Chapitre 22 - Partie 1
Un bruit tira Öta du sommeil. Un corps souple et chaud était blotti contre lui. Un des seins de la femme qui partageait son lit avait naturellement trouvé sa place dans la main du stoltzen. Il savoura un instant le moment. La lumière qui filtrait par les interstices des volets mal jointoyés éclairait la pièce d’une légère lueur. Il finit par identifier le son, les pleurs d’un bébé. Il pressa légèrement le sein, arrachant une protestation ensommeillée à sa propriétaire. Puis il déposa un baiser sur l’épaule.
— Il est temps d’aller travailler, dit-il, Hester te réclame. À moins que ce soit ton fils.
La jeune femme tendit l’oreille.
— Oh, dit-elle simplement.
Elle repoussa le stoltzen et se leva. Sans prendre la peine de s’habiller, elle passa dans chambre mitoyenne. Conformément aux instructions de Saalyn, la porte de communication n’était pas verrouillée. Öta attendit que les pleurs se calment avant de se lever et de la rejoindre. Il était curieux de savoir avec qui sa maîtresse d’arme avait passé la nuit.
Quand il entra dans la chambre, la première chose qu’il vit était la nourrice, assise sur le bord du lit, en train de donner le sein au fils de Deirane. Juste derrière, allongée en travers du lit, Saalyn dormait profondément. Et c’était tout. Il n’y avait personne, aucun homme, ni femme, en compagnie de la guerrière libre. Vu la façon dont l’affaire s’était engagée la veille, il était sûr qu’elle finirait entre les bras de ce guerrier, Banerd, ou du frère de la jeune chanteuse, voire des deux en même temps. Il avait même envisagé l’hypothèse qu’elle le rejoigne pour venir se partager sa jeune nourrice. Bon, ce dernier choix était invraisemblable et reflétait plus les fantasmes de l’apprenti que les goûts de son maître. Mais les autres n’auraient rien eu de surprenant, la Saalyn qui le formait depuis neuf ans n’était pas avare de ses plaisirs. En tout cas, elle ne l’était pas avant Orvbel.
Elle était allongée sur le ventre. La chaleur était étouffante. Dans son sommeil, elle avait repoussé le drap qui était tombé par terre. Il la regarda dormir un moment. Il compara les deux femmes, la stoltzin et l’humaine. Cette dernière était tout en rondeurs, un visage rond, les hanches larges, les seins lourds. Elle n’était pas belle, mais ne manquait pas d’un certain charme maternel avec sa poitrine opulente et ses hanches larges. Saalyn, par contre, était vraiment magnifique. Sa silhouette avait été forgée par une vie d’exercice, développant une musculature fine qui se dessinait joliment sous la peau. Elle n’était pas sèche pour autant, bien au contraire. Si elle n’était pas aussi voluptueuse que la nourrice, elle était indéniablement féminine. Et sa chute de rein… Il mourrait d’envie de la caresser.
Il fit le tour du lit jusqu’au drap qu’il ramassa. Sans lâcher le bébé, la nourrice se dévissa la tête pour le suivre du regard. Avant de la recouvrir, il regarda longuement la guerrière libre.
— Elle est belle, dit-elle.
Öta hocha la tête.
— En effet, répondit-il.
— C’est vrai qu’elle est la plus vieille femme du monde ?
— Non, chez les stoltzt c’est Vespef. Et il existe peut-être des gems plus vieux. Mais si on exclut ces derniers et l’ensemble des pentarques, c’est vrai. Elle est née il y a plus de quatre siècles.
— Des siècles humains ou helarieal.
— Helarieal. Six siècles humains.
— On ne dirait pas. Elle pourrait être ma grande sœur.
Öta fit disparaître la vision de rêve sous le drap. Puis il rejoignit la jeune femme. Il avait envie de toucher Saalyn, de la caresser. Mais il ne la désirait pas, contrairement à la jeune humaine. Il s’assit auprès d’elle. Il la regarda allaiter un moment. Sous l’examen, elle rougit. Il lui passa un bras autour des épaules. De l’autre main, il lui prit le sein libre et le caressa doucement.
