Chapitre 39

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Le navire helarieal était autrement plus rapide que celui avec lequel elle avait commencé son voyage. Il était si rapide qu’il volait littéralement sur l’eau. Il ne lui avait fallu que trois jours pour traverser la baie de Kushan. La même distance avait pris deux douzaines au navire affrété par Orvbel. Il est vrai que ce dernier s’était souvent laissé porter par le courant, elle n’avait jamais pu le voir avec toute sa toile. Les Mustulseny fabriquaient déjà des navires et disposaient d’un empire commercial, mille ans avant que les Helariaseny ne se lancent dans la course. C’est d’ailleurs en s’emparant de cet empire que l’Helaria avait fondé sa propre puissance. Ils savaient faire de bons navires. Sa lenteur était donc délibérée.

Dès le premier jour, elle avait recherché une place pour s’isoler. Le pont du gaillard d’avant constituait l’endroit idéal. Elle y était relativement à l’abri des regards. Elle reprit la place qu’elle avait occupée précédemment, sur le beaupré. Et ici, il y en avait deux, ce qui offrait plus de possibilités. Frestin ne lui avait pas menti. Ici, dans l’océan, les dauphins jouaient avec le bateau. La mer de Kushan n’était pas à proprement parler l’océan. Mais elle n’en était séparée que par un chapelet d’îles : l’archipel d’Helaria, cœur historique de la Pentarchie.

Au début, le capitaine avait mis cap au sud-sud-est. Il cherchait à atteindre le large, comme si sa destination était lointaine, comme la Nasïlia et pas le tout proche Orvbel. Ce royaume étant sur la liste noire de la Pentarchie, il aurait été aussitôt abordé par les navires de surveillance pour contrôle.

Le premier jour, Deirane avait refusé d’étudier. Malgré les appels insistant d’Ard, elle était restée dans son repaire. Ard savait où la trouver, mais il préféra la laisser. Le soleil se couchait. C’est le froid et l’humidité qui la ramena dans sa cabine.

Aussitôt, Biluan fut sur elle. Il l’empoigna par les épaules.

— Où étais-tu ? cria-t-il, on t’a cherchée toute la journée.

— Vous, vous l’avez cherchée, intervint Ard. Moi je savais où elle était.

Le négrier la projeta contre la paroi. Elle rebondit et tomba au sol. La prudence lui conseilla de rester là à laisser le commanditaire déverser son venin sur elle. Le coup de pied dans le ventre la prit par surprise, lui coupant le souffle. Elle poussa un cri de souffrance. Ce n’est qu’au troisième coup qu’elle pensa à se protéger.

— Arrêtez, cria Ard en tentant de maîtriser Biluan.

L’homme envoya promener le vieillard à l’autre bout de la pièce où il resta prostré. Il sortit ensuite sa matraque électrique. Il s’assit sur elle et la mit sur le dos. Les pleurs de la jeune femme, comprenant ce qui allait lui arriver se transformèrent en cris de terreur. D’une main, il lui immobilisa les poignets. Et de l’autre il abattit son instrument sur son visage et sa poitrine. Elle se mit à hurler sous la souffrance. Le sadisme de l’esclavagiste reprenait le dessus.

Brusquement, les coups s’arrêtèrent. Elle sentit le poids de l’homme sur son ventre disparaître.

— Je vous avais dit de ne jamais utiliser cet instrument sur mon navire, rugit une voix furieuse.

Elle entendit des bruits de lutte. Elle sentit des bras lui relever le buste et l’enlacer. Elle se raidit à ce contact. Mais la poitrine contre laquelle sa tête reposait était celle d’une femme. Elle se détendit et se laissa aller. Elle regarda autour d’elle. Le capitaine du navire se battait avec Biluan. Plus exactement, il lui administrait une correction. À l’autre bout de la chambre, un autre marin s’occupait de relever Ard qui grimaçait de douleur à chaque geste. Il semblait bien amoché, une lèvre fendue, un œil poché, le nez en sang.

