Chapitre 5 : Elmin. (1/2)
Cela faisait un douzain que Saalyn et son équipe surveillaient le bâtiment. Les deux prostituées avaient renoncé, définitivement espéraient-elles, à leur ancien métier. En fait, elles avaient décidé de coller aux basques de Saalyn le plus près possible en aspirant qu’elle les emmènerait avec elle en repartant. Elles avaient à plusieurs reprises pris leur tour de garde à la fenêtre. Leur principal rôle restait malgré tout d’assurer l’entretien des locaux et le ravitaillement. Le gérant de l’hôtel n’avait pas l’habitude de louer une chambre pour une durée aussi longue. Tant qu’il était payé, il tiendrait sa langue. Sans compter que, financée par le royaume d’Yrian, Saalyn pouvait se permettre de se montrer généreuse.
En quelques jours, l’état des lieux s’était bien amélioré. L’endroit était propre et bien rangé. Toutefois, Saalyn ne s’était pas installée là pour nettoyer la chambre, elle avait une enquête à mener. Et jusqu’à présent, elle faisait chou blanc. La surveillance n’avait rien donné. Elle ne savait même pas si la jeune femme qu’elle cherchait était retenue dans l’entrepôt. Si elle ne progressait pas, elle serait obligée d’organiser une visite discrète.
Une fois de plus, elle récapitula les allées et venues relevées depuis qu’ils étaient arrivés ici. Les deux filles de joie ne savaient ni lire ni écrire. Dans leurs notes, elles indiquaient l’heure en dessinant la position des aiguilles de la montre que la guerrière libre leur avait prêtée. De petits signes symbolisaient la personne observée, une flèche pour spécifier l’entrée ou la sortie. Leur interprétation n’était pas toujours évidente, certaines représentations étaient même vraiment cocasses. Les prostituées par exemple étaient matérialisées sous la forme d’un sexe masculin stylisé.
Les prostituées, pensa-t-elle soudain, elles sont la clef. Elles avaient pénétré dans le bâtiment, elles connaissaient l’agencement des lieux. Elle devait les interroger. Mais dans la pénombre de l’aube, on ne pouvait pas voir leur visage. De jour, il était donc impossible de les identifier. Il fallait les intercepter à leur départ. Ce qui voulait dire s’exposer. Tôt ou tard, cela deviendrait nécessaire. Cependant à ce stade de l’enquête, la moindre imprudence pouvait tout compromettre. Pour limiter les risques, la meilleure solution était de se poster sur leur passage quand elles sortaient. Il faudrait prendre quelques précautions pour éviter d’être repérés par les occupants de l’entrepôt en quittant l’hôtel.
Saalyn examina les notes pour déterminer le temps qu’elles restaient dans le bâtiment. Elle décela aussitôt un problème.
— Excusez-moi, dit-elle, mais vous n’avez pas indiqué quand les prostituées s’en allaient.
— Je n’ai pas le souvenir d’en avoir vu une sortir, répondit Öta.
Les deux Yrianii abondèrent dans son sens. Presque chaque jour, un des ravisseurs en ramenait une, mais aucune n’était repartie. Saalyn réfléchit un instant à ce que cela signifiait.
— À quoi penses-tu ? demanda Öta.
— Si elles entrent et ne ressortent jamais, où sont-elles ?
— À l’intérieur, je suppose.
— Ça m’étonnerait. Si elles restaient à l’intérieur, ils n’auraient pas besoin d’une nouvelle chaque soir. Tu en conclus quoi ?
Öta était persuadé qu’elle connaissait la réponse, tout au moins en avait une idée, et qu’elle le mettait à l’épreuve. Il réfléchit.
— Il y aurait une deuxième sortie.
— De toutes les hypothèses, c’est la plus simple. Donc, pour le moment la meilleure.
— Tu vois une autre solution ?
— Des douzaines. Ils pourraient les tuer chaque soir et garder les corps à l’intérieur, par exemple.
— Apparemment, tu n’y crois pas.
— Non, douze cadavres dans un entrepôt, même grand, ça se sentirait à l’extérieur. Les prostituées, vivantes ou mortes, doivent ressortir. Et comme elles ne s’en vont pas par la place, elles le font par un autre endroit.
— Mais où ? On a fait le tour du bâtiment. Toutes les ouvertures sont en façade.
— On n’a pas fait tout le tour, répondit Saalyn. Il y a un côté que nous n’avons pas observé.
— Celui qui fait face de la rivière ? Elle n’est pas navigable, il ne peut pas y avoir de sortie dans cette direction.
Une idée germa dans la tête de Saalyn, si dérangeante qu’elle espérait s’être trompée.
— Attends-moi là, dit-elle.