— Monsieur, dit-elle, d’un air gêné en s’écartant légèrement.
Mais la protestation manquait de conviction. Öta n’en tint pas compte.
— Laisse la tranquille, lui ordonna la voix ensommeillée de Saalyn.
Öta s’écarta précipitamment de la nourrice.
— Tu es réveillée ? demanda-t-il.
— Depuis un moment.
Le prétendant guerrier libre eut l’air gêné. Il venait de comprendre que pendant tout l’examen auquel il l’avait soumise, elle était éveillée et consciente de sa présence. Il se tourna vers elle.
Elle avait repoussé le drap et s’était levée. Elle se dirigea vers la commode. Dessus, il y avait un broc plein d’eau parfumée. Elle vida son contenu dans la bassine qui le jouxtait. Elle prit l’éponge quelle mouilla avant de l’essorer.
— Si tu squattes ma chambre pendant que je fais ma toilette parce que tu veux lutiner la nourrice, dit-elle, tu pourrais au moins avoir la décence de te retourner.
Il lui tourna le dos pour masquer le fard qu’il était en train de piquer.
— Je trouve quand même un peu humiliant que tu obéisses aussi vite, continua-t-elle.
Il comprit qu’elle le taquinait. Il se tourna à nouveau vers elle. La nourrice l’imita, ne perdant rien du spectacle, mais plus par désœuvrement que par réel intérêt. La guerrière libre avait fini de se nettoyer. Elle achevait de se sécher. Il la regarda enfiler son pantalon, puis sa tunique. Elle termina par ses bottes de cuir. Enfin, elle se tourna vers son disciple.
— Tu vas voyager comme ça aujourd’hui ? demanda-t-elle.
Öta prit soudain conscience que lui aussi était nu. Il se leva. En quittant la chambre, il jeta un coup d’œil de regret vers la jeune nourrice au corps si chaud et accueillant. Cela n’échappa pas à Saalyn.
— Je t’attends en bas dans six calsihons, dit-elle.
Six calsihons. La nourrice avait le temps de finir de nourrir le bébé, de s’occuper du sien, de les habiller. Et il avait le temps de lui faire l’amour encore une fois. Mentalement, il adressa un remerciement à sa patronne qui avait déjà quitté la chambre.
Quand il descendit à son tour dans la salle, il la trouva attablée près du mur en train d’écrire une lettre. Il y en avait déjà une scellée à côté d’elle. En dehors d’elle, il n’y avait pas grand monde. Il la rejoignit. Elle leva à peine les yeux quand il s’installa à la place d’en face.
— Il me semble que tu as passé une bonne nuit, remarqua-t-elle.
— Mieux que la tienne on dirait, je m’attendais à ce que tu invites Banerd dans ta chambre.
— Lui aussi je crois, mais je n’avais pas la tête à ça. Pas avec ce qui arrive à Deirane.
— Je comprends.
C’est vrai qu’avec le recul, il se demandait comment il avait pu croire que Saalyn allait pouvoir s’amuser alors que son amie était prisonnière, certainement maltraitée. Elle interrompit son travail, posant ses yeux de félin sur ceux de son élève.
— Mais pourquoi rechercher l’admiration dans le regard d’un amant quand on peut la trouver dans celui de son disciple.
Elle reprit sa rédaction, laissant le jeune stoltzen dans l’expectative. Il ne savait comment prendre cette dernière remarque. Il la fréquentait depuis neuf ans, la moitié de ce temps passé avec elle sur les routes. Depuis qu’il était tout petit, il l’admirait. Le jour où elle l’avait choisi comme apprenti avait été le plus beau de sa vie. Puis il comprit qu’elle ne parlait pas de ce genre d’admiration. Depuis qu’il l’avait rejointe à l’ambassade, il l’avait à peine regardée comme un homme regarde une belle femme. Il se souvenait de l’état dans lequel il l’avait récupérée dans les salles de torture d’Orvbel, moins d’un an plus tôt. Elle n’était pas belle à voir à l’époque. Il avait fallu enlever tous les miroirs des pièces où elle s’était enfermée. Elle avait guéri, elle n’avait gardé aucun stigmate de cette période. Personne en la voyant ne pouvait imaginer les épreuves qu’elle avait traversées. Mais lui il savait, il aurait dû se douter que son regard, plus que celui de n’importe qui d’autre, était important.
