Chapitre 41

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Quelques coups frappés à la porte de son bureau tirèrent Calen de ses réflexions. Elle ouvrit les yeux, ses doigts lâchèrent le chapelet de perles qu’elle lisait. Cette écriture archaïque, variante des perles colorées, n’utilisait que leur forme pour représenter les sons, elle était bien adaptée pour une aveugle.

— Entrez, dit-elle.

La porte s’ouvrit, un bruit de pas lui indiqua qu’une personne venait d’entrer. Elle le reconnut.

— Festor, s’écria-t-elle de joie.

Elle se leva et se précipita à la rencontre de son frère, au mépris d’une éventuelle chute. Mais qu’importe, il ne la laisserait jamais choir. Il la rattrapa au vol et la fit tournoyer, la faisant rire aux éclats. Il la reposa au sol. La tête lui tournait un peu, elle dut s’accrocher à son épaule.

— Jalia est avec toi ? demanda-t-elle.

— Non, je l’ai laissée à Kushan.

— Seule ?

— Il y a toute une garnison pour s’occuper d’elle.

— Elle va les faire tourner en bourrique.

Il imagina sa fiancée lâchée au milieu de tous ces soldats.

— Ils n’en seront que plus content de me voir revenir.

— Si tu ne l’as pas amenée, j’en conclus que ce n’est pas une visite d’agrément.

— Hélas non, je suis là en tant que lieutenant de la garde de Kushan.

— Guide-moi jusqu’à mon bureau.

— Tu es perdue ?

— La faute à qui ?

Il l’amena jusqu’à sa table de travail. Ayant retrouvé ses marques, elle rejoignit son siège facilement. Elle s’assit. Elle l’entendit marcher jusqu’à l’éclairage et à actionner le mécanisme. Étant aveugle, elle n’allumait jamais la lumière.

— Pourquoi c’est le lieutenant de la garnison qui se charge de cette mission et pas une ordonnance ?

— J’avais envie de voir ma grande sœur. Ça fait bien longtemps qu’on n’a pas passé un moment tous les deux.

— Il y a donc un peu d’agrément quand-même.

Il lui sourit, mais elle ne pouvait pas le voir.

— Alors ?

Il revint vers elle. Elle l’entendit poser un dossier sur son bureau.

— Petit frère, tu oublies…

L’instant d’après elle perçut le petit bruit caractéristique d’un collier de perles.

— J’ai fait faire une transcription pour toi.

— Merci. Tu peux me résumer.

— Une patrouille a intercepté une troupe de Sangärens accompagnée d’un Naytain. Une femme les accompagnait. Sangären elle aussi.

— Et ?

— Tu as laissé ton sceau sur son bracelet.

— Tu dois faire erreur, je n’ai jamais signé de bracelet Sangären. Tu es sûr que c’est moi ?

— En fait, ils n’ont pas pu le lire. Il faisait trop sombre. Une femme Sangären avec un bracelet d’identité n’est pas rare. Il n’y avait rien d’anormal et n’ont pas cherché à en savoir plus. Tout ce qu’ils ont pu voir c’est que le sceau ne faisait pas plus de cinq à six lettres et contenait AL. Je ne connais pas d’archonte en dehors de toi qui corresponds à ça.

— D’archonte non. Il y a bien Vernalmantor, un maître tisserand mais…

— Mais son nom est trop long. Tu connais le nom de tous les maîtres tisserands ?

— Non, de quelques-uns seulement.

Festor connaissait sa sœur à la perfection.

— Il doit être très habile de ses mains, suggéra-t-il.

— Oh, ça oui.

Malgré sa partialité, il devait reconnaître que sa sœur était une très belle femme. Leur rencontre avait dû être aussi inoubliable pour lui que pour elle.

— Tu as authentifié un bracelet d’identité pour une femme et maintenant il orne le poignet d’une princesse Sangären. À quoi ressemblait cette femme ?

— Je n’ai signé qu’un seul bracelet en dehors de la Pentarchie ces derniers temps. C’était à l’ambassade à Sernos. La femme était petite, une dizaine d’années. On m’a dit qu’elle était blonde et très jolie. Son signe distinctif était les bijoux qui la couvraient de la tête aux pieds.

