Chapitre 40 - Partie 1
Depuis que le navire avait atteint la latitude où soufflaient les vents d’ouest, loin au sud, il donnait toute sa mesure. Jamais Ternine n’était allé aussi vite de toute sa vie. Même les dauphins avaient du mal à ne pas se laisser distancer. Ils ne les rattrapaient qu’à la faveur de la nuit quand il ralentissait l’allure. L’ancien esclavagiste ignorait qu’il était possible d’aller aussi vite. Au passage, cela permit à l’exilé de comprendre que ce n’étaient pas des animaux sauvages qui jouaient avec le navire mais qu’ils faisaient partie du voyage.
La monotonie du voyage fut brisée par la survenue du 8 hedo. Le matin, Ternine s’était levé tard, comme à son habitude. Il avait passé sa soirée de la veille à coucher sur le papier ses souvenirs du temps où il travaillait comme espion pour Brun, le roi d’Orvbel. En dehors de cette activité il n’avait rien à faire. Et la mer, vide à perte de vue, n’offrait que peu de distraction. Des rencontres telles que le raxfec, quelques douzaines plus tôt, ne s’étaient pas reproduites. Il ne s’était pas couché tard pourtant. Sitôt le soleil disparu derrière l’horizon, il avait pointé du nez. Les stoltzt avaient depuis longtemps remarqué que les humains, et d’une manière générale tous les Nouveaux Peuples, avaient du mal à tenir la journée entière, surtout en été où il n’était pas rare qu’ils fassent une pause au milieu de la journée. Quelqu’un à la Bibliothèque avait suggéré que cela signifiait peut-être que le monde où les feythas étaient allés les chercher avait un jour plus court, de dix monsihons au lieu de douze, voire neuf. Vu la façon dont il dormait depuis le début de ce voyage, il commençait à penser que ce scientifique inconnu avait peut-être raison.
Ternine se rendit au mess comme d’habitude. Le repas du matin était le plus important pour les Helariaseny. Ternine avait l’habitude de le prendre seul, les marins ayant fini de manger depuis longtemps quand il se levait. Mais contre toute attente, Littold y était encore. Elle avait déjeuné, mais on aurait dit qu’elle l’attendait. Et lisait un livre. Roman ou traité, impossible à dire, la couverture n’était pas visible. L’Orvbelian prit place en face d’elle.
— Kelyätmetae le, Littold, la salua-t-il.
— Kelyätmetae le, Ternine, répondit-elle. La nuit a été bonne ?
— Tranquille, comme depuis que je suis monté à bord. Je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Et la vôtre ?
— Tranquille aussi. Il ne se passe jamais rien lors de ces voyages. Votre biographie progresse ?
— Hier soir j’ai écrit quatre pages avant de me coucher. Huit autres dans la journée, c’est un bon rythme.
— Ceci devrait vous faciliter le travail.
Elle poussa vers lui un petit coffret en bois poli et verni. Sur le dessus, gravé, il y avait le logo du fabricant de son contenu, souligné avec une touche de peinture dorée. Un beau travail d’artisan. Mais il semblait avant tout fonctionnel plus que décoratif.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Aujourd’hui c’est la fête de la fondation, répondit Littold. Traditionnellement, à cette date on s’échange des cadeaux entre amis. Ceci est pour vous, de ma part.
— Je connais cette coutume. C’est l’une des plus appréciées de l’Helaria en dehors de ses frontières. On la célébrait au Salirian, dans mon village natal.
— Vraiment ? Pourtant elle commémore la fondation de l’Helaria par nos pentarques, il y a mille cent-quatre-vingt-dix-huit ans aujourd’hui.
— Je sais, chaque royaume adapte le prétexte selon sa coutume. Au Salirian, c’est la date d’intronisation traditionnelle des rois. En Orvbel… Peu importe l’Orvbel. La seule chose qui ne change pas, c’est l’échange des cadeaux.
Ternine prit le coffre en bois et l’ouvrit. Il ne reconnut pas l’instrument principal qui reposait dans une encoche taillée sur mesure, long et fin comme une baguette. Mais le petit pot d’encre lui donna une idée sur son rôle.
— C’est pour écrire ? demanda-t-il.
