Chapitre 34 - Partie 3
La gems prit le relais de la discussion. Elle s’approcha du petit groupe.
— Si nous vous avons amenés, c’est parce que vous pouvez nous donner quelque chose que nous désirons.
— Tout ce qui est à moi est à vous, répondit prudemment Saalyn.
— Je n’ai pas dit que c’était à vous. J’ai dit que vous pouviez nous l’obtenir.
Saalyn fut aussitôt sur la défensive.
— Je ne vous aiderai pas à nuire à mon pays.
— Je n’envisage rien de tel, la rassura-t-elle. Je sais que vous vous laisseriez découper en petits morceaux pour votre pays. D’ailleurs ça a déjà été fait si je me souviens bien.
— Vous me confondez certainement avec quelqu’un autre. J’ai déjà perdu des morceaux de moi, mais je n’ai jamais été découpée.
— Voilà qui manque à votre expérience, remarqua Sarhol. Nous pourrions pallier cette lacune si vous le désirez.
Typiquement haut gems. Les menaces avant la demande. Histoire de montrer à quoi on s’expose si on refuse leur offre.
— Merci, répondit-elle, un jour peut-être, mais pas tout de suite.
— C’est ce qui risque de vous arriver pourtant si vous ne vous exécutez pas.
Saalyn se passa la langue sur les lèvres. Elle regretta aussitôt ce geste qui trahissait sa nervosité.
— Avant que je ne m’exécute, dit-elle, il faudra déjà savoir ce que vous voulez que je fasse.
— Nous allions y venir, intervint Hïmel.
La gems rejoignit son frère. Au passage, elle caressa d’un doigt la joue du jeune disciple qui serra les dents sous la brûlure. Le contact avait été trop bref pour qu’il laisse une trace. Mais sa joue le cuisait.
— Vous connaissez une jeune fille au corps couvert de bijoux, dit Sarhol.
— Beaucoup de mes connaissances possèdent des bijoux, répondit-elle prudemment.
— Mais pas comme elle. Chez elle, ils font partie d’elle. Ils sont incrustés dans sa peau.
— En admettant que je connaisse une telle femme, en quoi cela présente un intérêt pour vous ?
— Nous la voulons, répondit simplement Hïmel.
— Mais pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais quelle question stupide. Parce que tel est notre désir.
— Nous voulons l’ajouter à notre collection, ajouta Sarhol.
Il y avait pire qu’être propriété d’un gems. Mais elle n’avait pas le droit de décider pour Deirane. Elle était libre et elle le resterait. Tout au moins, Saalyn ne serait jamais responsable de son esclavage. Sans compter un autre fait à prendre en compte. Deirane ne serait pas une employée de ces gems. Elle ne travaillerait pas aux cuisines où comme femme de chambre. Elle serait une sorte de bijou, un objet d’apparat. Il voudrait certainement la posséder charnellement. Elle risquerait d’avoir une vie brève et douloureuse.
— Savez-vous si sa modification la protège contre les brûlures ? demanda Sarhol.
— Le sort la protège contre les blessures physiques et chimiques ainsi que contre le poison, continua Hïmel, mais nous ne sommes pas sûrs contre les brûlures.
— Comment savez-vous ça ? demanda Saalyn.
Le regard du gems exprimait son mépris.
— C’est ainsi que je les ai conçus.
Ainsi c’était ce gems avait conçu le sort. Saalyn était surprise. Elle avait vu son efficacité. Sa puissance n’était pas à la portée de n’importe qui. Il était bon magicien. Mais il manquait un peu d’expérience s’il ne connaissait pas son périmètre exact.
— À qui l’avez-vous vendu ?
— À un drow quelconque.
Il écarta la réponse d’un geste désinvolte.
— Et vous saviez quel serait son usage quand vous l’avez conçu ?
— Bien sûr, sinon comment aurais-je pu leur donner les propriétés requises ?
C’est donc comme ça qu’il connaissait l’existence de Deirane, alors qu’il vivait dans un endroit si isolé que les nouvelles ne devaient y arriver que rarement. C’est alors qu’elle remarqua le pluriel que le gems avait employé concernant les sorts.
— Il y avait plusieurs sorts ? demanda-t-elle.
