Acte III: Sveinn Falk
Le lendemain matin, le ciel demeurait aussi sombre que le plumage d’un corbeau. Erin retrouva sa mère dans la cuisine. Occupée à sermonner grand-père Joe sur ses sorties impromptues malgré son état de faiblesse physique et psychique, elle ne s’aperçut pas que sa fille semblait troublée. La sonnette retentit soudain dans la maisonnée. Madame Jensen délaissa le vieillard et alla ouvrir. Des exclamations étouffées par les mètres qui les séparaient fusèrent. Erin tendit l’oreille, curieuse. Qui pouvait venir ainsi s’inviter chez eux ? Depuis la mort de son père dans un accident de pêche, sept ans plus tôt, les visites s’étaient raréfiées au point que la jeune femme avait eu bien du mal à quitter sa mère pour ses études. Puis, la jeune femme repensa à Odrik, la veille au bar. L’agressivité dont elle avait fait preuve envers lui. Elle se tassa sur sa chaise dans l’attente de comptes à rendre.
— Mais ne reste donc pas là ! Entre ! Erin sera si heureuse de te voir.
Erin se redressa. Il lui apparaissait peu probable, à la lumière des propos de sa mère, qu’il pût s’agir d’Odrik. Elle se releva et quitta la cuisine à son tour. Elle aperçut un grand jeune homme blond, sous la lumière blafarde de l’ampoule, en train de déposer ses affaires sur le porte manteau. Elle longea le couloir dans leur direction. L’étranger leva la tête vers elle et sourit. Un de ces sourires à faire damner les anges. Le temps suspendit son vol durant quelques secondes d’éternité, à travers lesquelles Erin tenta de se rappeler à qui appartenait le visage de cet homme. Le déclic se fit quand il se jeta dans ses bras et lui déposa un chaste baiser dans le creux de son cou. Un seul être l’avait jamais saluée aussi intimement.
— Sveinn Falk, s’écria-t-elle en lui retournant son sourire.
Elle s’éloigna de lui et le dévisagea.
— Ça fait si longtemps ! Que viens-tu faire par ici ? Je croyais que ta mère détestait cet endroit.
Les parents du jeune homme, suédois d’origine, avaient vécu dix ans sur l’île avant de repartir dans leur pays suite à la dépression de madame Falk face à tant d’isolement.
— J’ai pris une année sabbatique dans mes études et j’ai décidé de venir la passer ici, au calme. Contrairement à ma mère, j’ai toujours aimé cette île, répondit-il.
— Surtout parce qu’Erin y vivait, suggéra madame Jansen avec un clin d’œil.
— Maman ! s’insurgea-t-elle.
Sveinn ne quitta pas Erin des yeux. Il attendit qu’elle fixe son regard au sien pour déclarer :
— Vous n’avez pas tout-à-fait tort, madame. Et je dois avouer que j’espérais bien la revoir en venant m’installer de nouveau ici.
Le visage en feu, Erin détourna son regard à la recherche d’une échappatoire.
— Depuis combien de temps es-tu là ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
Pour elle, le domaine sentimental lui semblait bien plus dangereux qu’affronter un colosse dans un bar. Heureusement, Sveinn n’insista pas.
— Une dizaine de jour. Madame Kallsberg me loue une chambre à l’étage de sa maison. Et si je suis venu chez toi ce soir, c’est parce qu’au pub j’ai entendu Rasmus se foutre de la gueule d’Odrik. Une histoire de coup de poing que lui aurait envoyé la jeune Jensen revenue du continent.
À ces mots, Erin éclata de rire avant de se pincer les lèvres devant le regard meurtrier de sa mère.
— Erin, qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Tu frappes les gens maintenant ?
— Il le méritait, répondit-elle en haussant les épaules. Il a traité grand-père de fou.
Madame Jensen soupira.
— Ce n'est pas une raison, voyons ! Ah, tu es aussi fougueuse que ta grand-mère. Astrid aussi était impulsive.
— Astrid ? Astrid… pourquoi es-tu partie ? cria une voix éraillée dans la cuisine.
Sveinn leva un sourcil interrogateur.
— Mon grand-père, il… il est un peu perturbé ces derniers temps. Il vit dans son passé, lui expliqua brièvement Erin. C’est une des raisons pour laquelle je suis de retour ici… Ça te dit de sortir faire un tour ? proposa-t-elle à son ami d’enfance qui opina sans délai de la tête.
Erin s’emmitoufla dans son manteau. Sans soleil pour réchauffer leur corps et leur cœur, seul le froid hivernal régnait, emportant dans sa ronde la plupart des sourires et des esprits fragiles. Les deux amis marchèrent côte à côte en silence vers la jetée, en contrebas du village. La lune suivait leur déplacement, les éclairant de sa lumière nébuleuse. Les premières lueurs septentrionales apparurent à l’horizon. Sveinn s’immobilisa sur le ponton sur lequel les bateaux amarraient. Ses yeux se perdirent dans le vide.
