Chapitre 16 - Partie 1
Ternine monta précipitamment sur le pont et s’affala sur le bastingage. Pendant de longs vinsihons, il vomit de toutes ses tripes. Enfin, il se redressa. Il s’essuya la bouche d’un revers du poignet tout en regardant la côte défiler à quelques encablures au nord. Quand il se retourna, se fut pour voir quelques marins qui lui jetait un bref coup d’œil, l’air goguenard.
Il repéra Littold, debout sur la dunette à l’arrière du bateau. Elle était appuyée sur les avants-bras, le regard dirigé vers l’avant. Il la rejoignit. Le navire passait au nord d’une île qui formait un cône parfait, l’archétype du volcan éteint. Pourtant, sur ses flancs, des villages s’accrochaient ; sans compter les villes creusées dans l’épaisseur du roc, invisibles de sa position. Il devait s’agir de Mustul, l’ancienne rivale de l’Helaria avant que cette dernière ne l’annexe quatre-vingt-quinze ans plus tôt, achevant par là la conquête totale de l’archipel. Aujourd’hui, un nouveau royaume de Mustul avait été créé sur le continent de Shacand, au sud. Là-bas, il exerçait une influence aussi importante, voire plus, que l’Helaria en Ectrasyc.
Si cette île était Mustul, alors celle-là, un plateau bordé de hautes falaises, était Ystreka, là où tout avait commencé. Pendant mille ans, l’Helaria s’était cantonné à ce petit morceau de terre sorti des profondeurs de l’océan. Elle semblait si minuscule, il était difficile de croire qu’elle était à l’origine d’un empire puissant, deuxième économie au monde, deuxième armée la plus puissante, première flotte. Comme sa voisine, elle était volcanique. Mais son cône était plus petit, loin d’occuper toute l’île. Quoique d’après certaines théories, l’île entière ne serait qu’un bouchon de lave soulevé par le feu souterrain au sein d’un gigantesque cratère sous-marin.
Littold le regarda, les yeux pétillants d’amusement.
— Vous n’avez pas le pied marin, remarqua-t-elle.
— C’est la première fois que je fais une aussi longue traversée. En temps normal, je fais du cabotage le long des côtes.
— Vous vous habituerez. Mais la prochaine fois, je vous conseille de vous mettre sous le vent. Aujourd’hui, il est faible, vous avez eu de la chance. Mais avec une bonne brise, vous auriez tout pris en plein visage.
— Sous le vent ? Que voulez-vous dire ?
— Dos au vent.
— Comment je sais ? Je dois vérifier le sens du vent avant de …
— Il y a plus simple. Vous regardez les focs. Et vous allez du même côté.
— Les focs ?
— Vous ne connaissez rien à la navigation, remarqua-t-elle.
— J’ai une connaissance théorique des bateaux, mais assez peu de pratique. Je connais un peu les types de navires, les modes de propulsion, et tout ce qui les concerne. Mais je n’ai pas souvent l’occasion de monter sur d’aussi gros que celui-ci.
— Pourtant l’Orvbel est une nation maritime.
— Mais tous les orvbelians ne sont pas marins. Et puis, je ne suis pas Orvbelian, je suis Salirianer. Au Salirian on est trop occupé à s’entre-tuer pour s’occuper de navigation.
— Je vois ça.
Elle lui désigna l’avant du bateau.
— Les voiles triangulaires, à l’avant du navire. C’est ça les focs.
— Je sais ce qu’est un foc.
— Ah oui. La théorie. Alors, théoriquement, si vous devez encore vous pencher par-dessus bord, vous vous mettez du même côté qu’eux.
— Heureusement que ce voyage touche à sa fin.
— Oh pas du tout. Ce n’est que la première étape.
— Nous ne nous arrêtons pas en Ystreka ?
— Guère plus d’une douzaine. Nous n’atteindrons pas notre destination finale avant le mois de hedo.
— Que venons-nous faire ici alors ? demanda Ternine.
— C’est là que je suis née et que j’ai grandi.