— Le drow a connu plusieurs échecs.
— Combien ?
— Qu’est-ce que c’est ? se rebiffa-t-il soudain, un interrogatoire ?
— Non, pas du tout, répondit Saalyn, juste un renseignement sur vos performances. Votre sort ne semble pas très efficace. Il a tué beaucoup de jeunes filles.
Le gems perdit son air affable. Sous la colère, il cracha sa réponse.
— Mon sort n’est pas en cause. C’est ce drow qui ratait ses implantations.
— Nous lui avons vendu huit sorts, répondit Hïmel, mais pour chacun on pouvait compter deux filles qui mourraient pendant l’implantation.
Saalyn calcula rapidement. Près d’une vingtaine de jeunes filles avaient subi le même sort que Deirane. Mais une seule avait survécu. Elle était atterrée. Tant de morts. Tant de souffrances. À cause d’un drow. Non, se reprit-elle, à cause d’un monstre, pas un drow. Elle connaissait des drows, certains intimement. Ils ne se comportaient pas avec un tel manque de respect de la vie d’autrui.
— Vous avez participé à cette monstruosité, ne put-elle s’empêcher de répondre.
— Une œuvre d’art, répondit Sarhol.
Il s’était calmé.
— Ce drow n’est pas un bon technicien, mais c’est un artiste. Il m’a envoyé une gravure du résultat, c’est magnifique.
— Ce que vous avez infligé à cette fille est monstrueux. Et toutes ces morts…
— Eh ! Nous n’avons rien infligé, protesta Hïmel.
— Mais vous saviez.
Elle eut le même geste désinvolte que son frère.
— Ce ne sont que des humaines. Les humains font tellement d’enfants. Une vingtaine dans cette multitude, qu’est-ce que ça représente ?
Pour un stoltz, chaque enfant était précieux. La réponse de la gems révolta les deux Helariaseny. Non, elle les choqua au point que Saalyn ne trouva rien à lui répondre. Le gems en profita pour ramener la discussion sur son sujet initial.
— Si nous revenions à notre affaire. Et cette fille, vous nous la livrez ?
Il dut répéter la question plusieurs fois. La dernière, suffisamment fort pour qu’elle réagisse.
— Je ne peux pas, répondit-elle.
En un instant, le gems fut sur elle. Toute trace d’humanité avait disparu de son visage. Il n’exprimait que la colère pure. Il était redevenu l’un de ces êtres qui était à l’origine de la mauvaise réputation des hauts-gems : cruel et sans considération pour tout autre que lui-même et parfois un de ses congénères.
Il lui prit le visage dans la main. La chaleur qu’il dégageait était intense. La douleur était à la limite du supportable. Elle gémit. Il la souleva de terre. Elle lui saisit les poignets pour se libérer, se brûlant aussi les mains.
Öta se porta aussitôt à son secours. Aussitôt, la gems l’intercepta. Elle lui prit le bras. Il cria sous la surprise. Le corps de ces êtres était si brûlant.
— Pourquoi ? demanda Sarhol.
— Parce que… j’ignore… où elle est.
Sa réponse était entrecoupée de gémissements. Le gems raffermit sa prise sur le visage, lui arrachant un hurlement. Öta essaya de saisir son épée de sa main libre. Sa tortionnaire lui attrapa l’autre poignet. Elle n’eut pas beaucoup d’efforts à faire pour le mettre à terre. À première vue, elle ne semblait pas plus musclée que Saalyn. Beaucoup moins même. Mais elle était en réalité bien plus forte que l’apprenti.
— C’est qu’elle ne ment pas, dit Sarhol apparemment surpris.
Il lâcha la guerrière libre qui tomba sur le sol. Elle se releva sur un coude, le visage en feu, dans tous les sens de l’expression. Elle se passa les mains sur les joues, surprise de n’y trouver aucune cloque. Elle en fut heureuse. Les gems savaient infliger des blessures qui ne guérissaient jamais. Calen était bien placée pour le savoir. Elle n’aurait pas supporté d’être défigurée jusqu’à la fin de ses jours. Elle chercha son apprenti. Il était étendu pas très loin d’elle en train de se relever. Leurs tortionnaires s’étaient réunis devant la cheminée.