— Les bijoux, ça n’est pas descriptif. Ça se met, ça s’enlève.

— Pas chez elle, ils faisaient partie d’elle-même.

Festor regarda sa sœur, étonné.

— Tu as signé le bracelet d’identité de Deirane !

— Tu la connais ? Bien sûr que tu la connais, elle a cité ton nom en se réfugiant à l’ambassade.

— Je l’ai accompagnée au Chabawck. Mais toi comment l’as-tu rencontrée ?

— Elle s’est présentée à notre ambassade de Sernos. Elle avait été violée par une bande de pillards. J’ai eu pitié d’elle.

— Je suis désolé de l’apprendre. Je l’avais prévenue pourtant. Mais comment ignorais-tu que je la connaissais ?

— Elle ne m’a jamais racontée ce qui s’est passé avant. J’ignorai qu’elle était allée au Chabawck. C’est logique après coup. Il était évident qu’elle tenterait cela.

— Où était-elle quand tu l’as quittée ?

— Je l’ai laissée à la garde de Saalyn.

— Deux traumatisées qui se réconfortent mutuellement, malin.

— Deirane se remettra vite. Elle est jeune, elle est solide. Je suis plus inquiet pour Saalyn. Ce qu’elle a subi est bien pire. Wotan aussi est très inquiet pour elle. Tu savais qu’elle avait perdu son contrôle il y a quelques mois ? Elle a tué un suspect dans une affaire d’enlèvement.

— Je l’ignorais, répondit Festor, mais ce n’est pas Saalyn qui nous occupe. C’est de Deirane que l’on parle. Comment est-elle passée de notre ambassade à princesse Sangären ?

— Je l’ignore, je ne sais même pas à quoi ressemble une princesse Sangären.

— C’est assez varié parce que les Sangärens ne sont pas une ethnie homogène mais un mélange de plusieurs origines. Il y a cependant quelques constantes comme un tatouage qui leur couvre le visage et parfois tout le corps et les femmes portent toujours beaucoup de bijoux.

— J’imagine que Deirane pourrait facilement se faire passer pour l’une d’elle.

Calen se carra dans son siège.

— À quoi penses-tu ? demanda Calen. Tu n’es pas venu pour aider Deirane, tu ne savais pas qu’elle était impliquée il y a quelques instants.

— Je crois que quelqu’un se cache derrière les Sangärens pour faire transiter des esclaves par Kushan.

L’expression d’horreur qui s’afficha sur le visage de la stoltzin était éloquente.

— Des esclaves en Helaria ! s’écria-t-elle, je comprends pourquoi cette affaire t’importe tant. Kushan est le plus grand port du monde. On peut s’attendre à ce que les trafics y prospèrent. Mais ça. C’est… C’est.

La belle bibliothécaire était si offusquée qu’elle n’arrivait plus à trouver ses mots. C’est la première fois que Festor voyait sa sœur dans un tel état.

— Il faut en parler aux pentarques, dit-elle enfin.

— C’est aussi mon avis.

Tout le monde croyait que le premier inventeur de la Pentarchie était Braton qui avait créé le premier bateau multicoque. En réalité, cet honneur revenait à une stoltzin. Elle avait perdu l’usage d’un bras lors d’une attaque de hofec et n’arrivait plus à écrire. Avant même que les Helariaseny ne se sédentarisent en Ystreka, elle avait imaginé un appareil pour enfiler automatiquement les perles de l’alphabet helarieal sur un fil pour constituer facilement de longs textes. Cette femme, Satvim était morte depuis longtemps, mais son héritage était vivant à plus d’un titre. Femme d’Helaria, mère des pentarque, elle était de façon indirecte à l’origine de l’Helaria. Plus de mille ans plus tard, son invention était toujours utilisée. Calen en était une virtuose. Il ne lui fallut que quelques vinsihons pour rédiger un message. Elle le vérifia en le faisant glisser entre le pouce et l’index.

