampe vers le portrait désigné et pousse une exclamation ravie. Effectivement, un dessin la représentant était accroché sur le panneau. En-dessous de son visage était inscrit « 214 : Oz. »
« Ils ont été rapides cette année, remarque Alizée.
- Comment ça rapide ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce que c’est ? »
Alizée lève la lampe torche vers le haut de panneau. Là, gravé dans le bois, était inscrit le mot « CHAMPIONS ». Oz baisse son regard vers Alizée.
« Ce sont les différents vainqueurs du championnat ?
- Exact ! Il n’y a pas de portraits officiels ou quoique ce soit, parce que certains de nos champions étaient recherchés par les autorités, mais les gens voulaient garder une trace des différents vainqueurs. Alors, une fois le résultat annoncé, les artistes, qui ont fixé les participants tout au long de l’épreuve, se précipitent chez eux pour dessiner ou peindre le plus correctement possible le nouveau champion. Mais généralement ça prend un plus de temps que ça, les artistes sont pointilleux. Celui-là devait être particulièrement inspiré.
- Drôle de tradition, commente Oz, peu convaincue, en arrachant le portrait d’elle (une simple feuille de papier) et le fourrant dans sa poche.
- Une fois le championnat des corsaires fini, celui des artistes commence !, rigole Ali, sans commenter le geste de la jeune femme. Enfin bref, j’ai pensé que si ton père a été champion, son portrait pourrait être là-dessus, tu en penses quoi ?
- C’est… pas con du tout, répond Oz, qui commence à regarder les portraits accrochés. C’est le bordel par contre ! Vous avez jamais pensé à organiser ce panneau ? Genre dans l’ordre chronologique ?
- Ça retirerait tout l’aspect officieux, sourit Alizée. Tu sais en quelle année ton père a gagné le championnat ?
- Euh… je ne suis pas certaine. Entre 180 et 190 ? Avant ma naissance en tout cas. »
Les jeunes femmes cherchent le portrait du fameux Esteban de la Rivieira. Elles se moquent de certains portraits, en admirent d’autres.
« Là ! C’est lui ! », s’exclame soudainement Oz.
Elle s’empare d’une feuille de papier avec un cri triomphant, avant de le montrer à Alizée. Il ne s’agit pas du portrait le plus détaillé de tous, mais assez reconnaissable pour qui le connaissait.
« 187 : Nero Bianco. Quel nom intéressant, commente Alizée.
- Pas du tout un pseudonyme, raille Oz.
- Je vois la ressemblance en tout cas.
- Tu vois la ressemblance à partir d’un simple dessin ?
- Bien sûr ! Vous avez le même… truc… et la même… barbe. »
Elles éclatent d’un rire complice.
« Merci beaucoup de m’avoir montré ça en tout cas, ça fait bizarre de voir une version jeune de mon père.
- C’est un plaisir ! », lui répond Alizée.
Oz baille bruyamment.
« Oh, je crois que l’une d’entre nous devrait aller dormir, remarque Ali.
- Oui, il commence à être tard et j’ai eu une journée plutôt longue.
- Oui, je pense que je vais faire pareil. Tu as loué une chambre quelque part ?
- Non, je dors sur mon bateau. Je ne dors pas sur la terre ferme.
- Oh… Logique pour quelqu’un qui a vécu toute sa vie en mer. La taverne est sur le chemin du port, allons-y. »
Les jeunes femmes passent le chemin du retour à discuter joyeusement, bien que leur conversation soit marquée par la fatigue. Elles semblent se connaître depuis longtemps, tant le dialogue et le rire sont aisés entre elles. Finalement, quand elles arrivent à hauteur de la Sirène Roulante, elles semblent presque déçues que leur conversation doive prendre fin maintenant. Elles échangent un long regard :
« Bon et bah… ce fut un plaisir de faire ta connaissance, dit Ali.
- De même ! Je ne dirais pas que je suis ravie que tu te sois cassée la jambe pour que ça arrive, mais pas loin. C’était l’une de mes meilleures soirées sur terre ferme.