— Que fait-on d’eux ? demanda Hïmel.
— On les renvoie, répondit Sarhol.
— Pourquoi prendre cette peine, il serait plus facile de les tuer.
— Mais moins profitable à long terme. Leur mort pourrait nous être préjudiciable.
— J’ai bien peur que tu aies raison.
Sarhol revint vers les deux guerriers libres. Öta s’était relevé. Il aidait sa compagne à se remettre sur ses jambes.
— Vous avez de la chance, nous sommes généreux aujourd’hui. Nous allons vous renvoyer chez vous.
— Mais si vous apprenez quelque chose sur cette Deirane, prévenez-nous aussitôt, ajouta Hïmel.
— Je n’y manquerai pas, répondit Saalyn.
— C’est bien.
Elle passa son index sur la joue de la guerrière libre, ajoutant à la douleur cuisante qu’elle éprouvait déjà. Finalement, le frère et la sœur s’écartèrent d’eux sans plus s’en préoccuper davantage. Les gems ailés qui les avaient amenés, à moins que c’en soit d’autres, entrèrent sur un signal de leurs maîtres. Ils firent signe aux deux guerriers libres de les suivre. Quatre jours de voyage, sans compter le retour, pour à peine quelques calsihons de discussion, les gems avaient une notion du temps toute différente de celle des autres peuples. Un stoltz, après un si long déplacement, en aurait profité pour discuter de tous les problèmes en suspens, histoire de rentabiliser le temps perdu. Mais un gems, sitôt que le sujet qui l'intéressait était passé, oubliait totalement leur interlocuteur. Les deux hauts-gems se comportaient comme si leurs deux invités forcés n’existaient plus, discutant entre eux au coin de la cheminée.
Saalyn aida Öta à se relever. Elle s’apprêtait à suivre leur escorte quand elle s’aperçut que l’apprenti n’avait pas bougé.
— On peut manger quelque chose avant de partir ? demanda Öta, j’ai faim. Vous ne nous avez presque pas nourris depuis que vous êtes venus nous chercher.
Saalyn lui lança un regard affolé. Elle s’attendait à ce que le gems le punisse pour son insolence. Voire, qu’il le tue. Mais, contre toute attente, Sarhol accepta d’un hochement de tête distrait à son domestique. Puis il se désintéressa totalement des deux stoltzt. Le gems ailé fit signe à Saalyn et Öta de le suivre. Il les entraîna à travers les couloirs de la forteresse jusqu’à une cuisine.
Plusieurs humains s’affairaient dans ce lieu. Le métabolisme élevé des gems nécessitait de grandes quantités de nourriture. Tout au contraire des stoltzt, ils mangeaient chacun comme une famille entière. Une femme, en les entendant arriver, se retourna. Elle tira une chaise devant la table qui occupait le centre de la salle et invita Saalyn à s’asseoir. Öta fut pris en charge par une autre cuisinière. Deux assiettes bien remplies furent posées devant eux. Cela semblait appétissant, on aurait dit du jurave. Öta avait eu raison de demander, Saalyn avait faim. Elle entreprit de manger de bon cœur. Les domestiques du domaine étalèrent une pommade grasse sur les brûlures de son visage. Sa fraîcheur soulagea la douleur, c’était aussi efficace que les pouvoirs de guérisseur des pentarques. Peut-être y avait-il de la magie gems là-dessous. Cela n’aurait rien eu d’étonnant, les humains et les stoltzt qui travaillaient pour les gems se brûlaient accidentellement souvent à leur contact. Un haut gems prenant soin des siens leur fournissait donc de quoi se guérir facilement. Et Sarhol donnait l’impression d’être de ce genre.
Une toute jeune femme soigna Öta. Elle remarqua sa tentative de séduction timide pour attirer l’attention du beau stoltzen. Il avait été gravement brûlé, des cloques ceignaient ses poignets. Comme il avait les mains occupées, une autre domestique se chargea de le faire manger comme un enfant. Il avait l’air d’apprécier. Sans savoir pourquoi, toutes ces attentions agacèrent Saalyn. Le regard de l’apprenti croisa celui de son maître. Il repoussa les deux jeunes femmes. Elles n’insistèrent pas. Mais leur visage exprimait clairement leur désappointement.
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