— Vous êtes venu faire un pèlerinage sur les lieux de votre enfance ?
— Non, même si j’ai quelques amis à y voir. Mais j’ai quelque chose à aller chercher. Et puis il faut décharger le contenu de la cale et charger le nouveau.
— Des provisions pour le voyage ?
— Aussi, mais pas uniquement. C’est un grand navire. Et le faire circuler à vide alors qu’il y a tant de choses à transporter c’est du gaspillage.
— Ah, fit juste Ternine, je croyais qu’il s’agissait de votre yacht personnel.
— Mon yacht personnel ?
Littold éclata de rire. Pas un rire moqueur, il exprimait plutôt de l’amusement à l’idée de posséder un tel véhicule.
— Il ne m’appartient pas. À part la robe que je porte, et encore, rien ne m’appartient. Encore moins ce navire. Tous ceux que nous fabriquons en Helaria restent la propriété de la Pentarchie. Celui-là est mis à ma disposition pour mes déplacements personnels. C’est pour ça que nous allons prendre un chargement et peut-être quelques passagers.
— Les pentarques aussi…
— Bien sûr. Ce n’est que quand on se déplace dans le cadre de missions diplomatiques que nous disposons d’un navire personnel.
— Et les navires de commerce ?
— Nous les louons. Le tarif est avantageux, mais ils restent notre propriété.
Ces derniers mots avaient été prononcés sur un ton détaché, distraite qu’elle était par leur destination. Le navire s’était suffisamment rapproché pour que des détails soient visibles sur l’île. Droit devant eux, l’entrée du port souterrain d’Imoteiv, immense trou sombre dans le flanc de la falaise, s’ouvrait. Plus au sud, le petit cône volcanique qui abritait la Résidence ressemblait à un pâté de sable. Alors que l’île était généreusement entourée de gigantesques plages, la façade orientale en était presque dépourvue, à l’exception d’un petit banc juste sous la Résidence. Un escalier interminable y descendait. D’où il était, Ternine distinguait des formes noires sur le sable et dans l’eau. Une partie des enfants d’Imoteiv venaient s’y baigner ; entre les gardes du palais à terre et les dauphins au large, ils étaient bien surveillés. Et les pentarques eux-mêmes étaient, paraît-il, des compagnons de jeu formidables.
— Ça a dû être fantastique de grandir ici, remarqua l’Orvbelian.
— Ça l’était. La résidence est un endroit formidable quand on est enfant. Il y a beaucoup d’endroit où jouer et se cacher. Et des tas d’opportunités aussi.
— Quels genres d’opportunités.
— Par exemple, un jour le fils d’un garde du palais, en chahutant, a renversé notre bibliothécaire Calen. Elle est aveugle vous savez ?
— Je sais. D’ailleurs une bibliothécaire aveugle, ça m’a toujours amusé.
— Ce n’est qu’un titre, répondit Littold, issu de la tradition. Son titre exact devrait être Archonte de la Bibliothèque. Je disais donc qu’un enfant l’a bousculée un jour. Elle s’est mal reçue en tombant. Elle s’est blessée, ce qui lui arrive souvent à cause de son handicap. La punition du garçon a été de l’assister au lieu d’aller jouer avec ses amis. Il est allé vivre chez elle pendant trois mois. Il s’est retrouvé au cœur de l’un des endroits les plus intéressants de l’Helaria, voire du monde. Quand il a atteint l’âge, il est entré dans la corporation des bibliothécaires et aujourd’hui il est maître. Il n’a pas accompli de grandes choses, mais d’après Calen cela n’a aucune signification. Il est possible que dans douze ou vingt-quatre ans ses travaux deviennent très utiles.
— Je croyais que Calen vivait à Jimip.
— C’est le cas. Mais Ystreka est une petite île. Il faut à peine plus d’un monsihon pour la traverser dans sa grande longueur. En plus, en tant qu’archonte, Calen est amenée à se rendre fréquemment à la Résidence.
— L’île ne semble pas grande en effet. Il est difficile de croire que l’actuelle Pentarchie provient de là.
