Chapitre 13.8 : Astrid
Charmés par l'innocence dont faisait preuve le petit garçon, les deux amis sourirent niaisement de toutes leurs dents. Ils attendirent patiemment que les deux frères originaires de Buxih aient commencé à descendre les escaliers avant d’entrer dans la salle. Du coin de l'œil, Astrid vit Léterno, les bras croisés sur son torse et le regard impassible, avancer d’un pas pour en faire de même. Ce type avait le don de la mettre étrangement mal à l’aise. Il était prostré là, à regarder tout ce qu’il se déroulait autour de lui avec un unique œil à l'éclat dérangeant, sans mot dire, et sans expression faciale. La jeune fille prit le parti de détourner le regard. Elle poserait les questions qu’il faudrait concernant cet homme le moment venu. Ils avaient d'abord d'autres chats à fouetter, comme décongeler tous les hommes prisonniers de la glace depuis ils ne savaient combien d'années, puis fuir ce château de malheur au plus vite !
Quand Astrid posa enfin un pied dans la salle, son regard tomba sur une multitude d’hommes, et ses oreilles furent agressées d’un brouhaha grave. Elle eut l’horrible sensation d’être de retour dans son lycée pendant les heures de changement de classe, l’espace en plus néanmoins pour pouvoir se mouvoir à sa guise. Au plafond, les deux dragons de flammes disparurent de la même façon que lorsqu’ils avaient délivré Thandon et Khomas de la glace de Iakyndy un peu plus tôt : ils s’effacèrent, silencieux, après un chaste baiser, ne laissant de leur passage qu’une fine traînée de poussière blanche, qui eût tôt fait de se dissiper en une myriade d'étincelles ardentes.
Maintenant qu’ils n’étaient plus recouverts de leur couche de glace bleue marine, Astrid prit un certain temps pour détailler plus en profondeur la particularité commune de tous les hommes présents dans l’ancienne chambre froide. Leur peau terreuse toute particulière laissait à penser que leur épiderme était plus dur que celui qui constituait des êtres humains normalement constitués. La plupart de leurs coupes de cheveux étaient coupées très court et étaient tout aussi noires que leurs yeux, dont on ne distinguait pas la différence entre l’iris et la pupille. Si Astrid n’avait pas eu elle-même les yeux noirs dans son monde d’origine, peut-être en aurait-elle été surprise. Certains hommes avaient des rides profondément ancrées aux coins de leurs paupières, de leurs fines bouches, ou encore sur leurs fronts dégarnis, ce qui permettait de comprendre que se trouvaient enfermés dans cette salle des hommes de tout âges. Astrid en déduisit, selon leur morphologie de visage, que le plus jeune devait avoir une vingtaine d'année, et le plus vieux environ une soixantaine. Mais la jeune fille n'était pas vraiment très douée pour déterminer l'âge exact des personnes qu'elle côtoyait.
Complètement sonnés, la plupart des hommes avaient pris leurs têtes entre leurs mains, les yeux écarquillés. Ils se lançaient de temps à autre des regards incompris, et Astrid ne sut déterminer s’ils se connaissaient tous, ni les liens qui les unissaient, si ce n’était qu’ils venaient du même peuple. Restait encore à identifier lequel.
– Que… Que s’est-il passé ? engagea la voix d’un tout jeune homme quelque part dans la pièce.
Astrid leva le menton pour l’identifier, bras croisés sur son torse, mais il y avait encore tellement de murmures qu’elle ne parvint pas à le trouver. Elle vit Yume en faire de même à ses côtés, alors que Fileya revenait dans leur direction d’un pas longuet, son bâton d’Invoquation encore dans sa main. Le cristal améthyste qui ornait celui-ci brillait sereinement, signe qu'elle avait usé de la magie il y a peu.
– J’ai l’impression d’avoir dormi pendant des siècles, décréta une nouvelle voix, légèrement plus grave et plus mûre, qui semblait provenir quelque part sur la gauche d’Astrid.
– Vous étiez sous l’emprise d’une Mage manipulatrice de glace, informa Fileya de sa voix douce, un léger sourire flottant sur ses lèvres, tâchant ainsi à de les rassurer.
Tout comme ses amis, la jeune fille ne savait pas réellement à qui s’adresser. Comme elle se trouvait face à un auditoire particulièrement nombreux, elle prit le choix de s’adresser à tous, ses iris bicolores s’attardant rapidement sur chaque visage, sur chaque paire d'yeux qui la fixait avec un mélange imbuvable de consternation et d'admiration, pour faire comprendre à tout ces guerriers (il s’agissait clairement de combattants, au vu des nombreuses armes qui pendaient à leurs ceintures) qu’elle conversait avec l'ensemble du groupe.
– Mais grâce à mon amie ici présente, poursuivit Fileya en tendant une paume démonstratrice en direction d’Astrid qui écarquilla les yeux de surprise, vous voilà tous hors de danger, à présent. Je vous promets que cette magicienne ne vous embêtera plus.
– Quoi ? réagit Astrid, gênée d’être le centre d’attention, tout en secouant vivement la tête de gauche à droite, ce qui vit voleter sa queue de cheval haute en tous sens. Non, non, j’ai rien fait, moi ! C’est toi la véritable héroïne, Fileya ! Moi, j’ai seulement découvert cette chambre froide, rien de plus !
– Astrid a pas tort, pour le coup, approuva Yume, qui s’était retiré vers l’arrière à partir du moment où tous les hommes avaient commencé à fixer dans leur direction.
– Pour une fois que t’es d’accord avec moi, toi, plaisanta la brune, mains sur les hanches, tournant son buste pour adresser un sourire complice au blondinet.