— C’est un stylo plume. Vous verrez à l’usage qu’il est beaucoup plus agréable à utiliser qu’une plume de jurave. L’encre est contenue dans un réservoir. On peut écrire plusieurs pages sans le recharger. La pointe en métal est quasiment inusable, elle n’a pas besoin d’être régulièrement retaillée comme pour une plume ou un calame. Elle ne se ramollit pas avec l’encre et l’écriture reste précise.
Il prit le stylo, en enleva le capuchon et examina la pointe, d’une finesse qu’il n’aurait pas crue possible. Le métal était brillant, légèrement doré, mais ce n’était pas du cuivre, ni du bronze ou du fer. Il ne savait pas ce que c’était. Mais cela brillait de mille éclats. Il y avait des inscriptions sur la pointe.
— C’est vraiment un bel objet, répondit Ternine, je ne reconnais pas ce métal.
— Pourtant les mines d’où il est extrait sont situées au Salirian, dans la région du lac de Saal.
— Le Salirian produit quelque chose d’utile, c’est nouveau ça.
— Des mines y produisent ce qui ressemble à un minerai de cuivre.
— Qui ressemble en effet. Comme le Salirian ressemble à un pays.
— En fait, c’était un minerai pour un autre métal. Il est accompagné en petite quantité de celui qui compose cette plume, expliqua Littold. On les a appelés respectivement nickel et iridium.
— Et ça sert à quelque chose ?
— À beaucoup de chose, en particulier à fabriquer ce stylo. Le sous-sol du Salirian est fabuleusement riche. Si vous n’étiez pas en train de vous battre continuellement, vous seriez la première puissance économique de l’Unster. Helaria inclus.
Ternine admira un moment le cadeau que lui avait offert Littold. Il regrettait de n’avoir pas de papier sous la main pour l’essayer. Tout à l’heure, il retournerait à sa cabine pour voir. Il le rangea finalement dans sa boite, comme à regret.
— Le sous-sol du Salirian est peut-être riche, mais il l’est incomparablement moins que celui de l’Helaria, dit-il.
— Comment ça ? demanda Littold.
Pour toute réponse, il sortit une boite, large mais très plate recouverte d’un tissu feutré dans les tons de bleu nuit, presque noir. Il n’y avait pas de charnière, le couvercle s’emboîtait sur le fond. Il la tendit à la stoltzin. Elle sembla touchée par l’attention. Pour Ternine le couvercle semblait uni, mais le vendeur lui avait certifié qu’il portait un dessin, d’une couleur invisible pour les humains, mais que les stoltzt pouvaient voir. Et l’expression de surprise de la stoltzin quand elle l’examina le lui confirma. Elle la prit et l’ouvrit. Ses yeux se mirent à pétiller de plaisir.
— Je vois que vous avez rapidement appris comment faire plaisir aux femmes, dit-elle.
Dans la boite, couché dans un écrin de satin blanc, un pendentif en argent brillait de tous ses feux. Son dessin rappelait une fleur stylisée. Les pétales étaient soulignés d’un liseré d’or. Il enserrait en son cœur plusieurs petits diamants bleus. Le bijou était petit, mais magnifique. Le joaillier qui l’avait fabriqué était un artiste accompli. Une chaînette en or permettait de l’accrocher au cou. La maille était étudiée pour ne pas irriter la peau fragile des stoltzt.
— Comment vous l’êtes-vous procuré ? demanda Littold, visiblement émue.
— Je l’ai acheté à Imoteiv.
— Seul ?
— En fait Elda m’a guidé. Je ne suis pas encore habitué à vos pratiques. Mais j’ai choisi moi-même ce bijou.
Il le montra de la main.
— Je ne comprends pas comment vous avez pu être pauvre si longtemps alors que vous aviez une telle fortune sous les pieds, remarqua Ternine.
— Nous ignorions qu’elle était là.
— Comment les avez-vous découverts alors ?
— Vous êtes sûr de vouloir continuer à discuter ?
Ternine comprit le message. Il lui reprit le coffret des mains. Puis il se leva pour se placer derrière elle. Elle releva ses cheveux blonds pour dégager le cou.
