Chapite 8 - Partie 1
Le retour à la maison eut lieu trois jours plus tard. L’humeur folâtre de la paysanne durait encore, sans que Dresil pût dire s’il était dû à l’opéra, dont elle n’arrêtait pas de chantonner les airs les plus entraînants, ou à la nuit qui avait suivi. Les nuits plutôt, puisqu'ils avaient fait l’amour tous les soirs. Et même le chargement de fumier qui remplissait la charrette pour le retour n’arriva pas à assombrir Deirane.
La jeune fille aussi était indécise sur ce point. Mais contrairement à son amant, elle ne se posait pas la question. En tout cas, l’opéra avait représenté une expérience unique, un plaisir qu’elle voulait renouveler le plus souvent possible. Karghezo en passait cinq par an, elle essaierait de revenir pour le suivant. Il y en avait peut-être également à Sernos. Une ville aussi magnifique, la plus grande du monde, disait-on, devait certainement en avoir un.
Son père s'était toujours montré généreux envers les siens. Cependant, sa générosité se partageait entre sa femme et ses quatre enfants. Il n’avait jamais offert une visite à l’opéra d’Ortuin. Elle ne savait pas si Ortuin en possédait un d’ailleurs. La ville était récente, elle avait moins d’une dizaine d’années d’existence.
Elle voulait voir Saalyn. Elle avait promis de lui rendre visite. Elle savait que la guerrière libre exerçait un métier qui la tenait loin de chez elle la plupart du temps. Elle se doutait que les occasions de se rencontrer seraient rares. Mais elle désirait partager cette expérience avec son amie. Une musicienne telle que la stoltzin comprendrait certainement ce que Deirane ressentait.
Au moment du départ, Salmon les attendait dans le hangar où était parqué leur véhicule. Il aidait Dresil à charger le coffre qui contenait leurs affaires personnelles.
— Je me demande ce que tu vas faire avec tout ce fumier.
— Le mettre dans les champs.
— Tes chevaux ne font pas de crottes ?
— Je n’en ai que deux. C’est insuffisant. Et il faut bien rendre à la terre ce qu’on lui prend. Sinon elle meurt et devient infertile.
— Je veux bien te croire, après tout c’est toi le spécialiste.
Dresil aida sa compagne à s’installer sur le banc.
— Tu rentres directement chez toi ? demanda Salmon.
— On doit passer chez ma sœur récupérer le fils de Deirane.
— Transmets-lui mes hommages, lança-t-il à la charrette qui s’éloignait déjà.
Dresil sourit en entendant ces dernières paroles. Une bonne part des hommes de la région connaissait intimement Nëppë. Il était difficile de croire, en la voyant sage et posée, que quelques mois plus tôt elle sautait de lit en lit, multipliant les rencontres, ne gardant un amant rarement plus que quelques douzains. D’ailleurs il ne savait pas si sa relation actuelle était destinée à durer ou juste une aventure de plus. Il espérait qu’elle se révélerait stable. Il avait son idée sur l’origine de son comportement. De toute la famille, elle était la plus proche de leur jeune sœur. Elle avait très mal supporté sa disparition. C’est peu de temps après qu’elle avait commencé à coucher à droite et à gauche. Tout le contraire de Dresil qui s’était renfermé sur lui-même. Qu’elle se fût mise en ménage pouvait signifier que la blessure avait enfin guéri.
Quand, deux jours plus tard, ils repassèrent dans la partie raisonnablement saine de la forêt, Deirane fut soulagée. Elle avait fini par s’habituer à l’environnement stressant de Karghezo et du plateau oriental de l’Yrian. Magré tout, la pression restait là, malgré tout, et sa disparition lui ôta un poids. Les arbres semblaient plus accueillants et la vie manifestait sa présence autour d’elle, c’était bien autre chose que ce milieu mort où les seuls rares êtres qui parvenaient à s’accrocher n’étaient pas très ragoûtants.
