1 – 05/11/20 autour de 13h00 – Apprendre à mourir
Parmi mes souvenirs de lecture, un ouvrage s'impose peut-être davantage que les autres, non pour son contenu, oublié depuis trente ans, mais bien pour son titre, beau et claquant comme une phrase de Paul Fort égarée dans un Lagarde et Michard : « Un remède à la mélancolie ».
Il s'agit d'un recueil de nouvelles signé Ray Bradbury, rédigées dans ce style semi-poétique qui fut toujours le sien, mêlant figures fantastiques et thèmes contemporains dans une ambiance particulière, imprégnée de science-fiction, d'épouvante ou, plus simplement, de cette « inquiétante étrangeté » qui caractérise à mes yeux les œuvres les plus subtiles de ces auteurs qui jettent leur ancre dans un imaginaire merveilleux pour mieux nous parler de la réalité. Le recueil en question fut publié en France dans la collection Présence du futur, deux ans après sa version américaine, et rassemble des textes parus dans les années cinquante dans des publications telles que Weird Tales, Esquire, Star Science Fiction Stories et autres – et même Playboy ! De Bradbury, j'avais déjà lu et relu les « Chroniques Martiennes », chef-d’œuvre d'imagination que je recommande à tout lecteur, intéressé ou non par la SF, mais je n'avais pas encore pris le pli de ces recueils d'histoires dissemblables, indépendantes les unes des autres, autant de portes vers un ailleurs qui me permettait de survivre à une réalité que je n'appréciais somme toute que modérément.
Initié aux écrits du grand homme – puisque c'en est un, ne vous y trompez pas – le choix de ce titre particulier n'a rien de surprenant. Je cherchais moi-même un remède à ma propre mélancolie sans en avoir conscience. J'étais un enfant timide et introverti, peu au fait des us et coutumes d'une cour de récréation. Je ne comprenais pas le jeu social et les conventions tacites, j'avais besoin de clarté, de sincérité dans les rapports humains. Les livres constituaient pour moi le seul rempart contre la médiocrité du monde, l'avanie des êtres qui le parcouraient inlassablement sans se soucier une seconde de leurs semblables, tout en me liant indéfectiblement au reste de l'espèce humaine. Je l'ai écrit ailleurs, je le redis ici : les livres enseignent l'empathie, la compassion et la solidarité, sinon sociale du moins intellectuelle, psychique, mentale. Je ne suis pas sûr d'employer les bons mots mais je veux écrire vite et aller au bout de ma réflexion, pour chaotique qu'elle puisse paraître. Tout ça, je ne le concevais pas lorsque, encore enfant, je me plongeais dans l'aventure spatiale d'un Hari Seldon promouvant la psychohistoire ou dans une enquête d'Hercule Poirot. Je me laissais juste porter par l'intrigue, m'identifiais aux personnages, voyageais avec eux sans sortir de ma chambre.
La mélancolie dont je souffrais ne m'a jamais lâché. Jamais. Elle a parfois pris le pas sur le reste de mes sentiments, me noyant d'émotions difficiles à maîtriser, à combattre, me plongeant plus tard dans une longue et profonde dépression qui n'attendait qu'un soubresaut du réel pour m'ensevelir durablement dans une vision noire et pessimiste d'un monde voué à mourir, d'une vie sans but parce que censée s'interrompre de façon toujours trop précoce, inattendue, une existence semblable à celle du Quichotte, cet autre déçu du réel qui préférait affronter des moulins à vent plutôt que de soigner son mal-être.
Mes amis le savent, les autres n'en seront pas surpris, je me suis soigné. Comme on dit, j'ai avalé la pilule, et par là-même des couleuvres par centaines. On y passe tous et je crois que c'est un minimum. Je crois même que tout le monde le fait, d'une manière ou d'une autre, en ingurgitant des litres d'alcool, en fumant des joints, en s'adonnant à d'autres drogues, plus dures ou plus artificielles, en s'oubliant dans les plaisirs de la chair pour poser une sourdine sur ce vague à l'âme qui menace à tout instant n'importe quel être sensible normalement constitué. J'ai soigné mes addictions avec un succès relatif, me suis reproduit, glissant ainsi davantage de sens et de piment dans un quotidien par essence répétitif et parfois morne, me suis exprimé en artiste à travers des textes et des musiques, j'ai intégré ou formé des groupes de musique plus ou moins rock, parce qu'il me semblait justement que cette musique constituait un idiome facile à appréhender et à partager. La mélancolie baissait d'un ton mais demeurait présente, coincée dans une boule au ventre dont la taille variait avec les vicissitudes d'une réalité dont je gage qu'elle plaît de moins en moins à mes congénères, et ce quel que soit le rapport qu'ils entretiennent ou non avec cette fameuse mélancolie que d'aucuns nomment sinistrose, déprime, blues ou spleen.