— Parce que ce n’est pas le cas justement. À plusieurs reprises dans l’histoire, quand notre monde était dans le chaos, l’Helaria restait la seule force organisée de la région. La première fois après l’attaque pirate, nous avons acquis tout l’archipel. La seconde fois, après la guerre contre les feythas, nous nous sommes étendus sur le continent. Dans les deux cas, de nombreux réfugiés ont immigré chez nous. Aujourd’hui, les Helariasisy, ceux qui vivaient sur l’île avant l’arrivée des feythas, ne représentent que cinq pour cent de la population totale de la Pentarchie.
— À quoi attribuez-vous cela ?
— Aux pentarques. Sans me vanter, ils font plutôt bien leur travail, bien mieux que bien la plupart des rois. Et surtout, ils sont cinq. Même dans les pires catastrophes, il en restait toujours au moins un aux commandes. Dans les autres royaumes, certains se sont retrouvés sans gouvernement. Pour beaucoup, il y a eu une lutte pour le pouvoir qui a empiré la situation. Regardez le Lumensten par exemple. Il n’y a jamais eu de lutte de pouvoir en Helaria. Nous avons commencé à reconstruire juste après la catastrophe. Vous savez qu’à Kushan il y a eu cinq ans de guerre civile avant que nous envoyions nos armées pour rétablir la situation ?
— Kushan ? Mais ils sont si civilisés !
— Surprenant n’est-ce pas ?
Pendant leur discussion, le navire s’était rapproché de sa destination. Il était suffisamment près de la falaise pour que les vents soient perturbés. Vu d’aussi près, Ternine se rendit compte à quel point elle était haute, surtout comparée à la relative petite taille de l’île. Il n’était pas étonnant qu’une fois les fortifications en place, Ystreka n’ait jamais pu être prise. Depuis le bas, il était difficile d’atteindre une cible à son sommet. Par contre, les défenseurs avaient tout le loisir de balancer tout ce qui leur tombait sous la main sur les envahisseurs. L’Okarian, le vieil empire qui avait précédé l’Yrian, avait perdu une phalange comme ça. Plus de deux cents hommes qui n’étaient jamais rentrés à leur caserne.
Les marins avaient affalé les voiles, laissant le navire courir sur son erre. Le capitaine connaissait bien son métier. Ils ralentissaient, freinés par le frottement de l’eau. Le navire était presque immobile quand il arriva devant l’entrée du port souterrain. Les marins lancèrent des aussières aux hommes qui les attendaient sur des canots. Les solides câbles de silt furent attelés aux remorqueurs. Quelques rameurs bien charpentés, installés sur leur banc de nage, se mirent à haler le navire à l’intérieur du port. Regardant au-dessus de sa tête, Ternine vit que le mat le plus haut passait à quelques mains de la voûte de l’arche. Il se demanda si la hauteur de cette entrée était à l’origine de sa taille, quasiment normalisée pour l’ensemble des navires de fort tonnage.
Une fois à l’intérieur de la grotte, le plafond remontait brusquement. Il était si haut que Ternine soupçonnait qu’il atteignait presque la surface du plateau occupant le centre de l’île. Il apprit plus tard qu’il se trompait. C’était une illusion due à l’absence de points de repère. En réalité, il n’atteignait pas la moitié de la hauteur de la falaise. Il tourna alors son regard vers le port lui-même. Et ce fut l’éblouissement.
Il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Il avait entendu parler de la beauté du port d’Imoteiv. Mais il avait toujours considéré les témoignages comme de l’exagération. Il était impossible qu’une simple bulle dans une masse de basalte possède une quelconque beauté. Et pourtant, il l’avait sous les yeux. Mais il n’arrivait pas y croire.
Au centre, ce qui sautait aux yeux, c’était quatre immenses piliers de calcite, quatre stalactites qui avaient rencontré leur stalagmite. Près du plafond, les concrétions formaient comme un chapiteau au sommet de ces colonnes. Dans la paroi de la grotte, la calcite courait le long de veines blanches dans la pierre noire, formant des motifs surprenants.
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