Chapitre 11.8 : Yume
Ce fut ainsi que Iakyndy avait ouvert la marche jusqu’à la tanière de l’immonde créature. Puisqu'elle semblait connaître l’emplacement exacte de cette dernière - ce que Yume trouvait louche, mais il n’en avait fait part à personne, puisque tous ne voyaient en Iakyndy qu’une pauvre Princesse désespérée qui avait irrémédiablement besoin d’aide - la jeune femme de Cristal avait pris la tête du groupe de guerriers. Elle marchait lentement, faisant d’abord claquer ses talons contre les pavés du Village de Cristal, entourée de ses Gardiens silencieux qui leur traçait le chemin. Yume savait qu’elle se retenait de tout son être pour ne pas se pavaner comme la reine qu’elle rêvait d’être, en agitant voluptueusement sa main dans les airs en guise de salutation.
Fulminant de rage, car il souhaitait allait plus vite, le jeune homme s’était placé en fin de cortège, avec Fileya pour compagnie, qui ne prêtait aucune attention à la foule de pierre qui s’étendait de part à d’autre de l’avenue qu’ils empruntaient. Non, le regard de la jeune fille était rivé sur ses nouveaux vêtements, les détaillants comme si elle les découvrait pour la première fois, geste qu’elle n’avait cessé de répéter depuis qu’ils avaient quitté le château.
La nouvelle tenue de Fileya se composait d’une mignonne veste à la capuche aux oreilles de chats, qu’elle avait rabattue sur sa tête. Sa couleur bleue nuit rappelait tristement le pelage soyeux de Neko, paix à son âme. Sous sa capeline, la jeune fille avait enfilé une robe nacrée qui ne comportait qu’une seule manche, refermée à son épaule droite par une broche d’or. Les contours de son col étaient sertis de reliures toutes aussi coûteuses, que la jeune Invoqueur n’aurait jamais pu se permettre malgré son excellent statut d’Invoqueur. À ses mains, Fileya portait des mitaines noires, qui laissaient apercevoir à la vue de tous la chevalière de River qu’elle portait constamment à son index. Enfin, la jeune fille était chaussée de bottines de cuir aux multiples lacets, qui semblaient lui enserrer les chevilles convenablement, idéal s’ils auraient à franchir des montagnes à l’avenir.
– Quelque chose te tracasse ? finit par demander Yume une fois qu’ils eurent franchi les premiers arbres. Elle a empoisonné les vêtements, c’est ça ?
– Je ne pense pas que la Princesse cherche réellement à nous tuer, Yume… protesta la jeune fille en secouant négativement du chef, ce qui fit se soulever ses deux oreilles de chat sur sa capuche adorablement. Pourquoi cherches-tu constamment à voir le mal partout ?
– Je sais pas, répondit-il derechef, les bras croisés sur son torse et les sourcils légèrement froncés de contrariété. Peut-être parce que sa tête ne m’inspire pas confiance et qu’elle a enlevé Astrid ?
Alors ça, il n’en revenait pas… Comment même Fileya pouvait-elle lui accorder sa confiance et prendre sa défense en plus de cela ? Comment même elle, qui était la plus pragmatique du groupe, la plus réfléchie, la plus consciencieuse, de la plus méfiante, avait-elle pu tomber dans le piège de cette Princesse de pacotille qui avait l’air d’être aussi sympathique qu’un pic de glace sur le point de vous tomber sur la tête dans une grotte enneigée ? Mais d’un autre côté, si même la jeune Invoqueur ne s’inquiétait plus des manigances de leur hôte, c’était peut-être parce que Iakyndy avait finalement un bon fond... Alors pourquoi sa tête refusait de lui inspirer confiance, à lui ? Cela aurait-il pu y avoir un lien avec… Astrid ?
Yume respira un bon coup pour calmer ses nerfs. Il refusait de laisser sa colère prendre le dessus lorsqu’il pensait à sa pauvre amie restée en retrait au château. La situation dans laquelle elle se trouvait n’était certainement pas des plus confortables, et le jeune homme était prêt à tout pour la sortir de ce mauvais pas. Il en aurait été de même si Fileya se serait retrouvée à la place d’Astrid… N’est-ce pas ? Oui, bien sûr que oui. Pourquoi en douter ?
– Il est vrai qu’elle ne m’a pas paru très accueillante non plus lors de notre première rencontre, mais… reprit Fileya avec un petit soupir légèrement agacé, triturant une mèche de cheveux à nouveau blanche entre ses doigts. Finalement, elle m’a donné ces beaux vêtements et nous a même offert son hospitalité. Ose dire le contraire : un vrai repas et un vrai lit sur lequel dormir, c’était divin !
– Oui, oui, c’est vrai, je te l’accorde… concéda finalement Yume avec un rire gêné, tout en levant deux mains pacifistes pour prouver à sa meilleure amie qu’il ne souhaitait pas s’engager à nouveau dans une dispute avec elle. Non, plus sérieusement, t’as vu la façon dont elle nous regarde, tous les deux ? J’ai l’impression de passer pour une espère de Dieu et toi pour une moins que rien. J’aime pas ça, c’est tout.
