Acte II: La cloche du Temps
Perdue dans les limbes de son esprit onirique, Erin se confrontait à une ombre grandissante ; ombre qui la poursuivait inlassablement. Toute une éternité, dans cet espace-temps qui n’existait pas. Ici aussi, la nuit avait tout dévoré. Erin volait, avec pour seule compagnie le chant du néant : froid, lugubre et exerçant pourtant une attraction des plus puissantes sur son âme pure. Vierge, tout comme son corps de nacre étincelant ; seule lumière dans ce noir opaque. Mais elle continua de fuir, loin de cette ombre qui cherchait à l’absorber dans ses ténèbres.
— Erin… Erin… tu es à moi. Que vas-tu choisir ? gronda la créature dans un fracas sonore.
Erin se réveilla en sursaut ; une rafale de vent venait de claquer le volet contre la fenêtre. Son cœur battait la chamade. Elle eut peine à se remettre de son cauchemar, ce combat contre l’obscurité. Le réveil indiquait vingt-trois heures trente. De l’autre côté de la cloison, elle pouvait entendre les ronflements réguliers de son grand-père. Erin se leva et alluma la lumière. L’ampoule à incandescence émit un grésillement avant de rendre l’âme. La jeune femme soupira. Cette maison se mourait, tout comme cette île : liées par une décrépitude croissante. Du noir qui l’entoura à nouveau, une lueur verdâtre ondulait lentement sur les rideaux et attira Erin comme un aimant. Elle approcha de la fenêtre, l’ouvrit et resta figée. Les lumières émeraudes du cercle polaire dansaient dans les cieux. Émigrée au Royaume-Uni pendant près de six ans, Erin en avait oublié la beauté mystérieuse. La lune avait, elle aussi, revêtu une robe de jade, pâle reflet des aurores boréales. Erin resta là à les admirer et sombra peu à peu dans une profonde transe. Elle ressentait un appel mystérieux et impétueux auquel elle ne pouvait se dérober, comme sous l’effet d’un puissant sortilège.
La jeune femme enfila ensuite son long manteau, assorti aux couleurs du firmament, par-dessus sa chemise de nuit. Elle mit ses chaussures et sortit de la maison sans un bruit. Une force inconnue la guidait telle une marionnette. L’appel se fit de plus en plus intense alors qu’elle se rapprochait de l’océan. Au bord de la falaise, elle fixa l’horizon de longues minutes, indifférente à ce qui l’entourait. Ignorant le froid qui s’infiltrait sous sa robe. Puis des nuages gris masquèrent la lune et les lumières célestes. La pluie tomba soudain à torrent et réactiva ainsi la conscience endormie d’Erin.
— Que… qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-elle en rabattant à la hâte sa capuche sur son visage.
Elle allait rebrousser chemin quand elle la vit à nouveau : la haute silhouette sombre, à quelques dizaines de mètres d’elle. Cette fois, elle tendait le bras vers la jeune femme.
— Qui êtes-vous ? cria Erin, luttant contre le désir impérieux de prendre ses jambes à son cou.
L’apparition glissa vers elle comme si elle flottait au-dessus du sol. En un éclair, elle se retrouva face à Erin qui cessa aussitôt de respirer. Une aura polaire émanait de la créature qu’elle ne parvenait toujours pas à distinguer sous ses oripeaux sinistres. Elle sentit tout à coup le souffle glacial et humide de l’hiver glisser sur sa peau et s’insinuer dans ses entrailles.
—J’ai beaucoup voyagé, beaucoup découvert, et beaucoup appris des Dieux ;
qu’arrivera-t-il à la lignée des Hommes quand, à̀ la fin, il viendra, le redouté Terrible-Hiver de l’Humanité́ ?[1]déclara une voix caverneuse qui résonna en écho dans l’âme de la jeune femme.
Erin fronça les sourcils. À nouveau cette impression de déjà-vu. Ses jambes flageolèrent, mais elle ne sut dire si c’était de froid ou de peur.
— Je ne… je ne comprends pas.
Pour seule réponse, l’esprit – car ç’en était sûrement un – effleura la joue de la jolie rousse et s’évanouit dans une nuée obscure, non sans avoir murmuré le nom d’Erin, relayé par le vent à plusieurs reprises. Elle se retrouva alors seule, ruisselante et grelottante au bord de l’océan déchainé.
Comme la belle s’en retournait chez elle, troublée par le funeste présage, dans les cieux se jouait le destin de cette île oubliée. Et, à minuit, dans une note dramatique, la cloche du Temps sonna pour la quatrième nuit consécutive. Erin Jensen en ressentit le son unique et infernal transpercer son cœur de part et d’autre. Seule à l’entendre parmi les siens, comme un fardeau secret, elle ne pouvait pourtant plus ignorer là le signe probable d’une catastrophe imminente.
[1]Vers tirés des Vafthrudhnismàl dans l’Edda (recueil de récits de mythologie nordique)
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