Chapitre 13.2 : Astrid
Ses yeux se levèrent finalement sur l’étage au-dessus de sa tête, au sol aussi limpide que les paliers précédents. Quelque chose, une sorte d'intuition au fond d’elle-même, la poussait vers cet endroit. Astrid s’y sentait comme attirée. Dans le tambourinement de son cœur se mélangeaient à la fois la curiosité insatiable et la peur ineffable, de celle qui vous prend aux tripes et vous hurle que tout ceci n’est rien de plus qu’un vilain cauchemar, qui prendra fin au moment où vous ouvrirez les yeux. Étrangement, Astrid se laissa submerger par sa soif de réponses et, se redressant d’un bond, elle poursuivit ses recherches, non sans une pointe d'appréhension.
À peine posa-t-elle le premier pied sur le palier que la jeune archère comprit immédiatement pourquoi son intuition l’avait fait grimper jusque là-haut. Pile devant elle se trouvait une porte à double-battants, qui n’avait rien de comparable avec les celles des étages inférieurs, beaucoup plus sophistiqués. Cet encadrement-ci était bien plus banal, ce qui fit penser à Astrid qu’elle se trouvait peut-être juste devant le placard à balais. Cependant, lorsqu’elle vit des volutes de fumée marine s'échapper des commissures de la porte, elle saisit que son raisonnement ne pouvait pas être le bon, même si elle aurait largement préféré avoir deviné juste.
Ravalant sa salive, se répétant intérieurement qu’elle était l’héroïne d’une Prophétie et que, dans les histoires qu’elle avait pu lire ou bien voir à la télévision, les héros s’en sortaient toujours, Astrid s’approcha de l'entrée. Lentement, avec prudence, elle glissa quelques doigts au niveau de l’embrasure de la porte. La fumée qui s’en échappait la brûla d’un froid mordant qui en fit rougir le bout de ses index et majeurs.
“C’est une chambre froide, dans ce cas, hein ? pensa-t-elle intérieurement, tandis qu’elle se massa le bout des doigts pour les réchauffer. Qu’est-ce que ça peut être d’autre ? Va pas t’imaginer que ton hôte est une psychopathe, ou tu vas encore plus te faire un sang d’encre…”
Ses iris se posèrent mollement sur les poignées rondes de la porte. Astrid se sentit prise entre deux eaux. Que devait-elle faire, désormais ? Assouvir sa curiosité assoiffée et ouvrir cette porte, ou bien écouter la peur qui lui rongeait l’estomac et détaler la queue entre les jambes ? Elle aurait tout aussi bien pu aller réveiller Thandon et Khomas pour avoir deux présences à ses côtés pour la rassurer. Mais, d’une autre part, la jeune fille pensa aussi que, si derrière cette entrée se cachait un piège, alors ils se jetteraient tous les trois comme des imbéciles dans la gueule du loup.
Finalement, Astrid écouta son instinct, celui qui, comme la curiosité, lui ordonnait d'ouvrir cette porte pour découvrir les secrets inavouables de Iakyndy. Étrangement, cette simple idée de trouver quelque élément comprométeur sur la jeune femme la motivait grandement, comme un besoin de prouver que cette Princesse était loin d’être aussi sympathique qu’elle le laissait croire. Astrid se méfiait d’elle depuis le début, et son intuition lui soufflait à l’oreille que toutes les preuves dont elle avait besoin pour la dénoncer se trouvaient derrière ce rempart de glace.
Astrid dévissa lentement la poignée, sentant son pouls pulser dans ses mains, et ses avants-bras trembler d’un curieux mélange d'excitation et de peur. Une fois que le verrou céda - la jeune fille trouva même étrange qu’une salle comme celle-ci ne soit pas fermée à clef -, elle ouvrit un unique battant, qui coulissa en grinçant sur ses gonds. Puis, avec un dernier soupir pour se conférer les dernières forces dont elle avait besoin, Astrid passa la tête par l’embrasure. Ce qu’elle vit lui glaça le sang et lui fit écarquiller les yeux d’horreur.
Se trouvaient éparpillés dans tous les recoins de la salle des statues effrayantes représentant sans aucun doute des hommes, de tailles et d’âges différents, mais qui devaient, au vu des traits de leur visage, avoir entre vingt pour le plus jeune et cinquante pour le plus vieux. Toutes ces statues avaient un point en commun dérangeant qui ne laissa pas Astrid de marbre : leurs bras étaient repliés près de leurs visages, comme affolés par quelque chose dont ils devaient se protéger, et leurs visages étaient tirés dans une expression de peur ineffable.
Astrid fronça les sourcils, tandis qu’elle s’autorisât finalement à poser un pied courageux dans la salle aux statues de glace. Qu’est-ce que cela signifiait ? Il y en avait tellement qu’elle aurait été incapable de tous les compter sans se tromper en en estimant un ou deux de plus qui la forcerait à chaque fois à recommencer son calcul, ce qui la démotiverait grandement. Mais le pire de tout : pourquoi Iakyndy gardait-elle ces horribles statues ? Avaient-elles une signification particulière ? Était-elle sadique au point d’aimer à contempler des hommes souffrants taillés dans la glace ?
Tandis qu’elle s’avançait encore plus, se faisant la réflexion qu’il faisait dans cette salle beaucoup plus froid que dans le reste du palais, Astrid nota subitement une chose qui l’interpella, et lui fit comprendre que ces statues n’avaient rien d’ordinaire. Elle était faible, très faible, à peine perceptible, mais la jeune fille était parvenue à distinguer une mince volute de buée s'échapper des narines de la représentation glaciale la plus proche d’elle.
