Chapitre 28 - Partie 1

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Littold sortit du gaillard d’arrière. Une main au-dessus des yeux pour se protéger du soleil, elle fixa l’horizon. Il était vide, ni terre, ni navire, ni même un animal marin ou volant. Le bateau portait toute sa toile. Sa coque particulière lui permettait d’atteindre une vitesse exceptionnelle. Son tour d’horizon effectué, elle chercha son passager. Elle le vit appuyé au bastingage de la dunette, la place qu’elle affectionnait. Grimpant rapidement l’échelle, elle le rejoignit et s’accouda à côté de lui.

— Belle journée, dit-elle, le voyage vous plaît ?

— J’avais déjà voyagé sur des navires orvbelians. Ça n’a rien à voir.

— J’espère bien que nos bateaux ne ressemblent pas à ces ruines flottantes qu’ils osent appeler des navires.

— Vous exagérez un peu, ils ne sont pas si mal.

Il se tourna vers elle.

— Vous ne m’avez toujours pas dit où nous allions, dit-il.

— Si je vous l’ai dit-il y a quelque jour. À Kialtuil.

— Ce n’est qu’un nom. Ça ne me dit en rien ce que c’est et surtout où ça se trouve. Au début, je croyais que nous allions sur la côte est de l’Ectrasyc. Puis au sud du Shacand. Mais aucune de ces deux hypothèses ne tient la route.

— Pourquoi ?

— La voilure. Elle n’est pas du tout adaptée à notre route. Ni à aucune autre route connue d’ailleurs.

— Je ne connais pas grand-chose à la navigation.

— Moi un peu. Je ne suis pas un expert, mais comme je suis devenu citoyen d’une thalassocratie, je me devais me renseigner sur les navires. J'ai profité de notre escale à Imoteiv pour ça.

— Je vois que vous avez profité au mieux de votre séjour chez nous. Alors qu’avez-vous appris ?

— Cette voilure permet d’aller par vent arrière. Au mieux, on peut aller comme maintenant par le travers. Mais on ne peut pas remonter au vent.

— Et en quoi est-ce gênant ?

— Dans l’archipel helarieal et d’une manière générale, dans toute la zone où votre flotte commerce les vents soufflent presque toujours d’est en ouest, ou du nord au sud dans la vallée de l’Unster. Leur force varie, mais leur direction rarement, sauf pendant les tempêtes. Le navire qui nous porte a pu nous amener d’Honëga à Imoteiv. Mais il ne pourrait jamais aller d’Imoteiv à Honëga.

— Mais nous faisons route vers le sud, le long de la côte de Shacand.

— Ça ne change rien à mon propos. Atteindre Honëga depuis Imoteiv ou Shacand ne change rien à l’affaire. C’est même pire, Shacand est presque mille longes à l’ouest d’Ystreka.

— Et pourtant, j’étais à Honëga il y a une douzaine. Il a bien fallu que mon navire se rende vers l’est à un moment ou à un autre.

— Il n’y a qu’un seul moyen. Descendre suffisamment au sud pour atteindre les vents d’ouest. Et c’est exactement ce que nous sommes en train de faire. Kialtuil se trouve loin à l’est dans l’océan. Et pour revenir en Helaria, vous remontez au nord pour prendre les alizées puis vous laissez filer par vent arrière jusqu’à atteindre votre destination. En plus, vous n’avez même pas besoin d’être de grands navigateurs pour ça. À partir du moment où vous avez atteint les bons vents, il suffit de vous laisser porter pour arriver à destination.

Littold le regarda un moment dans les yeux. Des yeux humains, exotiques, avec un iris marron entouré de blanc. Elle n’arrivait pas à lire quoi que ce soit dans ce regard étrange. Elle savait que lui aussi était dérouté par ses yeux de reptiles, intégralement jaunes avec une pupille verticale. Mais il y avait une différence entre savoir une chose et la ressentir. Elle se demanda si elle s’habituerait un jour. La dernière génération de stoltzt semblait ne pas y faire attention. Mais quand elle était née, les humains n’existaient pas, même si elle était encore adolescente quand ils étaient arrivés.