En moins d’un stersihon, elle enfila son déguisement puis quitta la chambre. Son objectif était l’hôpital de la ville. Mouroir aurait été plus juste. Les humains étaient si fragiles et leur médecine si primitive que ceux qui arrivaient là-bas avaient peu de chances d’y guérir malgré tous les efforts et la bonne volonté des médecins et des infirmières. Et pourtant, en Yrian la situation était bien meilleure qu’ailleurs. Bon, les Helariaseny n’étaient pas mieux lotis, mais ils étaient plus solides, moins malades, même la partie humaine de la population était en bonne santé. Toutefois, ce n’était pas la médecine qui intéressait la guerrière libre. Dans son sous-sol, l’hôpital centralisait tous les corps retrouvés dans la ville. Ils étaient examinés, la cause de leur mort déterminée dans la mesure du possible, et identifiés. Quand on pouvait trouver la famille, on la contactait pour qu’ils pussent donner une sépulture décente au défunt. Sinon, il irait rejoindre tous les inconnus de la fosse commune.
Du temps de la jeunesse de Saalyn, les empires se préoccupaient peu de leur peuple. Après la guerre contre les feythas les choses avaient changé, la population était tombée si bas que chaque personne comptait. Chaque mort risquait d’éliminer une compétence unique. Retrouver les criminels était devenu une priorité, tout au moins en Yrian. Au début, Saalyn examinait elle-même les cadavres. Elle avait acquis assez de pratique pour déterminer la cause de la mort. Avec le temps, les médecins légistes avaient fini par la rattraper. Soixante ans plus tôt, elle en avait formé quelques-uns. Mais comme ils exerçaient cette activité à plein temps, c’étaient maintenant eux qui pourraient lui en apprendre. Dans une grande ville comme Elmin, il y avait de fortes chances qu’un de ses anciens élèves dirigeât le service légal.
Les sous-sols de l’hôpital étaient frais. C’est la raison officielle pour laquelle la morgue y avait été installée. Les pains de glace transportés des montagnes y fondaient lentement. Des cloisons en bois le subdivisaient en une série de pièces. Une salle proche de l’entrée, aux murs tapissés de glace, servait à stocker les corps. En face se trouvait une pièce où les médecins pouvaient s’isoler un peu de leur macabre patientèle. Entre les deux, plusieurs tables s’alignaient, à l’usage des chirurgiens pour leurs autopsies ou pour parfaire leurs connaissances. C’est là qu’ils s’entraînaient. Souvent, ils pratiquaient une opération sur ces cadavres avant de la réaliser sur le vrai patient. Seul l’Yrian disposait d’une telle structure. Elle en faisait le pays médicalement le plus avancé.
Saalyn passa le rideau qui séparait la salle d’autopsie de la zone de repos. Installé à une table, un homme rédigeait un rapport. Il leva la tête vers l’intrus.
— Que puis-je pour vous, monsieur ? demanda-t-il.
C’était bien un ancien élève. Elle rechercha son nom dans sa mémoire. Il avait changé. Les humains vieillissaient si vite.
— Docteur Falent, je voudrais vous parler un instant, discrètement.
D’un geste de la main, il l’invita à s’asseoir sur le siège défoncé devant son bureau. Saalyn ferma la porte. Le geste coulé qu’elle eut pour tirer la chaise et s’installer dessus surprit le médecin. Il ouvrit des yeux étonnés.
— Saalyn ? dit-il enfin.
Elle confirma d’un mouvement de tête. L’attitude du médecin exprimait la joie qu’il éprouvait à cette rencontre.
— Ça faisait longtemps, dit-elle.
— Vingt-trois ans. Depuis mon stage à Jimip.
Jimip était le siège de la Bibliothèque. Autrefois, Saalyn y faisait des escales pour enseigner ses techniques d’autopsie avant qu’elle fût dépassée. Les Yriani avaient pris leur envol. Ils n’avaient plus besoin de la Pentarchie, tout au moins dans ce domaine.
— Je ne t’avais pas reconnue, dit-il.
— C’est le but d’un déguisement.
— J’en conclus que c’est pour une enquête.
— Tu conclus juste.
— Dommage, j’aurais bien bavardé un peu. Je suppose qu’on n’a pas le temps.
— Une jeune fille est séquestrée. Je soupçonne ses ravisseurs d’être aussi des meurtriers.
Tout en discutant, il s’était levé, avait contourné son bureau pour rejoindre la stoltzin. Ils s’enlacèrent un long moment, puis se séparèrent enfin.
— Si tu recherches des meurtriers, alors tu es venue pour examiner des cadavres.
— Plutôt les recenser.
— Que cherches-tu ?
— Des femmes, mortes, trouvées près de la rivière.
— Des prostituées ?