— Erin, que penses-tu de cette nuit qui n’en finit pas ?
— Je ne sais pas. C’est étrange et je ne peux pas nier que ça me fait un peu peur.
À ces mots, Sveinn se tourna vers elle.
— Ne crains rien. Ne t’ai-je pas dit un jour que je te protégerais de tout ?
Erin ne put s’empêcher de sourire à cette allusion.
— Nous n’étions que des gamins. Et je te rappelle qu’on avait aussi prévu de se marier plus tard, s’esclaffa-t-elle.
— Je n’ai pas oublié, murmura-t-il.
Il lui saisit la main avec une douceur qui surprit la jeune femme. Malgré l’obscurité, elle pouvait apercevoir, dans le regard du jeune homme, un espoir auquel elle ne se sentait pas prête à répondre. Séduisant, il l’était. Taquin, jovial et drôle. Un peu trop protecteur aussi. Elle l’avait aimé plus jeune,sans doute parce qu’il avait été son seul compagnon de jeux, et non par véritable amour. Et puis il était parti. Elle l’avait beaucoup pleuré avant que le temps estompe sa peine. Pourrait-elle l’aimer à nouveau ? Ses yeux, d’un bleu azur en plein soleil, revêtaient à présent un voile bleu marine et cherchaient à happer Erin. Elle s’apprêtait à lui répondre quand la haute silhouette au chapeau se matérialisa au bout de la jetée. Dans un réflexe, elle retira sa main de celle du jeune homme. Son coeur battait à tout rompre et son corps se mit à trembler. Sveinn se méprit sur les causes du trouble de son amie et lui avoua :
— Ta mère a raison. Je suis revenu pour toi. Il n’y a jamais eu que toi.
Mais Erin n’écoutait pas, absorbée toute entière par les flux sombres – telle une nuée d’oiseaux – qui se dégageaient de la silhouette irréelle. Sveinn, embarrassé par sa déclaration et le désintérêt dont la jeune fille semblait faire preuve envers lui, se contenta de la regarder marcher d’un air amorphe le long du ponton. Il ne s’inquiéta que lorsqu’il la vit en pleine discussion avec quelque chose d’invisible. Elle se mit soudain à crier en appuyant ses mains sur ses oreilles. Le jeune homme eut juste le temps d’accourir vers elle et de la soutenir alors qu’elle s’écroulait à moitié évanouie dans ses bras.
Les cloches de l’église carillonnèrent peu de temps après et éveillèrent Erin. Apeurée, son regard se tourna là, où quelques minutes plus tôt, l’apparition lui avait révélé de sinistres augures. Rien de moins que la fin de leur monde. L’ombre avait disparu et, avec elle, son cortège d’oiseaux de nuit. Des cris et des pleurs de femme leur parvinrent, étouffés par le vent. Erin se releva sans donner aucune explication à son ami sur son malaise et se mit à courir vers le village que la brume emprisonnait dans un étau d’angoisse. Elle avisa les villageois rassemblés devant la façade de l’église et se fraya un chemin parmi eux. Elle s’arrêta net. Des lettres d’un rouge sombre barraient la porte de la paroisse en longues traînées coulantes.
« Mais voici que j’entends la bête aboyer de rage,
Là-bas, dans les profondeurs infernales,
La chaine se rompra et le libèrera.
Je vois l’amère destinée du crépuscule des Dieux qui les engloutira [2]. »
Erin fronça les sourcils et un frisson parcourut son corps. Sur le parvis, elle reconnut madame Larsen, prostrée et les mains tâchées d’un liquide rouge. Le même que celui des écrits. Était-elle l’auteur de cet acte de vandalisme ? Une femme si pieuse ? Cela n’avait aucun sens. Un homme la tira alors en arrière en la serrant dans ses bras, et Erin découvrit la raison de ses pleurs bouleversants. Son mari gisait dans une mare de sang. Égorgé, à première vue. Erin eut un haut-le-cœur et détourna aussitôt son regard. En vain. L’image s’était imprimée à jamais sur ses rétines. Elle fit à peine attention à sa mère et Sveinn qui l’emmenèrent loin de la scène du crime, tout comme elle se montra indifférente à la vague glaciale qui l’entoura subtilement, comme une mère bercerait, dans son linceul, son enfant défunt.
C’est ainsi qu’au sein de chaque habitant du petit village de Mykines émergea une méfiance envers les autres qui ne cessera de croître; leur esprit sans cesse tourmenté par la mort violente d’un des leurs. L’épaisse nappe de brume qui envahissait régulièrement l’île, se répandit alors comme la peste dans leur cœur, les empêchant de raisonner avec clarté. Et c’est dans cette ambiance de suspicion générale que la cinquième onde sonore de la cloche du destin retentit à minuit.
[2]La Völuspa : tiré de l’Edda
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