Sans prévenir, Fileya mit brutalement fin à sa marche, tandis que leurs deux compagnons poursuivait leur bout de chemin sans les remarquer. Son menton pris entre son pouce et l’index, ses yeux légèrement plissés, Yume prit subitement peur de la jeune Invoqueur, n’aimant guère le regard analytique et moqueur que cette dernière lui renvoyait. Interloqué, le jeune homme se stoppa à son tour dans son allure de ballade qu’il répudiait au vu de la situation catastrophique dans laquelle ils se trouvaient tous. Bras croisés sur son torse, il attendait patiemment que son amie se décidât enfin à dévoiler ses manigances.
– Bizarre… débuta-t-elle enfin après un silence méticuleux. Tu te comportes de manière tout à fait suspecte depuis qu’on a compris qu’Astrid avait disparue. Est-ce que tu ne serais pas…
– Voilà, nous y sommes ! coupa brutalement la voix insupportable et bien trop enjouée de Iakyndy légèrement plus loin.
Se désintéressant complètement de Fileya car il savait que la conversation n’allait certainement pas tourner en sa faveur, Yume profita de cette occasion inouïe pour échapper aux questions gênantes qu’allait très certainement lui poser sa meilleure amie. Ses bras toujours croisés sur son torse, le jeune homme, sans quitter sa position de trois-quart, tourna brièvement les yeux sur l’espace dans lequel ils s’étaient arrêtés.
Bien qu’ils se trouvaient encore tous dans la Forêt de Cristal, les arbres autour d’eux s’étaient fait drastiquement plus rares, ce qui laissa les puissants rayons du soleil de printemps se déverser totalement sur une cavité rugueuse qui faisait presque tâche dans ce magnifique décor de verdure améthyste. L'antre à l'entrée aussi noire et profonde que les abysses inexplorées de la mer des Sirènes à Aristofée était presque aussi grande que l’entrée du château du Village de Cristal. Nul doute que la créature qui s’y terrait à l’intérieur devait être tout aussi impressionnante.
Yume ressentit une légère brise lui parcourir la nuque telle la caresse gelée d’une âme en peine. Réprimant tant bien que mal un frisson, l’ancien Épéiste trouva ce froid tout à fait anormal au vu de la saison chaude qui se profilait. Ce léger vent frigorifique lui rappelait de manière désagréable la même sensation qu’il avait ressentie en se réveillant dans le palais du Roi de Cristal ce matin : il lui en gelait presque l’entièreté de ses membres.
– Il n’y a rien, déclara Léterno le premier, sur son ton pragmatique désormais habituel, et Yume se demanda même si cet homme était capable de ressentir quelconque sentiment.
– La bête se terre dans son antre, expliqua Iakyndy sur un ton qui indiquait clairement son agacement, comme si la réponse était la plus évidente au monde. Croyez-moi, elle sortira dès qu’elle sentira l’odeur de deux alléchantes jeunes filles.
Du coin de l'œil, Yume vit Fileya tressaillir, et il se doutait que cela était dû au froid mordant subit. La jeune Invoqueur serra ses bras entre ses doigts tremblants, en gage de réconfort, tandis que son teint était devenu soudainement plus blafard, chose qui était difficile à remarquer pour les personnes qui n’étaient pas habituées à côtoyer un Invoqueur, car leur pigmentation était déjà fortement diaphane.
Presque immédiatement suite à ces paroles, un rugissement rauque se fit entendre, en provenance certaine de la caverne obscure. Puis, la terre se mit à trembler légèrement, au rythme tonitruant d’une marche lente, mais qui se rapprochait pourtant rapidement, comme de grandes enjambées. Au fur et à mesure que les pieds gargantuesques approchaient, les remous terrestres se faisaient plus important. Un rictus de joie se dessina progressivement sur les lèvres de Yume : ce combat promettait d’être très intéressant, la bête devait effectivement être sacrément imposante !
Quelques secondes plus tard, un premier museau se montra à la lueur du jour. Des narines sortaient deux grosses fumées blanchâtres, telles les exhalaisons d’un feu après un incendie important. Puis, ce fut deux autres naseaux qui se découpèrent finalement de l’ombre, respectivement sur la droite puis la gauche des premières truffes. Quand une tête écailleuse jaillit enfin de l’obscurité pour se découvrir aux quatre visiteurs impromptus qui venaient le défaire, Yume comprit, avant la venue des deux autres, qu’ils se trouvaient face à un dragon à trois têtes.
Ses trois paires d’yeux fixaient les quatre jeunes gens de ses pupilles verticales cornaline. Contrairement à ce que Yume avait pu croire à cause des paroles de Iakyndy, la bête ne semblait pas plus absorbée par la présence de leurs deux compagnons féminins, les jugeant tous les quatre sur le même plan d’égalité : il les fixait tous avec un appétit gourmand.
Exhalent un nouveau souffle de ses narines, le dragon se décida enfin à se dévoiler dans son intégralité. Sortant de son antre en faisant trembler la terre à en perdre l’équilibre, la bête dévoila ainsi à la vue de tous son corps recouvert d’écailles luisantes, dont les reflets des arbres pulsants accentuèrent leur éclat nitescent déjà fortement perturbant. De ses trois têtes parfaitement identiques partait une crête en épis qui se terminait à l’extrémité de sa queue tranchante telle la double lame d’une hache.
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