Chapitre 1 : Province de Karghezo. (1/4)

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Le plateau de l’Yrian, cœur historique du royaume homonyme, était coupé en deux par le fleuve Unster.

L’ouest, largement irrigué par les rivières descendant des montagnes, était fortement boisé. Les humains avaient défriché pour y construire de grandes exploitations agricoles qui étaient à l’origine de la richesse du pays. La capitale de la province, Elmin, avait pu devenir un important centre économique et intellectuel, même s’il était loin de rivaliser avec la grandiose Sernos.

L’est, en revanche, était plus austère. Là, aucune rivière, seules les pluies de feu l’arrosaient. La végétation était claisemée. Beaucoup d’endroits, ceux où l’eau empoisonnée s’accumulait, étaient totalement désertiques, et pour certains même leur simple traversée s’avérait mortelle. La principale activité était la mine. On y extrayait du cuivre en petite quantité, et de la bauxite, minéral qui ne servait à rien que pourtant les Helariaseny achetaient à foison. Karghezo, seule ville et chef-lieu de la province, aurait périclité si elle avait dû vivre de ce que produisait son arrière-pays.

Toutefois, abritées des vents d’est, les pentes du plateau étaient creusées de nombreuses vallées fertiles. Si l’amont était stérile comme le sommet, en aval, des résurgences purifiées par les centaines de perches d’épaisseurs de roche permettaient à la vie de se maintenir. Elle n’était pas luxuriante, elle avait même un air maladif. Après tout, elle recevait les pluies de feu. Mais elle se révélait suffisante pour autoriser des communautés humaines à vivre de façon autonome.

C’est dans l’une de ces vallées, sur la pente nord, que cheminait une charrette. Vide de chargement, elle comportait trois passagers. Le conducteur était un homme, un jeune adulte de taille moyenne, musclé comme l’étaient ceux qui travaillaient dans les champs, les cheveux brun coupés court. Il était accompagné d’une femme ayant encore un pied dans l’adolescence. Elle était si emmitouflée dans une large houppelande qu’on ne pouvait distinguer d’elle que sa taille, minuscule telle une enfant. Si elle s’était si étroitement emmaillotée dans toutes ces couches de vêtements, c’était parce qu’elle protégeait dans ses bras un nouveau-né de quelques mois à peine.

Dresil, puisque tel était le nom de ce jeune fermier, guidait sa charrette le long de la rivière qui courait au fond du vallon. Plus il se rapprochait de sa destination, plus il était pressé, tant il avait hâte de faire découvrir son exploitation à la femme de sa vie. C’est au détour d’un chemin que Deirane la vit pour la première fois. C’est donc là qu’elle allait vivre maintenant, qu’elle allait élever son fils Hester, en compagnie de l’homme qu’elle aimait. Elle parcourut les lieux du regard, émerveillée par tout ce qu’elle voyait.

Le corps d’habitation était un petit bâtiment de bois constitué de plusieurs blocs accolés. Cette structure permettait d’agrandir facilement la maison en cas de besoin. Et le fait est qu’un ajout récent venait d’être effectué, si l’on en jugeait à la couleur des murs encore claire.

Tout autour, on ne voyait que des arbres. L’exploitation produisait des fruits secs de divers types : noix, noisettes et noix de beurrier principalement. Ce dernier arbre en particulier était bien représenté : les plans, à hauteur d’homme, étaient alignés derrière la maison comme les militaires à la parade. Ces arbustes, réputés pour s’accommoder des pluies de feu, étaient resplendissants. Les autres avaient l’air malingre que prenait tout ce qui poussait dans la région, mais ils produisaient quand même leurs fruits.

Sur le côté, une basse-cour de jurave – ces animaux qui tenaient lieu de volailles depuis la disparition des poules, dindes et autres gallinacées – devait fournir les œufs et la viande nécessaires aux besoins du fermier, et peut-être occasionnellement ajoutait un appoint financier toujours bienvenu. Une grange complétait l’ensemble.