- En même temps, tu n’en as pas passé beaucoup, de soirées sur terre ferme, fait remarquer Alizée.
- C’est vrai, mais ça m’a donné envie de le faire plus souvent.
- Tu es la bienvenue sur l’île et la taverne. Ne t’attends pas à recevoir une pinte gratuite à chaque fois par contre.
- Heureusement que je ne viendrai pas pour la pinte alors. »
Oz se penche vers le visage d’Ali. Le cerveau de cette dernière n’arrive pas à comprendre ce qui se déroule exactement. Que fait Oz là, exactement ? Pourquoi rapproche-t-elle son visage du sien, pourquoi- oh. Un baiser sur la joue. Un baiser d’au revoir. Les joues d’Alizée prennent une délicate couleur rosée, et elle se traite intérieurement d’imbécile d’avoir pu penser une seule seconde que- oh non, elle ne veut même pas le formuler.
« À bientôt, dit Oz avec un sourire, replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. J’essayerai de repasser dans pas trop longtemps.
- Je – oui – euh- à bientôt. », marmonne Ali, encore légèrement confuse mais un sourire aux lèvres.
Oz s’éloigne d’un pas rapide en direction du port. Alizée enfouit son visage cette fois devenu franchement rouge dans ses mains. Etait-elle devenue l’amie de la toute nouvelle championne des corsaires ? Elle se dépêche de rentrer dans la Sirène Roulante, qui est toujours animée, bien que moins largement que lorsqu’elle était partie. Beaucoup de marins sont partis dormir ; ça a été une longue journée pour eux aussi. Les plus résistants continuent de célébrer, et accueillent Alizée tant avec enthousiasme que de déception de la voir seule.
« Elle est où la championne ?, demande une cliente qu’Alizée reconnait vaguement, mais dont elle n’a pas mémorisé le nom.
- Partie dormir, répond Alizée. Je ne suis pas assez bien par moi-même, c’est ça ?
- Pas tant que tu n’as pas gagné le championnat non !
- Très bien, très bien !, dit la jeune femme dramatiquement, si on ne veut pas de moi ici, je m’en vais me coucher ! »
Sa réponse est accueillie par des cris déçus, et des encouragements à rester un peu plus longtemps. Alizée les refuse et rejoint sa chambre, située à côté des cuisines, fermées à cette heure-là. Alors qu’elle va se laver le visage, elle s’arrête devant son miroir. Elle n’avait pas eu le temps de le faire aujourd’hui. Son visage est légèrement gonflé, toute une moitié de son visage est égratigné. Ce n’est pas beau à voir. D’ailleurs, c’est franchement laid, et plutôt répugnant. Elle sentait que son visage la tirait, mais elle ne se doutait pas que c’était dans un tel état. Elle rougit : vient-elle vraiment de passer sa soirée entière en compagnie d’Oz avec ce visage-là ? Elle se demande pourquoi elle est aussi gênée qu’Oz la voie dans cet état-là, et rougie d’autant plus. Elle abandonne l’idée de se laver le visage pour ce soir, celui-ci étant encore trop sensible, se lave les dents. Sa jupe se retire facilement, malgré le plâtre. Elle réussit à monter sur son lit sans trop de difficultés et glisse des coussins sous sa jambe plâtrée -ce n’est pas la première fois qu’elle a un membre cassé, elle connait la marche à suivre pour dormir confortablement.
Pourtant, si son corps est relativement confortable dans le lit, l’esprit d’Alizée est loin d’être reposé. Il se répète en boucle les événements de la journée -et particulièrement ceux de la soirée. Il ressasse tout ce qu’Alizée a dit et imagine tout ce qu’elle aurait pu dire. Son cerveau repasse en boucle les moments les plus intéressants, fait des zooms sur le visage d’Oz, et surtout sur ses yeux. Alizée enfonce un oreiller sur son visage rougissant de gêne et étouffe un hurlement. Elle n’arrive pas à dormir. Ce n’est que quand la taverne se fait calme et que les premières lueurs du soleil commencent à apparaître que son esprit épuisé consent à abandonner la lutte. Finalement, elle s’endort.
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