— Vous avez raison, dit-elle enfin, Kialtuil est à deux mois de route dans l’océan.

— C’était évident. Ce qui me semble étrange est que je sois le premier à m’en rendre compte.

— C’est normal en fait. Pour pratiquement tout le monde, ça fait partie de notre originalité. Nous faisons des multicoques. Pourquoi pas des voiles carrées ?

— Vous devez avoir raison, conclut Ternine. À moins que ce soit parce qu’ils sont rares. La plupart de vos autres navires disposent d’une voilure différente qui permet de remonter au vent.

— Possible.

Un moment, Ternine envisagea qu’elle possédait bien plus de connaissances techniques qu’elle ne voulait bien le montrer, que malgré ses affirmations, elle savait parfaitement comment ce navire marchait. Mais Littold reprit la parole, le coupant dans ses réflexions.

— Mais ce n’est pas pour discuter de navigation que je vous cherchais.

— Et pourquoi donc ?

— C’est à propos de vos…

À ce moment, un cri partit de la vigie. Le stoltz au sommet du mat désignait quelque chose au loin, légèrement sur tribord. L’ensemble de l’équipage se précipita de ce côté pour voir. Il y avait une forme partiellement émergée. Elle était trop loin pour que l’on estime sa taille avec précision. Mais c’était gros. Le capitaine monta sur la dunette, sa lunette d’approche toute neuve à la main pour observer le phénomène. Quand il rabaissa son instrument, il avait l’air circonspect. Littold le connaissait bien, cette attitude n’était pas rassurante.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Littold.

— Un raxfec, répondit-il

Ternine s’approcha.

— Avoir devant nous un animal dont le nom est construit à partir du terme vorace n’est pas rassurant, dit-il.

— Vous avez raison, dit Littold, ce n’est pas rassurant. Heureusement notre bateau est plus grand que lui, il devrait donc se montrer méfiant à notre égard. Et puis, il est de même nature que les Anciens Peuples, donc il s’alimente relativement peu. Il y a peu de chance qu’il ait faim.

— De toute façon, nous sommes trop gros pour que l’on constitue une proie. Mais cela ne nous protège pas d’un excès de curiosité, remarqua le capitaine, et s’il nous considère comme un rival, il peut s’enfuir comme il peut nous attaquer.

— Il peut nous couler ? demanda Ternine.

— Non, répondit Littold, mais il peut nous endommager.

— Ce navire est divisé en compartiments étanches. En nous heurtant, il pourra en noyer un ou deux, expliqua le capitaine. Cela ne nous entraînera pas par le fond.

— Et s’il attaque encore et crève d’autres compartiments ?

— Le navire est solide, reprit Littold. Après nous avoir heurté une fois, il sera sérieusement sonné, il n’aura pas envie de recommencer.

— Par contre, nous ne pourrons pas continuer. Nous serons obligés de rejoindre le port le plus proche pour réparer, conclut le capitaine.

Il reprit sa lunette pour surveiller l’animal. Visiblement, il avait repéré le navire et semblait le surveiller.

— Notre route nous rapproche, remarqua Ternine, on pourrait peut-être dévier pour s’éloigner de lui ?

— Surtout pas, il pourrait croire que l’on a peur, répondit le capitaine.

— C’est bien le cas, répondit l’ancien espion.

— Il pourrait attaquer rien que pour prendre l’avantage.

La trajectoire du navire ne passait qu’à quelques dizaines de perches du prédateur. Aussi Ternine eut largement le temps de l’étudier. Il était grand, la moitié du navire environ, soit près d’une quinzaine de perches. Sa gueule faisait le quart de son corps et hérissée de dents longues comme l’avant-bras. Il était propulsé par quatre nageoires puissantes. C’était un véritable monstre, au sommet de la chaîne alimentaire. Mais il ne bougeait pas, se contentant de surveiller. Le navire n’avait rien fait qui ressemblait à une provocation, ni à une menace. Aussi le laissa-t-il passer son chemin sans chercher lui-même à provoquer ce qu’il considérait comme un monstre bien plus dangereux que lui. Bientôt, il fut dépassé et s’éloigna derrière eux. Il les surveilla encore un moment avant de plonger.