Un pont de bois qui traversait la petite rivière coulant devant la maison permettait d’accéder à la propriété. Deirane trouva l’endroit charmant. Pas trop grand comme les champs de céréales de son père, et bien ombragé, ce qui avec le climat actuel, très chaud, se révélerait appréciable. Par contre, la petite taille du purificateur d’eau la surprit. Son père en possédait deux et avait lancé la construction de deux autres. Ici, il n’y en avait qu’un, dont la capacité n’était que la moitié de ce à quoi elle était habituée. Mais Dresil vivait seul jusqu’à aujourd’hui, il avait des besoins moindres. Et la rivière était propre, sa source était toute proche, elle n’avait pas eu le temps de se charger des poussières de feu. Ce n’était qu’après les pluies qu’il fallait purifier l’eau, le temps que le courant la nettoie.

Deirane suivit Dresil jusqu’à la grange. Les noix ne nécessitant pas un espace de stockage important contrairement à la paille des champs de céréales, une partie avait été transformée en écurie. Elle n’était pas grande, juste quatre stalles, à peine de quoi abriter la monture de Dresil et celles des amis en visite. Mais à la grande surprise de la jeune femme, tous les emplacements étaient occupés. Elle ne pensait pas que son fiancé pût posséder tant de chevaux.

— Je crois que nous avons de la visite, dit le jeune fermier d’un ton joyeux.

— Des amis à toi ?

Il hocha la tête.

— Je suppose qu’ils n’ont pas pu résister à l’envie de découvrir l’élue de mon cœur.

Deirane sourit à cette évocation. Elle n’avait toujours vu Dresil que seul, soit au marché à vendre sa production, soit à l’ambassade d’Helaria pour la voir. Elle n’avait jamais pensé qu’il pût avoir des amis. Et pourtant, c’était logique. C’était un homme jeune et dynamique, dans la force de l’âge. Il devait certainement avoir envie de s’amuser à l’occasion. Et il avait certainement une famille aussi, une mère, un père, des frères et sœurs. Elle savait qu’il avait eu une jeune sœur, morte de la maladie du feu il y avait quelques années, mais elle n’était peut-être pas la seule représentante de sa fratrie. D’une certaine manière, elle pensait vivre dans une bulle où ils resteraient seuls, ne sortant que quand ils n’auraient pas le choix. Mais une telle façon de vivre était irréaliste.

Dresil soulagea Deirane de son fils Hester le temps qu’elle descendît du véhicule. Puis il lui rendit le nourrisson pour pouvoir desseller le cheval qu’il laissa libre d’aller et venir. Inutile de l’enfermer ou de l’attacher. Après trois jours de chevauchée, il n’avait certainement pas envie de se balader davantage. Il prit la main de Deirane et l’entraîna vers la maison.

Ils étaient quatre. Les trois hommes étaient installés sur les bancs à s’enfiler des chopes de bière tandis que la femme aux fourneaux était en train de faire mijoter quelque chose dans une grande cocotte dont s’échappait une odeur appétissante. Quand il vit toutes ces personnes réunies chez lui, un sourire fendit en deux le visage de Dresil.

— Et revoilà le citadin qui revient de la ville ! s’écria l’un d’eux.

L’individu qui avait parlé aurait pu s’atteler à la charrue du père de Deirane s’il l’avait fallu. Les muscles qui tendaient la peau de ses bras nus témoignaient d’une force peu commune. Même sa mâchoire semblait capable de sectionner une barre d’acier. Ses cheveux coupés en brosse n’atténuaient en rien cette impression ; ils étaient si drus qu’ils semblaient capables de rayer le verre. L’ensemble était pourtant adouci par des yeux les plus bleus que la jeune femme eût jamais vus. Il leva sa chope pour porter un toast aux amoureux. Instinctivement, Deirane serra son enfant contre sa poitrine, comme pour le protéger.

— Et c’est donc la fille que tu as dégotée à la ville, dit un autre.

— Il était temps qu’on la voie, intervint la cuisinière. Depuis le temps qu’il nous en parle, je commençais à me demander si elle existait réellement.

— Je n’avais aucun doute, mais s’il en avait parlé encore une fois de plus, j’étais capable d’aller au Shacand à la nage.

— Il n’a pas menti, elle est magnifique.

— Si j’avais su ce qu’on trouvait à Sernos, je serais allé vendre des noix depuis longtemps.