Le soir même, ils étaient invités à la Résidence. Festor n’avait pas prévu des vêtements adaptés pour un repas en présence des pentarques. Il avait beau savoir que ceux-ci n’y accordaient aucune importance, il voulait paraître à son avantage. Et puis, il devait bien s’avouer qu’une nouvelle expérience avec les deux jumelles à la fois n’était pas pour lui déplaire. Heureusement pour lui, Calen avait eu beaucoup d’amants. Et malgré la fin de leur relation, ils ne pouvaient rien lui refuser. Elle n’eut aucun mal à en trouver un qui avait la même carrure que le jeune soldat. Ainsi apprêté, il était éblouissant. Et Calen, comme d’habitude, était époustouflante. Le couple qu’ils formaient attirait l’attention quand ils quittèrent le domicile de la stoltzin.

Le trajet de Jimip à la Résidence aurait été trop long à faire à pied. Aussi, ce n’est pas vers les couloirs qui reliaient les villes de l’île que les deux stoltzt se tournèrent. Au lieu de ça, ils se rendirent sur la plage. S’ils n’avaient pas porté une tenue de soirée, ils auraient mis leurs vêtements dans un sac étanche et seraient allés à la nage jusqu’à la Résidence. Pour des Stoltzt, ça aurait été le moyen le plus rapide. Calen avait une chambre dans le palais des pentarques avec toute une garde-robe. Mais pas Festor.

À la place, ils allaient emprunter un bateau. Elle-même n’en possédait pas, sa cécité l’aurait empêchée de s’en servir. Mais à Jimip ils étaient nombreux à en avoir, pas seulement les pêcheurs. L’un des assistants de la Bibliothécaire lui avait prêté le sien. Festor le trouva facilement à l’endroit indiqué. Il était retourné la quille en l’air sur la plage, nettement au-dessus de la limite de la marée haute. Le jeune soldat le remit à l’endroit et le poussa jusqu’à l’eau, mais il laissa l’arrière sur le sable pour pouvoir monter à bord sans se mouiller. Il prit alors la main de sa sœur et la guida. Puis il la suivit. Il se servit d’une godille pour les écarter de la plage. Puis il planta le mat dans son logement. La voile était de type aurique, facile à mettre en place et à manœuvrer. En moins d’un stersihon, il put mettre le cap à l’est.

La barque n’était pas aussi perfectionnée que les navires de la Pentarchie, une simple coque en planche comme on en trouvait un peu partout dans le monde, même dans des pays qui n’avaient pas de tradition maritime. Mais il avançait bien. Ils mirent moins d’un monsihon pour contourner Jimip, Imoteiv et aborder la petite plage qui ceignait le pied du palais.

Festor sauta à terre pour tirer leur embarcation sur le sable. Puis il aida Calen à descendre. La belle aveugle était mal à l’aise sur ce sol mouvant. Mal à l’aise, mais pas impuissante. C’est par ses propres moyens qu’elle parvint jusqu’à l’escalier qui escaladait le flanc de la falaise. Comment elle s’orienta dans la bonne direction ? Malgré toutes les années, Festor n’avait jamais pu le comprendre. Elle-même était incapable de l’expliquer. Elle savait, c’est tout. Il ne restait plus qu’à monter cinq-cent-quarante-huit marches pour atteindre le domicile.

Le repas était excellent. Ceux qui connaissaient la Pentarchie avant qu’elle ne devienne une grande puissance auraient pu apprécier la différence. Mais ils étaient bien peu nombreux aujourd’hui. Non pas qu’ils aient disparus. Cela ne faisait qu’un siècle après tout, le sixième d’une vie normale de stoltzt. Mais l’Helaria avait tellement grossi au cours de cette période que les habitants d’origine étaient noyés dans la masse. Le repas se passa sur des discussions informelles. Puis ils passèrent dans un boudoir attenant à la salle à manger. Wotan engagea aussitôt la discussion sur le sujet qui leur tenait à cœur.

— Vous avez tous les deux une affaire importante à nous signaler, dit-il.

Festor préféra aller au vif du sujet.

— Je crois que Kushan est au cœur d’un trafic d’esclave.

Aucun pentarque ne prononça une parole pendant un moment.

— Vous êtes sûrs ? demanda Vespef.