– C’est toi la véritable héroïne, Fileya. Accepte les louanges, pour une fois, reprit le jeune homme accoudé contre les portes de cristal désormais grandes ouvertes.
Encourageant, et véritablement fière de son amie en qui il avait vu les nets progrès depuis qu’ils avaient fui ensemble la Capitale pour la toute première fois, Yume lui adressa un sourire bienheureux et sincère. Cependant, cette dernière ne sembla pas du même avis. Sans même prendre la peine de répondre à son rictus alacre, Fileya détourna lentement les yeux, mais la lueur de tristesse dans son regard n'avait pas échappé à Astrid et Yume. Ces deux derniers se fixèrent un moment, se concertant à nouveau silencieusement : ils devaient trouver un temps pour discuter avec la jeune fille, qui en avait visiblement gros sur le cœur.
– Mais… s'étrangla finalement Fileya, ses yeux rivés sur ses bottines de cuir, le cœur au bord des lèvres. Je n’ai rien pu faire contre Iakyndy. Elle a volé l’énergie vitale de toutes ces femmes sans que je ne puisse rien faire pour l'en empêcher. Je me suis sentie si… impuissante. Et j’ai laissé… la haine m’envahir…
Astrid ouvrit légèrement les lèvres, laissant passer un étrange gémissement indiquant qu’elle saisissait maintenant l’importance de la détresse de son amie. Alors, c’était cela qui la contrariait depuis le début ? Parce qu’elle n’était pas parvenue à stopper les machinations diaboliques de Iakyndy, elle se laissait doucement tomber vers le désespoir ? La jeune fille savait son amie très sensible, mais elle n’avait jamais atteint un point de défaitisme aussi poussé. Peut-être n’en pouvait-elle tout simplement plus de toute cette aventure qui l’épuisait corps et âme ? Mais tout de même… Pour un simple échec de sa part, avait-elle eu besoin de parler comme elle l’avait fait à Thandon un peu plus tôt ? Le pauvre garçon n'étant en rien responsable de son malheur...
– Rien de mal à ça, trancha tout à coup Léterno, quelque part sur leur gauche ; son intervention impromptue surprit le trio d’amis, qui levèrent à l’unisson leur tête dans sa direction. Regarde. En partie grâce à cette haine, tu as pu sauver les Gardiens de Cristal de leur sommeil de glace.
– Gardiens de Cristal ?! s'écria Yume le premier, les yeux écarquillés de réalisation.
Emprunté, le jeune homme détourna les yeux en direction de l’assemblée d’hommes, qui les fixaient avec une incompréhension la plus délirante. L’ancien Épéiste papillonna des paupières, totalement éberlué. Astrid aussi n’y comprenait plus rien. Ces hommes étaient bien trop grands et trop humains pour être des Gardiens de Cristal. Mis à part leur peau rugueuse et terreuse, ils n’avaient rien en commun avec leurs semblables à l’extérieur. Cela voulait-il dire que la race des Gardiens de Cristal s’était divisée en deux à un moment donné dans la chaîne génétique évolutive ?
– Mais… Ils sont pas censés être… plus petits ? réalisa Yume, ses sourcils se fronçant d’incompréhension.
– Maintenant que vous le dites, Léterno, cela me semble effectivement plus clair, raisonna Fileya, son menton pris délicatement entre son pouce et l’index, sa tête s’étant penchée adorablement sur le côté dans un mouvement réflectif. Léterno, vous aviez effectivement dit que quelque chose clochait avec les Gardiens de Cristal dès notre entrée dans ce village. Comme s’ils n’étaient pas censés avoir cette apparence. Vos paroles font sens, désormais…
– Jeunes gens, cessez de nous manquer de respect ! s'exclama subitement une voix grincheuse et légèrement gutturale quelque part dans l’immense pièce aux murs gelés. Expliquez-nous ce qu’il se passe, cette situation est bien trop brumeuse, nous sommes tous sacrément confus !
– Iakyndy, la Princesse de Cristal, vous a jeté un sort. Fin de l’histoire, expliqua Léterno placidement, son unique œil laconique fixant un point précis dans l’assemblée, comme s’il était parvenu à trouver son interlocuteur rien qu’au son de sa voix.
Astrid décida qu’elle ne comprenait décidément plus rien à rien. Mais elle ne s’en accommoda étrangement que très peu. Elle se pensait encore fermement dans un monde onirique, alors des situations sans dessus dessous comme celle-ci ne lui faisait presque plus ni chaud ni froid. Un rêve n’était pas censé comporter de réelle logique, n’est-ce pas ? Si ces grands hommes et les petits dehors étaient les mêmes, alors très bien. La jeune fille ne chercherait pas plus loin. Mais, étrangement, une partie d’elle mourrait d’envie de connaître la vérité. Une partie d’elle avait envie de croire qu’il y avait une logique. Parce que, si logique il y avait, alors… Onyrik serait réel.
– O.K., répliqua la brune en posant deux mains contrariées sur ses hanches, mais pourquoi ces Gardiens-là sont si grands par rapport à ceux qui sont dehors ?
– J’ai peut-être la réponse, intervint Fikeya, qui fit bondir le cœur d’Astrid de joie dans sa poitrine. Ou plutôt, une simple théorie : et si Iakyndy avait eu recours à un sort pour changer leur apparence ? L’un de vous se rappelle-t-il avoir entendu ne serait-ce qu’un seul Gardien prononcer le moindre mot une seule fois ?
– Maintenant que tu en parles, réagit à son tour Yume, les bras croisés sur son torse et les sourcils froncés à l’extrême d’une concentration inhabituelle de sa part, les Gardiens ne savaient dire qu’un seul mot “Femme”. Ce qui veut dire…
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