Acte I: une nuit infinie
« Le soleil s’obscurcira,
La terre sombrera dans la mer,
Les étoiles resplendissantes
Disparaîtront du ciel.
La fumée tourbillonnera,
Le feu rugira,
Les hautes flammes
Danseront jusqu’au ciel. »
(Le Hàvamàl (« dits du très haut ») tiré de l’Edda.)
Au-delà des mers du nord, à la limite du cercle polaire, se dressait, fière et isolée, une petite île qui ne comptait pas plus d’une trentaine d’habitants. Habituée aux heures froides et sombres de l’hiver, cette île devint pourtant la victime d’un lugubre destin rythmé par l’écho d’une horloge invisible. Tel un sablier divin, ce monde était sur le point d’écouler ses derniers grains. Depuis trois jours déjà, la nuit avait remplacé le jour… Le soleil, dévoré par les ténèbres. La lune régnait dans les cieux en maîtresse absolue, déesse dans sa robe d’argent. Le dernier témoin d’une terre à l’agonie, perdue au milieu d’un océan de larmes.
La nappe de brume s’élevait au-dessus de l’océan tel un voile sépulcral et commençait à envahir le petit village de Mykines Bygd. Sinistre sous le clair de lune, la bourgade prenait des allures fantomatiques. Le vent accentuait cet effet par ses hurlements effrayants et une odeur salée embaumait l’air. Une lanterne poussiéreuse et à la lumière vacillante se balançait au-dessus de l’entrée du seul pub de l’île. En temps normal, il émanait de ce dernier une énergie des plus animées : les villageois aimaient s’y rassembler pour se désaltérer à coups de pintes de bière et s’épancher bruyamment. Les occupations étaient maigres sur Mykines : la pêche, l’élevage de moutons, l’observation des macareux moines et l’ivresse des soirées au bar. À l’intérieur, les aiguilles de la pendule indiquait quinze heures malgré l’obscurité permanente qui régnait au-dehors. Les lieux étaient pleins. Ici, la moyenne d’âge de la population avoisinait la soixantaine. Loin du continent, loin de tout, la majorité des jeunes gens avaient déserté l’île pour vivre au sein d’une civilisation plus moderne, adaptée à leurs désirs et leurs besoins. Ce jour-là, pourtant, le regard de ces hommes du nord étaient éteints, inquiets. On n’entendait plus que les verres cogner sur les tables et des gorges racler. Un silence singulier prévalait.
— Trois jours ! Trois jours sans voir poindre le soleil ! Je vous le dis, l’heure du Ragnarök approche, s’écria soudain une voix rauque au fond du bar.
Assis à sa table, un vieil homme au visage rougeaud roulait des yeux d’effroi dans toutes les directions.
— Arrête avec tes conneries de fin du monde, Andersen, cria un grand gaillard roux et barbu assis au comptoir. C’est pas la première fois qu’un hiver est aussi sombre.
Un rire tonitruant, à la limite de la folie lui répondit en retour.
— Et les poissons morts échoués sur les côtes ? Et la pleine lune immobile dans les cieux à toute heure du jour ? Je vous le dis, l’enfer s'abat sur nous !
— Le gardien du phare a raison ! s’exclama quelqu’un. Ça n’a rien de normal tout ça.
— Hunter, tu vis ici depuis quoi, cinq ans ? reprit le rouquin.
Le dénommé Hunter hocha la tête.
— Tu n’as pas connu la rudesse hivernale que nous avons parfois vécue. Des choses étranges se sont toujours produites ici. Pas de quoi s’affoler.
Il but une gorgée de bière en dévisageant l’écossais exilé.
— Mais sans poissons, comment allons-nous vivre ? demanda ce dernier.
— Nous irons pêcher plus loin ou bien le bateau du continent nous ravitaillera.
Le vieil Andersen renversa sa pinte sur la table et se leva en titubant. Le liquide se répandit sur le plancher vermoulu sous les yeux furieux du barman, un des rares jeunes hommes restés sur l’île.
— Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenus. Prenez garde, la fin des temps arrive ! Priez les dieux, mes amis… priez !
— C’est ça, on va prier, se moqua un des pêcheurs. Allez l’ami, rentre chez toi cuver !
Andersen grogna et sortit du bar en claquant la porte. Un silence gêné s’installa parmi la clientèle. Seul l’écho de la cloche d’entrée résonnait encore. Nul n’eut le temps de spéculer sur les délires du vieillard que la porte s’ouvrit à nouveau quelques secondes plus tard. Un homme brun et pâle, vêtu de la parka et salopette jaune classique du pêcheur, s’engouffra à l’intérieur du bar, une expression hilare sur le visage.
— Hey les gars ! Y’a le vieux Joe au bord de la falaise qui hurle encore à la lune !
Un rire communicatif se propagea dans la salle.
— Andersen et lui font une sacrée paire !
— Ouais, une sacrée paire de fous bons à enfermer ! s’esclaffa le grand roux, la barbe constellée de mousse de bière.
Un bruit de verre brisé se fit soudain entendre, coupant court aux médisances. Tout le monde se tourna vers le comptoir. Une silhouette menue encapuchonnée dans son long manteau vert tenait encore dans sa main l’anse de sa pinte. Le reste de la chope jonchait le bar en de nombreux débris.
— Vous vous noyez dans l’alcool tous les soirs en faisant semblant que tout va pour le mieux dans ce trou paumé. Je me demande qui, de vous tous, est le plus fou ! s’éleva une voix profonde et mélodieuse de sous le capuchon.
Le roux se leva, une expression menaçante sur le visage. Debout, il rappelait les illustrations des anciens vikings avec sa longue tignasse emmêlée. Pressentant l’affrontement inéluctable, les clients reculèrent de quelques pas. Le géant s’approcha de la silhouette et saisit l’encolure de son manteau avec force. Le mouvement brusque fit glisser la capuche et révéla une cascade de boucles rousses.
— Tiens donc, une revenante ! Erin Sengen, te voilà devenue femme ! s’écria le colosse en relâchant son étreinte. Tu ne devrais pas traîner ici, ce n’est pas un endroit pour une donzelle.
Ladite Erin le foudroya de ses yeux noisette ourlés de longs cils clairs.
— Odrik, je suis majeure depuis assez longtemps pour faire ce qu’il me plaît. Traite encore mon grand-père de fou et je te montrerai ce que la "donzelle" est capable de faire.
Erin se redressa et jeta un billet sur le comptoir à l’attention du barman qui lui décrocha un sourire amusé.
— J’en ai assez entendu pour ce soir, vous n’êtes qu’une bande d’ivrognes, reprit-elle avant de rabattre la capuche sur sa tête.
Elle s’apprêtait à partir quand Odrik la retint par le bras.
— Fais gaffe, Erin. Par respect pour ton défunt père, je passerais outre ton insolence pour cette fois. Mais souviens-toi que je ne suis pas un homme qu’on insulte.
Erin se contenta de lui dévoiler un sourire narquois. Courageuse, elle l’était. Un peu trop téméraire, parfois imprudente. Le caractère de feu sa grand-mère, Astrid. Odrik resserra son étreinte autour de son bras.
— Ce sourire, je te le ferai ravaler, ricana-t-il. Deviendrais-tu aussi folle que ton grand-père ?
Personne ne vit venir le coup. En moins d’une seconde, Erin Jensen avait dégagé son bras tandis qu’elle balançait l’autre, poing fermé, dans la pommette droite du géant. Elle n’attendit pas son reste. Elle se fraya un chemin à travers les villageois et sortit du bar en trombe. Dans sa course, elle pouvait entendre les insultes fuser. Rien n’avait changé sur cette île depuis qu’elle l'avait quittée pour ses études. Toujours les mêmes vieux pêcheurs alcooliques. Sa seule hâte, à présent, était de repartir loin d’ici. Elle ne se rappelait même plus la véritable raison de son retour au pays. Une semaine plus tôt, la jeune femme avait ressenti un besoin impérieux de revoir sa patrie d’origine et sa famille. Maintenant qu’elle était là, elle regrettait de plus en plus son choix.