À l’origine, ils ne devaient faire qu’un détour chez les jumeaux pour récupérer Hester. Cependant, Deirane voulait absolument confier toutes ses expériences à quelqu’un. Et Nëppë était la seule femme dans l’entourage de la jeune paysanne. En plus, elle avait seize ans, elle était adulte depuis longtemps déjà. Elle saurait certainement mieux écouter qu’une adolescente de son âge. Aussi, ils décidèrent d’y passer la nuit.
La première chose qu’elle fit en arrivant, ce fût d’aller voir son fils. Il dormait, l’air tranquille. Elle avait envie de le prendre dans ses bras pour le câliner. Mais elle ne voulait pas le réveiller. Elle se contenta de le regarder pendant quelques stersihons avant d’aller rejoindre les autres dans la pièce commune.
La maison des jumeaux était bâtie sur le même style que celle de Dresil. Une grande pièce de vie en était le centre. Elle servait à la fois de salle de séjour et de cuisine. Un réchaud en fonte qui faisait la fierté des propriétaires des lieux en occupait un angle. À chaque fois qu’il se rendait chez ses amis, Dresil se demandait toujours d’où ils avaient pu le sortir. Le métal était si rare depuis la guerre. Ils l’avaient peut-être récupéré dans une ruine. Son transport avait dû constituer une épopée à elle seule : la rive gauche de l’Unster étant déserte autrefois, il ne pouvait provenir que des régions occidentales. La traversée du fleuve géant n’avait pas dû être facile.
Comme d’habitude, Nëppë s’était préparée. Elle avait prévu qu’après deux jours de trajet, les deux amoureux seraient affamés et que Deirane serait trop fatiguée pour cuisiner. Elle avait préparé à manger pour cinq, sept en fait vu que chaque frère comptait pour deux. Elle savait aussi que dans ce genre de voyage, il était quasiment impossible de prédire l’heure de retour. Le ragoût mijotait bien au chaud dans sa cocotte, pouvant être consommé n’importe quand. Ce qui était heureux, parce qu’en arrivant après le coucher du soleil, les jumeaux et leur compagne avaient déjà mangé.
Attablés devant un bon bol fumant, les deux amoureux dévoraient sans se faire prier. Deirane était surprise, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait si faim. Elle se demanda un instant si cela signifiait quelque chose. Finalement, elle estima que cela venait de son escapade au grand air. Elle se dépêcha de terminer son repas pour pouvoir s’isoler avec Nëppë.
Tout en rangeant la paillasse de la cuisine, la sœur de Dresil écouta le récit que Deirane lui fit de sa visite à l’opéra. Celle-ci la laissa raconter son histoire sans l’interrompre, mais elle ne put se départir d’un sourire amusé tant la jeune blonde était exaltée. Quand elle se tut, Nëppë posa enfin la question qui lui tenait à cœur :
— Il y a des opéras à Sernos aussi, plusieurs même. Pourquoi n’y es-tu pas allée quand tu y habitais ?
— En bien, j’ignorais que ça existait à l’époque, répondit Deirane.
— Tu ne vivais pas seule, tes amis ne t’en ont pas parlé ? Dans l’ambassade, il devait bien en avoir quelques-uns qui aimaient ça.
— Je pense que Calen pourrait apprécier. Elle est aveugle et elle compense par les autres sensations. On n’en a pas parlé, mais je crois que la musique tiens une place est importante dans sa vie. Seulement, elle était malade pendant son séjour et quand elle a guéri elle est partie.
— Que Calen ?
— Saalyn aussi, certainement. Elle est chanteuse. Mais elle n’était pas en état de m’accompagner.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle venait de subir une épreuve difficile. Sa dernière enquête avait foiré, elle avait été torturée. Elle se remettait de ses blessures. Elle n’était pas disposée à se mêler aux gens.
— Les stoltzt se remettent de tout. Elle n’est pas restée alitée pendant toute la durée de son séjour.