Le capitaine laissa retomber l’homme par terre. Il se tourna vers sa femme d’équipage.

— Tu ne la quittes pas de tout le voyage. Et s’il s’approche encore d’elle…

— Il pourra intégrer la garde des harems d’Orvbel.

Une garde entièrement composée d’eunuques. Biluan comprit parfaitement le message.

— Bien, répondit le capitaine.

Il s’adressa alors au commanditaire.

— Toi, encore un coup comme ça, je mets le cap sur le port helarieal le plus proche et je vous débarque sur le quai. Et tant pis pour les conséquences pour moi.

En se relevant, le commanditaire essaya de prendre la matraque qui traînait sur le sol. Le capitaine posa son pied sur la main, lui arrachant un cri de douleur. Puis il ramassa l’instrument dont il brisa les pointes contre un mur. Il libéra enfin la main. L’Orvbelian s’éloigna à quatre pattes, ne se remettant debout que hors de la chambre. Le capitaine sortit à son tour, laissant Deirane seule avec Ard et l’edoriane.

Le lendemain, le capitaine rejoignit Deirane dans son refuge sur le beaupré. Il s’assit à la base du mat, juste derrière elle. Surprise, elle faillit basculer, mais il l’immobilisa d’un geste, lui permettant de retrouver son équilibre. Comme beaucoup de monde avant lui, il laissa sa main un instant sur ses reins, curieux de la sensation de la multitude de petites pierres incrustées dans sa peau. Et comme la plupart d’entre eux, il éprouvait une certaine gêne à faire cela. Il l’aida à s’asseoir à côté de lui.

— Vous n’avez pas peur de tomber ? demanda Deirane.

— Les secours ne sont pas loin.

Il montra les dauphins qui folâtraient juste en dessous d’eux.

— Personne ne peut se noyer quand ils sont dans les parages.

— Ils sont amusants.

Ils regardèrent les cétacés jouer.

— Je suis désolé, dit-il, enfin.

— Vous n’êtes pas le premier à faire preuve de curiosité. Même ma meilleure amie n’a pas pu se retenir de me toucher.

— Ce n’est pas douloureux ?

Elle secoua la tête.

— Au début si, mais maintenant je ne les sens plus.

— C’est très beau.

— Ça a d’autres avantages aussi. Aucune lame ne peut me tuer.

— Mais ça ne vous protège pas de la matraque électrique.

— Non.

— Je ne parlais pas de ça. Je pensais à ce qui s’est passé hier soir. Je commence à regretter d’avoir accepté cette mission.

— Pourquoi l’avoir acceptée ?

— Parce que je suis pris à la gorge. J’ai trois mois de retard dans le paiement du loyer.

— Quel loyer ?

— Le loyer du bateau. Si je ne le paye pas avant la fin du mois, la Pentarchie va le reprendre. Au lieu de me contenter de faire du transport, j’ai voulu spéculer. Mais j’ai fait les mauvais choix. J’ai perdu tout l’argent que j’avais en réserve.

— Ce voyage vous permettra de vous renflouer ?

— Je pourrai payer pour l’année complète.

— Tant mieux pour vous.

Le ton sarcastique n’échappa pas au capitaine. Il préféra ne pas continuer la discussion davantage. Il reprit pied sur le pont.

— Ce triste sire ne vous embêtera plus jusqu’à la fin du voyage.

— Je suis sûre qu’il me le fera payer quand vous ne serez plus là.

— Je le crains en effet. Tout ce que je peux faire c’est ralentir l’allure. Je peux doubler le temps du voyage si nécessaire.

— Merci, mais si vous voulez vraiment m’aider, retrouvez mon amie et dites-lui où je suis.

— C’est d’accord. Quel est son nom ?

— Elle s’appelle Saalyn, vous la trouverez à l’ambassade à Sernos. Et si elle n’y est pas, quelqu’un saura où la trouver.

— Saalyn. Je m’en souviendrai. Je trouverai un chargement vers Sernos dès mon retour à Kushan.