— C’est fréquent ce genre de rencontre ? demanda Ternine.

— On en voit un ou deux par voyage, répondit Littold.

— Il faudrait éliminer tous ces prédateurs dangereux.

— Ça serait une mauvaise idée. La mer est à eux. C’est nous les intrus, c’est nous qui empiétons sur leur territoire. Et puis, ils ont leur rôle dans ce monde. Les éliminer pourrait engendrer d’autres problèmes.

— Lesquels ?

— Nous ignorons ce qui se cache dans les profondeurs. Il pourrait y avoir un prédateur plus gros encore qui les chasse. Si on lui retire sa nourriture, il pourrait remonter à la surface trouver d’autres proies. Nous par exemple. À l’inverse, en le retirant, sa nourriture habituelle pourrait pulluler et perturber nos propres prises. N’oubliez pas que nous dépendons en grande partie de la mer pour nous nourrir.

— Je n’avais pas pensé à tout ça.

— La nature est complexe. Il faut éviter de trop y toucher, remarqua le capitaine.

— Même si les feythas nous ont prouvé qu’elle pouvait encaisser pas mal, ajouta Littold. Mais il y a de nos jours cent fois moins de monde qu’avant la guerre. Je doute que, dans son état actuel, Uv Polin puisse nourrir une population aussi nombreuse que celle d’il y a soixante ans.

L’Orvbelian jeta un dernier coup d’œil à l’endroit où le monstre marin s’était tenu. Puis il retourna à son poste d’observation, rejoint par Littold.

— Vous alliez me dire quelque chose avant cette interruption, la relança-t-il.

— D’abord j’ai une bonne nouvelle, dit-elle. Nous avons fermé la route terrestre qui reliait l’Orvbel à l’Helaria.

— Et la route maritime ?

— Elle est toujours ouverte. Mais surveillée.

Le sourire carnassier de l’ancien espion montrait à quel point les déboires de son ancien seigneur le réjouissaient.

— J’ai aussi des questions concernant vos révélations au sujet des plans de Brun, reprit Littold. En particulier cette jeune paysanne. Deirane.

— Je ne sais pas grand-chose. Lui et Dayan sont d’accord pour que Deirane ne mette pas les pieds en Orvbel pour ne pas attirer Saalyn derrière elle. Je n’en sais pas plus.

— Quelqu’un vient de tenter de tuer Saalyn. Nous pensons que c’est Brun.

— Je ne suis pas au courant, ils n’ont pas parlé de meurtre devant moi. Ils envisageaient juste de vendre cette jeune humaine hors du pays. Quand je les ai quittés, ils parlaient de la Nayt.

— L’enquête de Saalyn s’oriente vers la route de l’est, Nayt reste vraisemblable.

Ternine souffla. Il avait craint un instant que les Helariaseny le prennent pour un traître.

— Votre guerrière pourra-t-elle y continuer son enquête ?

— L’archiprêtre de Meisos a pris l’ascendant sur celui de Deimos. Il a nommé un inquisiteur qui partage son allégeance. Si Saalyn fait preuve de diplomatie, elle pourra même se faire assister par l’inquisition.

— C’est une chose que Dayan n’a certainement pas prévue.

— Nous si. La politique de ce pays est définie par l’allégeance de son archiprêtre. Et le choix de l’archiprêtre dépend du nombre des fidèles du dieu qu’il sert. La Nayt veut la paix, le dieu blanc ne pouvait que tomber de son piédestal.

Ternine hocha la tête devant ce résumé de la politique menée par la puissante théocratie qui régnait sur une bonne partie de la grande route de l’est.

— Vous avez d’autres informations sur ces hommes ? demanda-t-il enfin.

— Ils sont treize. Tous humains. Deux arbalétriers dans le lot. Il y a aussi quatre épéistes. Les autres ont un armement plus courant, arcs, masses d’armes et massues ou lances.

— Deux arbalétriers. C’est rare. Ça ressemble à la bande de Jevin. Je les ai rencontrés à plusieurs reprises. Ils sont originaires de la Nayt pour la plupart. Mais il y a trois Yriani et un Salirianer. Brun et Dayan ne font jamais appel à eux.

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