Immédiatement après l’hypothèse de l’enlèvement d’Astrid, Yume n’avait aucunement laissé le choix à ses compagnons : ils devaient la retrouver impérativement. Le jeune homme ne supportait pas l’idée de savoir son amie seule, dans cette partie de la contrée qui lui était inconnue, aux mains d’ennemis. Après tout, ils étaient tous devenus des fugitifs certains, et le moindre contact avec les peuples autochtones pouvait leur être fatal. Personne ou bien tout le monde pouvait être de mèche avec l'Élite. Sachant qu’ils venaient tous trois (cinq s’il comptait Thandon et Khomas) d’échapper au pire, l’ancien Epéiste ne souhaitait aucunement retourner dans cet enfer sous peu, la torture par Seven l’avait salement amoché, tant sur le plan physique que psychologique. Le seul espoir d’Onyrik à ce jour résidait en la personne d'Astrid, donc hors de question de la laisser aux mains de l’ennemi, alors que son rôle de Sauveuse n’avait même pas encore commencé !

C’était avec cette idée en tête que Yume avait ordonné à Léterno, bien qu’il ne connaissait rien de cet étrange individu, de les mener au repère des Gardiens de Cristal. Le guerrier solitaire l’avait toisé de son unique œil améthyste, du haut de ses presque deux mètres (Yume ne pouvait que le supposer, parce qu’il était si grand !), mais le jeune homme n’avait jamais flanché devant ce regard insolite. Finalement, le grand homme avait accepté de les conduire au Village de Cristal, à coup de paroles brèves. Prenant la tête de la petite escouade de rescapés de l'Élite, Léterno avait commencé une marche rapide à travers les arbres turquoise et pulsants de la forêt nitescente.

Disposé juste à l’arrière du guerrier solitaire, Yume tâcha, bien qu’il n’avait droit qu’à une vue de dos, d’analyser leur possible nouvel allié. Bras croisés sur son torse et sourcils froncés, ce pli de concentration fit presque disparaître la cicatrice qu’il avait obtenue grâce au Lagraloup, hier matin dans les Plaines Serena. Comme Fileya marchait à ses côtés, étrangement silencieuse et tournant et retournant la chevalière de River sur son index, Yume avait fini par engager la conversation avec elle. Le jeune homme s’était fait un sang d’encre pour sa meilleure amie, lorsqu’elle avait pris la décision folâtre de retourner seule à Buxih, et à raison : comme il l’avait craint, la jeune fille s’était faite capturer par l’Elite. Elle portait encore des séquelles de ce qu’elle avait vécu dans les sous-sols de Fikternand, qui, il n’en doutait pas, étaient similaires aux siennes. Fileya n’avait plus cette même lueur enjouée dans le regard, cette brillance surhumaine qui lui remontait constamment le moral lorsqu’il traversait des passages compliqués dans son ancienne vie de soldat. Fileya et lui-même n’étaient plus les mêmes personnes, depuis ce jour fatidique où il avait découvert les cadavres en décomposition que cachait Seven sous le Quartier Général de l'Élite. Cette découverte les avait métamorphosé, mais certainement pas en bien. Mais peut-être que toutes ses épreuses finiraient par les endurcir, tous les deux.

Constatant que son amie avait besoin d’un soutien qu’il était peut-être le seul ici présent à pouvoir lui apporter, Yume pensa qu’il serait sans doute sage de la questionner à voix basse sur son ressentiment concernant Léterno. Fileya avait immédiatement redressé la tête dans la direction de son ami, avant de lui adresser un sourire de façade qui plia le cœur du jeune homme douloureusement. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi l’Invoqueur se forçait à sourire si elle n’en avait pas l’envie…

Finalement, la jeune fille lui répondit, d’une voix teintée de fatigue qu’elle tentait de dissimuler de son mieux, qu’il n’était sans doute pas un mauvais bougre, puisqu’il avait soigné la jambe atrophiée de Thandon.

– Mais au fait, vous l’avez croisé par pur hasard ? questionna Yume, curieux, ses deux sourcils haussés sur son front parsemé de quelques mèches rebelles.

– Non, je ne crois pas qu’il nous ait trouvé par la simple force du destin, décréta mystérieusement Fileya, son menton pris entre son pouce et l’index, et son front plissé de concentration. Je crois… qu’il a été guidé jusqu’à nous.

Tout à coup, Fileya s’enfonça de nouveau dans un étrange mutisme, où elle détourna le regard, et joua avec la chevalière de River. Yume nota la façon dont ses lèvres s’étaient pincées, comme si elle se remémorait un souvenir particulièrement douloureux. Que s’était-il passé sur leur campement improvisé lorsqu’il était parti faire un tour en forêt avec Astrid et Khomas ?

– Il s’est montré assez intéressé par le cas de Thandon, poursuivit Fileya, ralentissement involontairement le pas, et il a affirmé, je crois, que c’était grâce à lui qu’il nous avait trouvé.

– Thandon ? s’étonna le jeune homme, qui ne s’attendait pas vraiment à cette annonce.