— Oui.
— Nous en avons ramassé plusieurs ces derniers jours.
Il l’emmena dans la salle d’en face, occupée par un peu plus d’une dizaine de tables. Sur la plupart, un cadavre était allongé, simplement recouvert d’un drap. Des lampes dispensaient une lumière chiche tandis que de la glace refroidissait l’atmosphère tout en atténuant la puanteur des corps en décomposition. Comme toute stoltzin, elle se rapprocha instinctivement de l’homme dont le corps libérait de la chaleur. Il s’y attendait, il avait vécu suffisamment longtemps avec les stoltzt pour connaître leurs limites. Il décrocha une veste fourrée qu’il tendit à la belle guerrière libre.
— Merci, dit-elle.
Ce qu’il voulait lui montrer se trouvait au fond de la salle. Trois cadavres, uniquement des femmes, occupaient autant de tables. Il dégagea les visages pour mettre en évidence la base du cou que barrait une traînée sanguinolente.
— Elles ont été égorgées, dit Saalyn.
— Pas exactement, répondit Falent, la blessure au cou n’est que superficielle.
Il sortit un bras de sous le drap pour montrer le poignet qui portait des marques noirâtres.
— Elles ont été ligotées, égorgées et jetées à l’eau. Toutefois, la blessure au cou n’est pas assez profonde pour être mortelle. Le tueur n’a pas beaucoup appuyé. Il a peut-être un problème au bras.
— Ou alors il a utilisé une arme comme ça.
Elle tenait dans la main un poignard qu’elle avait sorti d’on ne sait où. Le docteur l’examina. Il était tout en bois, d’un seul tenant. La lame était plate et assez épaisse, presque un doigt, afin d’être suffisamment résistante pour accomplir son travail. Un tel engin aurait été inoffensif tel quel, si une fine lame de cuivre bien aiguisée n'en ceignait pas le pourtour. Ce type de couteaux composites était devenu courant après la guerre contre les feythas et la raréfaction des métaux qui en avait résulté. Mais il se révélait assez inefficace. Seul le désir d’imiter le passé expliquait son existence. Pour sa part, Saalyn préférait les armes intégralement en bois, un bois dur et résistant capable de frapper d’estoc ; ou en pierre, matériau plus tranchant et plus fragile qui nécessitait beaucoup d’entretien, mais qui entaillait mieux les chairs.
— Je n’en avais jamais vu, dit Falent. Le type de blessure peut coller avec ce genre d’arme.
— Ce n’est pas vraiment une arme. Elles ne permettent pas de faire davantage que de couper sa viande.
Elle la rangea dans son logement, dans sa botte. Au passage, le légiste put apercevoir, outre un mollet au galbe qu’il aurait bien suivi des doigts, un poignard, qui semblait beaucoup plus mortel.
— Elles sont donc mortes noyées, dit-elle.
— Excellente déduction.
— Il n’y avait pas d’autre solution. Elles ont été jetées vivantes dans la rivière et se sont noyées.
— C’est cela. Je ne m’explique pas pourquoi leur avoir infligé cette blessure. Elle n’est pas mortelle, même si elle est handicapante.
— Pour attirer les prédateurs et faire disparaître les corps, répondit la stoltzin.
— Ça paraît logique après coup. Mais ça n’a pas marché.
— Ça a marché. Je ne compte que trois cadavres ici. Il en manque au moins huit.
Le médecin resta muet. Il ne s’attendait pas à un massacre de cette ampleur.
— Qui enquête sur ces meurtres ? demanda Saalyn.
— Ce ne sont que des prostituées, remarqua-t-il.
— Personne, donc.
— Ça a l’air de te chagriner.
— Elles avaient une famille, elles avaient une vie. Celle-là a enfanté, il n’y pas longtemps. Ils ont le droit de savoir. Elles ont le droit d’être vengées.
— J’ai comme l’impression que quand tu auras fini ton enquête sur ta jeune fille enlevée, leur meurtre aussi sera résolu.
Saalyn hocha la tête pour confirmer.
— Je ne leur ferai pas de cadeaux, dit-elle.
Saalyn avait trouvé ce qu’elle cherchait. Son intuition ne l’avait pas trompée. Elle aurait préféré avoir tort. Maintenant, elle avait une raison de plus d’arrêter ces individus. En plus, cela la confortait qu’elle progressait dans la bonne direction : pourquoi tuer toutes ces femmes si l’entrepôt ne contenait rien d’intéressant ? Un simple négociant qui aurait stocké des marchandises n’aurait rien eu à cacher. La prisonnière devait donc certainement se trouver là-bas. Ou alors elle était en train de mettre à jour un trafic si énorme qu’aucun témoin ne devait y survivre.
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