Il s’éloigna. Au passage, il pressa la main de Salmena, l’edoriane qui ne quittait pas Deirane d’un cheveu. Elle le retint.

— Tu ne comptes pas prévenir cette Saalyn ? objecta-t-elle.

— Je tiens à la vie. Mais un peu d’espoir ne peut pas lui faire de mal. Et ça la fera se tenir tranquille.

— Nous n’aurions jamais dû accepter ce contrat. Tu as vu son bracelet d’identité ?

— Je n’ai pas fait attention. Mais elle n’est pas Helariasen. Elle a dû vivre chez nous un moment pour en avoir un.

— Son bracelet est authentifié par Calen. L’archonte Calen.

— Calen ! Mais qui est cette fille ?

— Je l’ignore, mais c’est miné. Calen est la protégée de Wotan. Ça remonte trop haut. À ta place, je les égorgerais tous et je balancerais leur cadavre à l’eau.

— Je commence à l’envisager. Malheureusement, ce n’est pas une option. Son truc n’est pas seulement décoratif. Il la protège contre les agressions.

— Tu es sûr qu’elle ne ment pas ?

— Si on essaie et qu’elle a dit la vérité, on sera en mauvaise posture.

Il regarda la jeune fille qui avait repris sa position.

— À notre retour, je garde la somme, je rends le bateau et je disparais, dit-il.

— C’est la seule solution.

Il laissa Salmena sur place pour rejoindre son poste sur la dunette. Au passage il croisa Biluan qui lui lança un regard de haine. Il voulait certainement se venger, mais il ne pouvait rien faire.

Le capitaine n’avait pas menti. La direction changea subtilement et le réglage des voiles fut modifié. La vélocité du navire s’en ressentit fortement. C’était si bien fait qu’un observateur n’aurait pas compris que c’était volontaire. Il aurait juste cru à un capitaine incompétent. C’est plus joyeuse, ou plus exactement moins morose, que Deirane rejoignit Ard pour sa leçon du jour.

Malheureusement, même les meilleurs moments ont une fin. Huit jours après avoir quitté Kushan, ils entraient dans le port d’Orvbel à la lueur du soleil couchant. Vu la nature helarieal du navire, tous les gardes s’étaient précipité à leur poste et les armes étaient pointées sur lui. Seul le pavillon d’Orvbel, hissé au dernier moment au sommet du grand mat, qui annonçaient la nationalité de son affréteur ainsi que sa nature marchande, lui avaient évité de devenir une cible.

Deirane ne devait pas être amenée le jour même devant Brun. Il fallait d’abord en faire une concubine digne du roi. Tout au moins, il fallait lui transmettre quelques rudiments ; devenir une parfaite maîtresse de harem demandait des années d’éducation. Elle devait faire un séjour dans une maison pour la préparer à cette rencontre. Et ce n’était qu’un début. Une fois dans le harem lui-même, elle aurait encore beaucoup à apprendre. Elle sortit du bateau enveloppée dans un grand manteau à capuche afin que personne ne puisse voir à quoi elle ressemblait. Dans son domaine, Biluan n’avait pas de précautions particulières à prendre. Il suffisait juste qu’elle soit masquée. Escortée par quatre gardes de la ville, elle rejoignit son lieu de détention. Vu de l’extérieur, c’était un palais, tout en marbre avec des colonnades. Mais à l’intérieur c’était une prison : chambres de la taille d’une cellule de moine avec juste un lit et une penderie, aucune décoration sur le mur en pierre brute. L’endroit n’était éclairé que par une fenêtre trop haut placée pour voir l’extérieur.

Et ainsi que l’avait craint le capitaine, Biluan se vengea. Il s’était trouvé une nouvelle matraque électrique. Ainsi équipé il se rendit à sa cellule. Et il n’y avait personne pour la protéger. Ni le capitaine, ni même Ard. Quand il la quitta, au petit matin, soulagé, Deirane souhaitait être morte.

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