Ses yeux firent des allers-et retours entre Léterno et Thandon, resté à l’arrière avec son petit frère qui s’était assoupi dans ses bras. Le plus âgé des Buxihens croisa le regard interrogatif de Yume, et lui adressa un sourcil redressé pour lui demander silencieusement si tout allait bien, ce que le blond ignora complètement. Mi amusé mi sérieux, Yume questionna :

– Tu penses qu’ils seraient de la même famille, ou quelque chose comme ça ?

– Non, répondit derechef Fileya, secouant sa tête de gauche à droite à la négative, ce qui fit secouer ses boucles blanches autour de son visage couvert de suie et de traces de sang séché. Je pense que c’est encore autre chose.

Au même instant, ils passèrent tout près d’un arbre pulsant, dont la lumière turquoise vint éclairer, à l’instar d’une lanterne, le visage concentré et grave de la jeune Invoqueur. Yume avait l'habitude de voir sa meilleure amie sérieuse et plus consciencieuse que lui, mais il ne l'avait pas vu avec ce froncement de sourcils depuis qu'ils avaient discuté de la venue d'Astrid dans leur monde, dans la Forêt des Hiboux.

– Tu te souviens des Inuka Aizi qu’on a rencontrés ? poursuivit-elle, mystérieusement.

– Les espèces de loups géants ?

– Oui, ceux-là même, approuva Fileya, tandis que le pli sérieux de son visage se fronça davantage, et Yume savait que la suite de la conversation risquait d’être extrêmement cérébrale. Thandon nous a confirmé leur avoir demandé de l’aide. Je crois.

– T’arrêtes pas de répéter “je crois” depuis tout à l’heure, releva le jeune homme, dont un sourcil s’était arqué derrière ses mèches folles. Quelque chose te tracasse ?

Yume nota la façon dont elle ouvrit et ferma les lèvres, comme si les mots se trouvaient juste sur le bout de sa langue, mais qu’elle refusait de les sortir, pour une raison inconnue. Malgré la faible lueur de la Forêt de Cristal, l’ancien Epéiste remarqua qu’elle avait détourné les yeux depuis un bon moment, alors que ses joues, d’ordinaire si pâles, s’étaient maquillées d’une légère teinte de rouge carrément mignonne.

Yume en avait la certitude désormais : il s‘était passé quelque chose entre Thandon et elle quand il s’était réfugié dans les bois avec Astrid et Khomas pour leur laisser de intimité. Cependant, le blondinet ne savait pas encore s’il aimait l’idée de savoir Fileya et Thandon ensemble. Les imaginer se tenir la main, se câliner, et pire encore s’embrasser (pour ne rien penser au-delà…) lui conférait un sentiment de colère qu’il lui fallait régler au plus vite. Serrer les poings était déjà un bon commencement pour évacuer cette montée d’irascibilité. Ce qu’il fit. La colère ne disparut pas complètement pour autant, mais elle se diminua. Bon début.

– Je… tenta Fileya, avant de jeter un curieux regard en arrière.

Elle vint rencontrer les iris émeraude de Thandon, qui concurrençaient presque les arbres nitescents autour d’eux. Le plus âgé des deux frères lui sourit, et la jeune fille ne put empêcher un timide rictus de naître sur ses lèvres à son tour. Elle détourna vivement le regard, comme gênée.

Yume avait assisté à l’échange silencieux, faisant tout son possible pour ne laisser transparaître aucune émotion sur son faciès. Il n’était pas réellement un expert en amour, lui qui avait passé la majeure partie de sa vie à batifoler à droite à gauche, à expérimenter des relations sans sentiments, mais cet échange de regard n’avait rien de celui d’un couple amoureux. Oui, il s’était passé quelque chose entre Fileya et Thandon, mais peut-être pas exactement ce à quoi il s’était finalement attendu… Et Yume ne saurait dire, une fois encore, s’il était heureux ou non de cette nouvelle !

– Non ! se reprit-elle à la dernière minute, mais sa voix s’était haussée malgré elle dans son empressement, ce qui lui attira les regards de Thandon et Khomas à l’arrière mais Léterno, lui, demeura impassible. Rien du tout ! Rien de très important ! Promis !

– Je suis loin d’être bête, affirma Yume avec un sourire en coin. On en rediscutera plus tard.

Au même moment, Yume reporta les yeux sur leur guide, qui s’était étrangement stoppé entre deux arbres, la silhouette bien droite. Se questionnant sur cet arrêt soudain, le jeune homme piqua à son tour. Fileya en fit de même à sa droite, et Thandon parvint également à stopper sa marche à temps. Les sourcils froncés, l’ancien Épéiste se demanda sérieusement pourquoi il s'était arrêté là, au beau milieu de nul part, dans un coin de la forêt similaire à tous les autres coins de la forêt.

– C’est ici, annonça Léterno, toujours aussi avare avec les mots.

Silencieux, tous fixaient un sentier invisible entre les deux arbres où le guerrier solitaire demeurait planté. Curieux, Thandon s’approcha d’un pas, à la gauche de Yume, serrant son petit frère dans ses bras, qui semblait lutter contre le sommeil.

– Quoi, ici ? questionna le Buxihen, dont le son de la voix trahissait un certain agacement. Mais… y a que des arbres !