De toutes les pistes explorées par mes soins, celle qui m'a le plus aidé à vivre en humain parmi les humains reste l'écriture – sous toutes ces formes. Si lire constitue pour moi un soulagement, ou une simple respiration – et respirer est une activité gouleyante par les temps qui courent – je me vois contraint de hisser la pratique de l'écrit au rang de thérapie. Traduire mes pensées en mots précède le passage à l'acte et m'autorise également à trier de façon drastique tout ce fatras d'émotions, de pulsions, de réflexes vaguement reptiliens qui seraient susceptibles de me jeter dans un bain d'acide sur un coup de tête, parce que « on se refait pas », ou « c'est la chose à faire », « j'ai merdé mais j'assume » et je passe sur une longue liste de lieux communs dont nous sommes tous plus ou moins familiers. Si j'avais écrit davantage à certaines périodes de ma vie, si j'étais allé au bout de certains textes, je n'aurais probablement pas tenté la surdose de Xanax ou de Deroxat. Ou peut-être que si. On a beau écrire avec certaines facilités, on ne réécrit pas l'histoire.
J'aime à penser que ce besoin d'écrire coûte que coûte a ceci de bénéfique qu'il me maintient en vie, et parfois même avec le sourire, la blague aux lèvres et le doute en berne. Il s'agit toutefois d'un besoin pressant, dévorant, une vague brutale qui m'investit totalement si je tarde à l'assouvir. Alors j'écris pour écrire et j'enfile les mots, comme je le fais en ce moment, dans des textes relativement courts qui ne racontent pas grand chose. Je dois faire taire la bête qui gronde avant de passer au constructif. Parler de moi ou de ce qui me chagrine avant de m'attaquer à la fiction, qui requiert plus de patience. La tête froide et les nerfs apaisés, sans quoi, pas d'intrigue, pas de plan, pas d'histoire. Alors pour ceux qui attendaient un semblant de lumière, un poil de dépaysement, acceptez mes excuses. Cela viendra en son temps.
Le « remède à la mélancolie » qu'évoque plus que ne décrit ce vieux singe sage de Bradbury, si je me souviens bien, à tout du soin palliatif à base de câlins délivrés dans l'ombre par une main secourable sous la voûte étoilée. Si la proposition peut paraître valable au lecteur américain des années cinquante, je ne peux que remettre en question son efficacité en ce qui nous concerne, nous, victimes à la fois d'une pandémie mondiale et d'une gestion de crise erratique de la part de nos dirigeants (et sans me soucier de nuance, je fourre dans le même immense panier la plus haute fonction de l’État, ses ministres et sous-ministres, les préfets, les maires, jusqu'au flicaillon de service qui, arguant de son autorité toute relative, n'a pas hésité à verbaliser des femmes qui sortaient acheter des serviettes hygiéniques au prétexte qu'elles ne correspondaient pas à sa définition des « produits essentiels »). Cela fait déjà plusieurs mois que nous avons entamé collectivement une sorte de grève des plaisirs les plus communs, une grève forcée, subie, sans revendication claire et sans contrepartie. En fait de mouvement social, nous voilà tous – ou peu s'en faut – contraints à l'inertie.
L'image de la grève ne colle pas du tout à ce que nous vivons, je suppose. A moins que l'on considère dans un sursaut de lucidité que l'ensemble des mouvements sociaux à avoir secoué le pays ces dernières années a été réprimé dans la violence et le sang ; à moins que l'on se rappelle également n'avoir rien obtenu, rien gagné, sinon des taloches, des vitres brisées, des yeux crevés, des interpellations et des mains arrachées ; à moins que l'on se remémore ostensiblement ce sentiment d'inutile, cet « à quoi bon » général qui nous parcourait tous, manifestants, sympathisants, grévistes et autres investis, à quelque degré que ce fût. Je veux croire que personne n'a oublié que l'espoir des plus enthousiastes ressemblait à un terrain vague après une charge de CRS.
Nous ne sommes pas seulement bloqués dans l'espace mais aussi dans le temps. Cette paralysie que nous sommes obligés de nous imposer, au-delà des mensonges d'état, des cafouillages, des erreurs et des passe-droits, nous ne pouvons nous en abstraire que de façon policée, virtuelle, de loin en loin et dans une solitude, certes relative pour certains d'entre nous, mais tout de même pesant d'un poids millénaire que nous avions omis de jauger depuis des décennies parce que nous ne prenions pas le temps de nous regarder vivre. Et vivre, disaient les stoïciens, c'est apprendre à mourir.