— Non, en fait, elle a guéri assez vite. Mais…
— Mais ?
— Mais pas moi, dit-elle d’une toute petite voix.
Nëppë interrompit son travail. Elle s’adossa à la paillasse.
— Pas toi ? releva-t-elle
Deirane hésita.
— Ça a un rapport avec ta particularité ?
— En partie.
Nëppë attendait, sans dire un mot que la jeune femme se confiât. Celle-ci jeta un coup d’œil aux trois hommes qui discutaient autour de la table. Il fut bref, mais suffisant. Ils ne semblaient pas faire attention à elle pourtant. Leur conversation portait sur les résultats de la dernière vente. Mais Nëppë comprenait que certains sujets ne pouvaient s'aborder que dans l’intimité. Elle entraîna la jeune femme dans la chambre et ferma la porte derrière elles.
— On est seules, dit-elle, tu peux tout me dire.
Deirane s’assit sur le lit. Elle essaya sa souplesse.
— Il est confortable, remarqua-t-elle.
Son interlocutrice se contenta de croiser les bras. Mais comme rien ne venait, elle s’installa à côté de Deirane et lui passa un bras autour des épaules.
— J’ai dû quitter Gué d’Alcyan à cause de ma « particularité ». Ces pierres sont à l’origine de bien des malheurs. Et pas uniquement pour moi. Un campement bawck a été détruit, un jeune garçon est mort et une de mes amies a été gravement brûlée, sans compter un hors-la-loi et les bagarres dans les auberges pour s’en emparer.
— Un campement bawck ?
— C’est comme ça que les anciens peuples appellent les orques.
— Je vois. Ces pierres ont provoqué quelques catastrophes. Mais je suppose que tout à l’heure tu faisais référence à autre chose.
— À chaque fois que j’ai eu des problèmes, il y a eu quelqu’un pour me protéger. Sauf une fois. Quand j’ai fui Gué d’Alcyan, j’étais seule.
— Personne ne t’accompagnait ?
— Ma sœur est allée avec moi aussi loin qu’elle le pouvait. Mais elle était enceinte. Elle ne pouvait pas m'accompagner jusqu’à Sernos. Mon père s’occupait de retenir ceux qui voulaient me poursuivre. Mes autres frères et sœurs étaient trop jeunes.
— Et je suppose que le voyage n’a pas été de tout repos. L’Yrian est pourtant un lieu civilisé, avec des patrouilles sur les routes.
— Je sais, j’en ai croisé une, c’est elle qui m’a amenée à destination. Mais dans le nord, elles ne sont pas nombreuses. La région est pauvre, on y trouve peu de richesse, peu de brigands et peu de patrouilles.
— D’accord, tu as donc fait une mauvaise rencontre.
— J’ai rencontré une bande qui allait à Ortuin. Enfin, je crois. Ils m’ont capturée et ils m’ont proposé un marché, des pierres contre ma vertu.
— Tu as dû leur en donner beaucoup pour qu’ils s’estiment satisfaits ?
— Aucune. On ne peut pas les enlever. Même si je le voulais. Un sort gems l’en empêche.
— Même si on coupe la peau autour ?
— Non, on ne peut m’infliger aucune blessure plus grave que des égratignures ou des hématomes. Les fils d’or font comme une armure.
— Pourtant l’or est mou, facile à couper.
— Pas celui-là. Il est sous l’influence d’un sort.
— Et il se passe quoi si on tente ?
— Ça explose et ça tue celui qui essaie. Mais moi je n’ai rien.
— C’est ça qui a tué le hors-la-loi ?
— Le camp bawck aussi, c’est ça qui l’a ravagé. Et qui a gravement brûlé mon amie. La pauvre, elle était handicapée mentale. Elle n’a pas compris pourquoi je lui avais infligé ça, elle m’en voulait beaucoup.
— Mais c’est des voleurs que l’on parle.
— Quand ils ont compris qu’ils ne pourraient pas s'emparer des pierres…
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