Ravalant sa salive tandis qu’elle sentait la peur suinter par tous les pores de sa peau, Astrid parvint à trouver le courage nécessaire d’effectuer les quelques pas ridicules qui la séparaient d’une première statue. Sans se soucier de la représentation physique de l’homme duquel elle s'était approchée, l’Enfant aux Yeux Rouges passa un doigt tremblant juste sous les narines gelées et marines, légèrement brillantes grâce à l’effet que lui procurait la glace, et, lorsque son index reçut un léger nuage de chaleur, la jeune fille le retira brutalement, tout en poussant un petit cri de surprise.
– Il… respire ! comprit-elle, les yeux écarquillés d’horreur, avant que son regard ne se posât circulairement sur toutes les statues qui l’encerclaient. Est-ce qu’ils… sont tous vivants ?
Tout à coup, Astrid sentit une vague de froid l’envahir, tandis que les murs de la salle s’étaient drastiquement assombris. Par peur de mourir de froid, la jeune fille agrippa comme elle put ses bras pour se procurer un minimum de chaleur, mais de la buée s’échappait déjà de ses lèvres.
– Mieux vaut ne pas rester ici… raisonna-t-elle à voix haute. Je ferais mieux d’aller prévenir Thandon et Khomas… Tout ça me dit rien qui vaille…
Astrid effectua un volte-face pour s’enfuir le plus rapidement possible de cette chambre froide qui renfermait, comme elle l’avait craint, autre chose que de la nourriture. Qu’est-ce que tramait réellement Iakyndy, bon sang ? Qui étaient ces hommes, et pourquoi vivaient-ils encore sous cette épaisse couche de glace ? Quel sort leur réservait-elle ? Mais, pire que tout, quel dessein la Princesse de Cristal avait-elle prévu pour elle et ses amis ?
Une fois la porte dépassée, Astrid s’empressa de la refermer, comme si la vue masquée des statues lui suffisait pour oublier le souvenir de leur présence. Mais, une fois qu’elle fût de nouveau tournée vers le couloir, un étrange phénomène en direction des escaliers attira son attention. Son cœur tambourina encore plus sauvagement dans sa poitrine, à tel point qu’elle le sentit battre dans ses tempes, tandis que ses yeux effrayés scrutaient avec inquiétude le nuage de fumée bleue marine qui venait d’apparaître devant elle comme de par magie.
Surprise par cette intervention impromptue, Astrid recula d’un pas prudent. Mais, lorsque son dos vint rencontrer la surface froide de la porte, elle comprit qu’elle était prise au piège. Elle sentit son front transpirer de sueur, tandis que ses dents se serrèrent de frustration. Apeurée, la jeune fille effectua une rapide analyse d’un regard circulaire, et nota que se trouvait, sur sa gauche, un autre escalier qui descendait vers les étages inférieurs. Elle aurait une possibilité de fuite si elle se retrouvait face à un ennemi.
Astrid reporta son regard sur les volutes de fumée bleue marine. Progressivement, une silhouette de jeune femme à l’allure gracieuse se distingua, son corps se matérialisant curieusement d’entre les brumes, comme s’il s’agissait de l’essence même de son être. Puis, lorsque les dernières volutes de fumée finirent de lécher les avant-bras de la mystérieuse apparition, Astrid comprit que Iakyndy se trouvait désormais face à elle, les yeux résolument clos et la tête baissée. Puis, la Princesse de Cristal releva doucement le menton, comme tirée d’un long sommeil, avant qu’elle n’ouvrît progressivement ses paupières. Immédiatement, lorsque ses pupilles cristallines croisèrent celles rouges sang de son otage, ses traits altiers se tirent en une expression profondément accablée. Enfin, la jeune femme porta douloureusement une main à sa poitrine, puis s’empressa d’effectuer un volte-face pour se retrouver dos à Astrid, qui avait levé un sourcil incompris derrière sa frange brune aux mèches bleues désormais délavées.
– Astrid… débuta Iakyndy tout en gémissant pitoyablement. Non… Non, ne me regarde pas !
Totalement défaite, la Princesse de Cristal s’agrippa sauvagement à la rambarde d’escalier avant de se laisser choir de tout son être au sol. Elle éclata en sanglots déchirants, serrant les voiles de sa robe luxueuse à l’endroit du cœur.
Croisant ses bras sur sa poitrine, Astrid lâcha un profond soupir nasal. Elle ne croyait pas une seule seconde à la détresse de son “hôte”, maintenant qu’elle était habituée à la voir jouer la comédie.
– J’ai essayé, je te le promets… reprit Iakyndy entre deux crises de larmes grossières. J’ai essayé de tous les sauver… ! Mais… la bête, elle était… elle était enragée… J’ignore comment j’ai pu réussir à lui échapper, mais tes amis, eux, ils sont…
La jeune femme à la peau de cristal détourna brusquement la tête, tandis qu’elle fermât puissamment ses paupières, tout en laissant échapper un hurlement de douleur auquel Astrid ne croyait toujours pas.
– Non ! éclata Iakyndy, en détresse, sa voix résonnant en écho entre les murs de glace du palais. Rien que d’en parler, j’en tremble encore de tous mes membres !
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