Le tavernier apporta une assiette copieusement remplie, selon les critères stoltz, qu’il posa devant le jeune homme.
— Merci, dit-il.
— Pas de quoi. Autre chose ? demanda-t-il en s’adressant à Saalyn.
— Une chope d’hydromel, répondit Saalyn. Apportez en une pour Öta aussi.
Elle essuya la lettre avec la feuille de buvard.
— Et puis envoyez-moi votre fille, ajouta-t-elle.
— Immédiatement.
Elle n’avait pas dit laquelle, mais il avait compris. Le temps qu’il revienne avec les consommations, elle avait scellé sa missive. Sa plus jeune fille, à la voix magnifique, l’accompagnait.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Saalyn.
Elle regarda son père qui l’encouragea à répondre.
— Rafindel, répondit-elle d’une toute petite voix.
— Rafindel, tu veux vraiment faire du chant le but de ta vie ?
Elle ne répondit pas, mais son visage le fit pour elle.
— Ça sera très difficile. Tu devras travailler dur. Y consacrer tout ton temps.
— Ce qui en vaut la peine est toujours difficile à gagner, répondit son père, elle en est consciente.
— Si tu penses en être capable, alors je vais t’aider.
Elle montra la dernière lettre qu’elle venait d’écrire.
— Cette lettre est destinée au directeur du théâtre de Sernos. Je lui explique comment tu chantes et l’encourage à te prendre comme élève. Tu devras lui faire une démonstration. Mais ça devrait être une formalité pour toi.
— Le théâtre ?
— Ne t’arrête pas au nom. Le théâtre de Sernos s’occupe de tous les arts de la scène.
Elle fit une pause.
— Le théâtre ne loge pas ses élèves. Et la vie à Sernos est chère. Et surtout, pour une jeune fille comme toi, l’endroit peut être dangereux sans protection. Cette deuxième lettre est destinée à l’intendant de l’ambassade d’Helaria. Quand tu arriveras en ville, tu demanderas l’intendant. Au besoin, utilise mon nom. Tu lui donneras les deux lettres. Il te guidera pour la suite. Laisse-le te conduire au théâtre la première fois et négocier pour toi. Il a plus d’expérience. Il pourra aussi te trouver un petit travail à ta portée qui te permettra d’avoir un peu d’argent. Même sans ça tu auras au moins la nourriture et le logement.
Elle montra le dernier objet qui traînait sur la table. C’était une toute petite plaque métallique d’un doigt de diamètre avec un symbole gravé dessus.
— Tu donneras ceci à l’intendant avec les lettres. C’est le sceau destiné à ton bracelet d’identité.
— L’ambassade n’en fournit pas ? demanda le tavernier.
— Si, mais pas avec ma signature. Ça fait d’elle mon apprentie personnelle et la place sous la responsabilité des guerriers libres.
Elle glissa le sceau dans une enveloppe qu’elle referma. La jeune fille prit tous les trésors que lui tendait Saalyn et les serra contre sa poitrine. Elle semblait calme, mais on devinait l’excitation qu’elle retenait.
— Retourne dans ta chambre, dit son père, on organisera ton voyage plus tard.
Avant de partir, elle déposa un baiser sur la joue de la guerrière libre. Puis, après un moment d’hésitation, elle fit de même avec le disciple en rougissant. Le charme du jeune stoltzen avait encore frappé.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda son père. Pourquoi l’Helaria aiderait une jeune fille gratuitement ?
— Qui vous a dit que c’était gratuit ? répliqua Saalyn.
— Je ne comprends pas.
— Elle remboursera l’Helaria plus tard quand elle sera célèbre.
— Et si elle ne le devient jamais ?
— Il y a toujours une part de risque dans les investissements. Mais vous, pourquoi l’encouragez-vous ? En général les pères n’aiment pas que leurs filles pratiquent ce genre de métier.
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