— J’estime que les bijoux sont les seuls vêtements dont une femme ait besoin, dit Ternine.
— Peut-être en trouverez-vous une à destination qui l’acceptera, répondit Littold.
L’ex-espion fut légèrement déçu par cette réponse. Elle venait de mettre fin à tout espoir qu’il aurait pu avoir à son encontre. D’un autre côté, il n’était pas vraiment surpris. Depuis plusieurs mois qu’il vivait avec les Helariaseny il avait pu faire la part de la légende et de la réalité concernant leurs mœurs. Et même si on dit « il n’y a pas de fumée sans feu » les Helariaseny étaient loin d’être aussi faciles que leur réputation le laissait entendre.
— On dit que chaque diamant est unique, reprit Ternine, et qu’on peut savoir de quelle mine il vient grâce à sa couleur.
— J’ai entendu dire la même chose. Ceci étant, il y a très peu de mines dans le monde. C’est un peu juste pour faire des généralités.
— Vous savez, cette jeune femme dont on a parlé il y a quelques douzaines.
— Deirane ?
— Les diamants sur ses joues, ils ont exactement la même teinte.
— Ils viennent donc très certainement de chez nous, en déduisit Littold.
— Peut-être pourriez-vous identifier celui qui lui a fait ça en cherchant qui vous a fait un achat massif.
— On pourra vérifier. Mais à mon avis, celui qui lui a posé ces diamants et celui qui l’a attiré à votre attention sont la même personne.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je doute qu’il ait fixé toutes ces pierres précieuses dans sa peau pour qu’elle passe en fin de compte toute sa vie dans une ferme.
— C’est logique.
Ternine n’avait pas l’habitude d’offrir des bijoux, encore moins de les mettre en place lui-même. Mais il parvint enfin à attacher le fermoir. En revenant à sa place, il remercia ses dieux que Littold se soit révélée si patiente.
Littold referma son livre et se leva.
— Merci pour ce cadeau, lui dit-elle encore une fois, il est vraiment magnifique.
Lui adressant un dernier sourire, elle quitta la pièce, certainement pour prendre son poste sur la dunette.
Le voyage s’était révélé riche en surprises. Ternine se souvenait de son étonnement en découvrant que le soleil passait maintenant au nord à midi. Il avait aussi découvert que le continent de Shacand ne se prolongeait pas très loin au sud, il restait un large espace jusqu’au pôle. Il était donc possible d’atteindre l’océan occidental autrement qu’en empruntant le détroit que les armes des feythas avaient rendu mortel. Il se demandait ce qu’il allait découvrir d’autre d’ici la fin du voyage. Déjà, il n’existait aucune terre connue dans la direction qu’ils suivaient. Mais les vaisseaux d’exploration helarieal allaient plus loin que n’importe quel autre navire. Littold avait déjà avoué qu’ils avaient colonisé un continent inconnu au cœur de l’océan. Leurs navires cartographiaient l’est du continent d’Ectrasyc, ils n’avaient pas encore atteint sa pointe extrême orientale, mais ce n’était qu’une question de temps. Le problème n’était pas tant de connaître les côtes, les feythas avaient laissé assez de documents pour ça, que l’origine des vents qui soufflaient du continent. Certains pouvaient charrier des poussières mortelles. Il fallait avancer avec prudence. Sans elles, ils auraient fait le tour du continent depuis cinquante ans déjà.
Cela faisait un peu plus d’une douzaine qu’ils fonçaient vers l’est quand la vigie se manifesta.
— Terre ! Terre ! annonça-t-il.
Ternine avait beau s’y attendre, il fut quand même surpris. Un peu plus de quinze jours de voyage vers le levant précédé de trois douzaines à descendre vers le sud. Il faudrait du temps avant que les autres pays ne puissent les rejoindre. Le seul à disposer d’une industrie navale, l’Orvbel, était loin de maîtriser d’une telle technicité. Quant au Mustul, il était l’allié de l’Helaria et devait certainement se partager ces territoires avec lui.
L’île qu’ils croisèrent déçut Ternine. Ce n’était qu’un îlot rocheux, pelé comme le dos de la main. Mais à l’horizon au sud-est, il distinguait une ligne basse, indicateur d’une terre plus étendue.
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