— Des soupçons, mais bien étayés.

— Vous vous souvenez de Deirane ? demanda Calen.

— Comment l’oublier, répondit Wotan. Saalyn et toi n’avez pas arrêté d’en parler pendant des mois.

— Tout porte à croire qu’elle a été enlevée.

— Nous sommes au courant, dit Muy.

— Vous savez ?

— Comment a-t-on pu l’atteindre dans notre ambassade ? demanda Festor.

— Elle n’y était plus, elle était partie avec son fiancé pour s’installer en Karghezo, répondit Wotan.

— Son petit vendeur de noix ? Je n’aurais jamais cru qu’il oserait l’aborder, remarqua Calen.

— Saalyn est sur sa piste, elle ne devrait pas tarder à la rattraper.

— Le ravisseur sait à qui il a affaire, expliqua Muy, il n’arrête pas de l’envoyer sur des fausses pistes. Mais pour le moment elle a tout déjoué.

— Le fait que vous soyez là tous les deux, surtout toi Festor, me déplaît, remarqua Wotan. Un lieutenant de Kushan ne devrait rien savoir de cette affaire. Le théâtre des opérations est à l’autre bout du monde. Continuez.

— Deirane a été vue à Kushan déguisée en princesse Sangären, en compagnie de nomades.

Wotan se figea. Brusquement, il poussa un hurlement de rage et balança son verre dans un coin de la pièce. Instinctivement, Festor protégea sa sœur, mais le pentarque n’était pas une menace. Il se reprit vite. D’autant plus que Vespef s’était levée pour le calmer.

— La piste qu’a suivie Saalyn l’a conduite en Nayt, expliqua Muy.

— Les ravisseurs ont donc créé des fausses pistes dans les fausses pistes, conclut Festor.

— Terriblement habile, remarqua Calen.

— Les gens capables de tromper Saalyn à ce point ne doivent pas être nombreux, remarqua Festor.

— En effet, ça demande beaucoup de préparation, confirma Muy, et des ressources. Ça met Deirane à un prix si élevé qu’elle en devient invendable. Êtes-vous sûrs que c’était bien Deirane à Kushan.

— Raisonnablement sûr, répondit Festor.

— Si on rappelle Saalyn et que tu te trompes, on va perdre sa trace. Elle risque de difficilement nous le pardonner.

Festor tendit le dossier à Muy. Elle le lut. Les pentarques ne disaient rien. Le jeune soldat savait qu’ils communiquaient tous entre eux par télépathie. Un seul l’avait en main, mais tous le lisaient.

— Je crois que nous pouvons la rappeler, conclut Wotan.

— Je pense aussi, confirma Vespef.

— Je vais me rendre à Kushan et mettre fin à ce trafic, ajouta Muy. Avec ma présence sur place, cela permettra de passer outre les procédures légales. Quelques exemples devraient refroidir ces trafiquants.

— Je ne suis pas très fan des décorations à base de crânes à l’entrée des villes, mais je reconnais leur côté éducatif, dit Vespef.

Ceux qui connaissaient la douce Vespef auraient pu être surpris de ces paroles. Mais elle avait été elle-même victime de trafiquants d’esclaves. Elle n’avait pas oublié. Elle n’avait jamais pardonné ce qu’on l’avait obligée à faire. Des tous les pentarques, elle était celle qui haïssait le plus les négriers.

De son côté, Festor se demandait comment ils allaient prévenir Saalyn. Il savait qu’elle passait régulièrement dans les consulats et les ambassades de la Pentarchie. Il y avait parfois des sensitifs qui y travaillaient. Ils pouvaient prévenir les pentarques instantanément de son passage ce qui expliquait qu’ils savaient où elle était. La prévenir était plus complexe. Il fallait trouver celui qui était le plus proche, le contacter et qu’il envoie un message à la guerrière libre. C’était faisable mais c’était compliqué.

Surtout il venait de comprendre que les chances de retrouver Deirane étaient très faibles. Kushan était un grand port. Elle pouvait être n’importe où dans le monde maintenant. La seule chose dont il était sûr était qu’elle n’avait pas pu repartir par un navire helarieal.

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