Cet adage, j'y souscris sans réserve, sans une once d'hésitation. Il me semble même qu'avec le recul, j'ai passé ma vie à me l'approprier. Mes rêves d'enfant, j'ai appris à m'asseoir dessus, à les ignorer dans l'espoir d'y revenir un jour, d'effectuer un tri et de voir s'il restait quelque chose à en tirer. Mes délires d'ado, je les ai rabotés, transformés, parfois trahis sans scrupule par manque de choix ou d'imagination. Mes tentatives d'évasion ne m'ont pas mené bien loin, malgré la satisfaction qu'elles me procuraient dans l'instant et qui, dans de rares cas, s'installaient dans la durée. Si j'avais réussi à me débarrasser de cette mélancolie qui me colle aux talons, peut-être serais-je devenu quelqu'un d'autre, mais c'est un immense si, et encore une fois, on ne réécrit pas l'histoire.
Ce sentiment de perte perpétuelle, d'aspirations mort-nées, je m'y suis habitué en quarante-cinq ans d'une existence riche en expériences variées. Je l'ai abreuvé de lectures et de fictions qui allaient dans le même sens : dystopies, apocalypses, simples états des lieux à caractère informatif. Je m'y suis tellement habitué que cette crise, sans que je m'y attende à proprement parler, ne pouvait pas me surprendre. S'il est un lieu commun qui s'applique ici, autant le citer tout de go : depuis le temps que l'on nous dit que l'humain dérègle la planète, que l'on nous prouve par A plus B que les richesses s'accumulent entre les mêmes mains égoïstes au détriment d'une majorité croissante de miséreux, que l'on observe d'un œil médusé les avancées autoritaires, pour ne pas dire totalitaires, aux quatre coins de la planète et dans chaque aspect de nos vies, comment s'étonner ? On a crié au loup de millions de façons. Des études, des articles, des reportages, des pétitions, des films, des séries, des BD, des livres, des interviews, des tirades débitées sur un ton hoquetant par des piliers de bar plus éméchés qu'éclairés, des conversations entre amis, des interventions de toutes sortes de la part de certains députés ou autres figures politiques. On a crié au loup et l'on continue de le faire mais rien ne change rien à rien. Nous sommes coincés, dans tous les sens du terme.
J'ai des enfants. Le plus jeune a cinq ans et le plus vieux dix-neuf. Celle du milieu entrera au collège l'année prochaine. Chacun des trois s'apprête à vivre une transition importante : l'apprentissage de la lecture, le collège, la fac. Je me dois de nourrir leurs rêves et de leur donner espoir. Je me dois de leur dire ce qu'on m'a répété enfant : travaille, amuse-toi mais travaille, apprends, étudie, sois curieux, regarde le monde comme si tu voulais lui donner la becquée. Rencontre l'autre en souhaitant le comprendre et non le dominer. Sois bon et honorable, sois juste, sois droit, et tu seras récompensé. Foutaises ? J'aime à croire que non. Il faut bien qu'il me reste un chouïa d'optimisme si je veux les voir grandir avec ce rire déjanté qui les caractérise.
Je pense à mes amis artistes, à leurs projets divers. Un album, un groupe naissant, une tournée, une représentation théâtrale, un film. Je pense également à mes amis libraires, qui se démènent pour continuer à distribuer leurs bouquins malgré les choix inconsidérés du gouvernement. Je pense à ceux qui cherchaient du travail ou qui venaient de prendre leur poste. Allez hop, retour à la case Pôle emploi et à la précarité. Je pense à tous ces commerçants, patrons de bar en tête, qui ne tarderont pas à tirer la langue avant de glisser la clef sous la porte. Je pense à moi aussi, qui travaille sur un album qui ne verra sans doute jamais le jour et qui écris des livres qui se perdront dans la masse des écrits du net ou sur le bureau encombré d'un éditeur au bord du burn-out. Je pense que nous en sommes là, vivant une espèce de présent continu dont la date de péremption demeure incertaine parce que nul ne connaît le jour et l'heure de sa propre mort.
Nous en sommes là, à serrer les dents tout en poussant notre rocher en haut de la colline, avec cette voix intérieure qui nous rabâche, comme un mantra cruel, qu'il faut aimer notre caillou. Nous en sommes là.
En finir avec Sisyphe, oui. Mais comment ?
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