Un moment, Deirane avait craint de se retrouver isolée, seule dans sa bulle, le temps qu’elle apprît le dialecte utilisé dans cette région de l’Yrian qui était aussi éloigné de celui de Sernos que du sien, mais tous s’étaient exprimés en yriani standard. C’était celui qu’on employait à l’ambassade, le parler était donc devenu comme une seconde nature pour elle. Mais ce n’était pas le cas de ces gens. Ils n’avaient que rarement l’occasion de l’employer, et s’ils le faisaient c’est qu’ils voulaient intégrer la jeune femme à leur conversation. Elle éprouvait de la reconnaissance pour ce groupe.

Dresil aussi l’avait remarqué. Et de voir tous ses amis réunis et faire des efforts pour mettre à l’aise sa jolie fiancée, il sentait son cœur sur le point d’éclater. Pendant plusieurs minutes, les accolades se succédèrent. Puis vint le moment de présenter Deirane.

— Mes amis, commença Dresil, voici la jeune fille que j’ai rencontrée et que je compte épouser. Je vous présente Deirane.

Les convives applaudirent pendant que le jeune homme poussait la jeune fille intimidée par ces ovations. Elle apparut enfin en pleine lumière. Les gestes s’arrêtèrent, un silence se fit, pesant. Ils venaient de voir les pierres précieuses incrustées dans sa peau, le rubis sur le front, les diamants sur les joues, les autres dans le cou, sur les mains et sur toutes les parties – fort peu – dénudées de son corps, et les fils d’or qui sous-tendaient l’ensemble.

C’est la jeune femme qui reprit la première ses esprits.

— Quand Dresil nous disait que vous étiez unique, je n’avais pas compris qu’il fallait prendre ça au pied de la lettre.

— C’est un vrai rubis ? demanda le colosse.

— Oui, répondit Deirane.

— Et comment est-ce arrivé ? dit un autre, je suppose que vous n’êtes pas née comme ça.

— Je n’aime pas trop en parler.

— À moi non plus, elle ne l’a pas raconté ; même pas à son amie Saalyn.

Elle remarqua que l’un d’eux tiqua au nom de la guerrière libre. Mais il ne dit rien.

— Vous n’étiez pas volontaire ? intervint la jeune femme.

Deirane secoua la tête.

— Nous n’en parlerons donc plus ce soir.

Le ton, légèrement impératif, s’adressait aux trois hommes.

— Je vois à son poignet un bracelet de perles, reprit celui qui semblait le plus jeune. De ça, nous pouvons en parler ? Dresil est allé vous chercher en Helaria ?

— Presque, répondit Dresil. À Sernos, à l’ambassade d’Helaria.

— Je ne savais pas où aller. Ils m’ont recueillie, expliqua Deirane.

— Stop !

Tout le monde regarda la cuisinière, une expression de surprise sur le visage, y compris Deirane.

— Vous lui tombez tous sur le paletot comme ça. Si vous vous présentiez d’abord, bande de péquenots mal dégrossis. Nous savons tous qui elle est, mais elle ne sait pas qui nous sommes.

Deirane retint de justesse un soupir de soulagement qui n’échappa pas à la jeune femme. Elle n’osait pas poser la question.

— Je commence par moi, continua la brunette. Je suis Nëppë et je suis la sœur aînée de ce vendeur à la noix.

— Vendeur de noix, corrigea Dresil.

— Vendeur de noix à la noix.

Deirane fut soulagée de l’apprendre. Un instant, elle avait craint de se retrouver face à une rivale, une ancienne petite amie qui aurait cherché à l’évincer pendant qu’il était encore temps de le faire.

— Celui qui ressemble à un orque qu’on aurait décoloré c’est Surlo. Si un jour tu as besoin de muscles, mais pas d’un cerveau, il te conviendra parfaitement. Lui et son frère jumeau gèrent un élevage de juraves.

De sa cuillère en bois, elle désigna le géant blond. Il était grand et fort, mais beaucoup moins que Jergen, le régent de Mustul, le colosse qui avait pris en charge Deirane un temps à l’ambassade. Ce dernier aurait fait passer n’importe qui pour un gringalet, y compris Surlo lui-même d’ailleurs. Il adressa un petit salut de la main à la nouvelle fiancée de son ami.

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