Réquisitoire et défense
- Justement, il n'aurait jamais fait ça à quatorze ans. Hein, Pierre ?
C'était Marine qui lui avait lancé la balle. Le terrain des questions, du doute, de l'analyse, c'était son tapis de gymnastique. Pour amortir, pour rebondir, pour aller plus haut.
- Ben non, jamais j'aurais assumé !
- Voilà! lança Marine. Ce n'est pas par les cheveux rouges qu'il s'émancipe, Pierre, et ce serait juste complètement naïf de croire ça. C'est une fois qu'il est émancipé qu'il peut décider de son apparence, selon des règles propres à son milieu, à son époque à lui.
- « Émanciper », c'est des trucs d'intellos ça. Qu'est-ce que ça signifie de dire que Pierre, il s'« émancipe » ? Il travaille ? Il gagne sa croûte ?
- Non, certes, mais...
- Non, il est encore en études, et en études on apprend, on se tait, on obéit au professeur. Les crises d'ado, on garde ça pour soi.
- Mais c'est une jolie couleur qu'il a trouvée, dit Mamie.
- Ah tu trouves ? Alors qu'il les avait si jolis, il se met à les abîmer ! Et qui paye ? Les parents !
- Ah ça, évidemment, ça le change, répondit la douce épouse, gravement, les paumes comme deux fines feuilles de ricin tournées vers le plafond.
- Et n'empêche, Chérie, tu m'excuseras, mais le jour où il aura un boulot... ou juste un entretien d'embauche, il va venir devant son employeur avec cette tête, tu crois ? Il va dire quoi, son employeur ? « Ah non, merci monsieur, vous pouvez rentrer chez vous. Ici, vous voyez, on n'est pas là pour se faire remarquer. N'insistez pas, vous reviendrez quand vous aurez grandi, on vous prendra avec plaisir.» Sont humbles, ceux qui travaillent ! Restent à leur place, font de leur mieux. Pourquoi ? Parce qu'ils veulent la garder ! Et les autres, comme ça, ils peuvent trouver la leur. Un type qui vient avec cette tête, c'est un type qui veut que l'on s'occupe de lui, qui dit : « moi d'abord ! ». Il se fout des autres. Tu comprends, Pierre ?
- Oui, mais...
Il fallait impérativement répondre vite et bien. Mais Pierre perdait de précieuses millisecondes. Marine, en micro-apnée, allait intervenir, mais Maman, piquée que le dernier de ses fils essuyât une accusation aussi exagérée, voulut remettre les pendules à l'heure :
- Pierre est toujours passé après ses frères et sœur. Il l'a toujours accepté, il n'a jamais rien demandé, jamais rien réclamé, et comme il était le plus jeune, il se prenait des taquets, par-dessus le marché. Alors je trouve ça un peu injuste de lui balancer à la figure, droit dans les yeux, qu'il prend de la place aux autres, et même très déplacé à vrai dire. Ce n'est certainement pas lui qui irait dire « moi d'abord » à qui que ce soit, Papa.
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