Erin ne s’arrêta que lorsqu’elle atteignit enfin la haute falaise, près du phare. Elle dominait maintenant la mer de brouillard qui recouvrait le village. Essoufflée, elle aperçut la silhouette de Joe Jensen se découper au clair de lune. Le vent l’empêchait de saisir ses paroles, et pourtant, son visage semblait exprimer une souffrance à nulle autre pareille. Elle le rejoignit en quelques enjambées et put enfin entendre sa complainte déchirante. Toujours la même depuis des jours.
— Rends-moi mon épouse, ô océan de malheur ! Ne t’ai-je pas offert jusqu’à mon âme ? Car c’est mon âme que tu as arrachée la nuit où tu t’es teinté de sang !
Le cœur de la jeune femme se serra. Elle lui effleura l’épaule pour ne pas l’effrayer.
— Grand-père, tout va bien. Rentrons, allez, murmura-t-elle d’une voix douce.
Le vieil homme tourna vers elle un regard empreint de mélancolie. Une lueur de surprise éclaira soudain ses iris.
— Mon Astrid, c’est toi ! Mes prières ont donc été entendues. J’ai cru t’avoir perdue pour toujours !
Et Joe se mit à sangloter, ses larmes aussitôt emportées par une bourrasque. La tempête se profilait à l’horizon ; nuages sombres tournoyant en volutes autour de l’astre lunaire. Erin n’eut pas le courage d’interrompre l’illusion qui opérait dans son esprit malade. Elle avisa les cieux d’un air inquiet. Pourquoi diable cette lune restait-elle ainsi figée dans sa rondeur sublime et rayonnante ?
Du coin de l’œil, une ombre, plus loin sur la falaise, attira son attention. Une silhouette, obscure dans son grand manteau de nuit, se tenait là. Immobile. Erin aurait pu jurer qu’elle les observait. Elle plissa les yeux ; un large chapeau noir dissimulait son visage. Une onde de danger mêlée à une sensation de déjà-vu la submergea soudain. Elle se tourna vers son aïeul.
— Grand-père ? Qui est cet individu, là sur…
Elle se tut. La silhouette avait disparu. Erin fronça les sourcils.
— De quoi parles-tu, ma petite fille ? demanda le vieux Joe qui avait repris ses esprits.
Erin poussa un soupir de soulagement. Cette fois-ci, la crise avait été moins longue que la précédente.
— J’ai cru voir quelqu’un là-bas, sur l’autre versant de la falaise. Un grand type vêtu de noir avec un très grand chapeau, mais il a dispar…Aïe, tu me fais mal papy ! s’écria-t-elle en reculant.
Joe Jensen lui avait soudain serré le bras si fort que l’empreinte de ses doigts marquaient la peau d’Erin. Les traits parcheminés du vieil homme se déformèrent sous l’effet de la peur.
— Il… il est revenu… revenu…
— Qui est revenu ?
—Et le spectre, entouré de ténèbres, reviendra sur cette terre nous anéantir tous…
Le vieillard devint hystérique. Il répétait en boucle la même phrase en tenant sa tête entre ses mains. Erin sentit sa peur, communicative, la traverser de part en part.
— Papy ! Rentrons maintenant !
Il leva vers elle des yeux remplis d’effroi et s’écroula à genoux dans une dernière supplication.
— Astrid ! Ne le suis pas ! Sur le chemin révélé par la lune en feu, l’océan va une nouvelle fois t‘engloutir… À jamais…
Des frissons parcoururent la jeune femme. Malgré son courage, elle ne tenait pas à demeurer dehors une minute de plus. Elle raccompagna son grand-père jusqu’au village, dans cette maison aux murs colorés qui les abritaient, eux et sa mère.
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