2 – 06/11/20 autour de 11h10 – Le mépris

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Je n'ai jamais été un lecteur assidu du Canard enchaîné. Je ne me l'explique pas. De temps en temps, sur un coup de tête, je l'emprunte à ma compagne ou à un voisin, je l'oublie sur un coin de table, aux toilettes entre deux romans entamés faute de mieux, jamais vraiment terminés parce que ne faisant pas le poids face à un Stephen King ou une nouvelle de Borges. Mes parents étaient abonnés quand j'étais môme, du moins une année sur deux ou trois. Nous étions une famille de gauche, socialiste par manque de perspective à l'extrême-gauche, et nous lisions plus volontiers le Monde, le Monde Diplomatique, Politis un peu plus tard, le Courrier international à sa naissance, et, plus rarement, certains hebdos comme le Nouvel Obs, l'Evénement du jeudi, l'Express, voire le Charlie-Hebdo de Philippe Val, arrivé en 1992, hélas plus que décevant par rapport à celui des années soixante-dix dont mon beau-père m'avait transmis l'appétence à travers ses souvenirs personnels ou via les écrits littéraires de François Cavanna (notamment « Les Ritals » et « Les Ruskoffs », à lire absolument si l'on apprécie les récits d'enfance rédigés à la première personne dans un style à la fois puissant et enlevé). Je me souviens de ma mère m'expliquant qu'elle éprouvait quelque difficulté à se concentrer sur la lecture du Canard : « Y en a partout. Ca m'énerve. » En revanche, nous achetions très régulièrement les hors-série, les fameux « Dossiers du Canard ». Nous en avions une flopée, à la mise en page aérée, plus classique. Un nid d'informations, des enquêtes poussées, un style clair à mi-chemin entre le discours informatif de tout journaliste qui se respecte et une espèce de sourire fin, emprunt de cette ironie voltairienne un rien franchouillarde qui autorise parfois l'éclat de rire malgré la gravité de la nouvelle rapportée.


Je ne suis pas un lecteur assidu du Canard, certes, mais j'ai mes périodes. Celle-ci me semble propice et j'ai eu envie, ce matin, de partager certaines pensées avec vous, parce qu'il me faut de la matière et que pondre quotidiennement un texte aussi noir que celui d'hier risque d'entamer la bonne volonté de l'auteur comme de ses lecteurs sporadiques.


Le numéro de mercredi dernier – n°5217, 4 novembre – offre en effet sa part de rigolade pour qui veut bien lâcher la bride à ses zygomatiques par ces temps de morosité toute compréhensible. Je ne vais évidemment pas recopier des articles entiers mais certains faits précis n'ont pas manqué d'attirer mon attention.


Connaissez-vous M. Alain Griset, par exemple ? Eh bien, moi non plus ! Ce secrétaire d'Etat aux PME a prétendu, le 2 novembre, interrompre une audition en visioconférence avec la commission des Affaires économiques du Sénat au prétexte qu'il « [allait] devoir se débrancher, [car il avait] un duplex à 18h10 sur BFMTV. » La Présidente de la commission, manifestement pantoise, lui a clairement signifié que « le Parlement est prioritaire sur les chaînes de télé. » Nul besoin de suivre l'actualité de près pour corréler cette anecdote – assez croquignolesque en soi – aux méthodes employées par le gouvernement actuel pour imposer à l'assemblée des décisions prises en amont sans requérir de discussion préalable, ou en exigeant des votes de confirmation après coup, peut-être pour sauvegarder les apparences d'un régime parlementaire à peu près fonctionnel.


Dans un autre registre, le Canard relève aussi quelques petites phrases émises en off par les fantoches qui nous gouvernent, au premier rang desquels notre Président aimé se distingue, une fois de plus, par son mépris habituel. Ainsi, suite à la fermeture des librairies et aux protestations qui n'ont pas manqué de s'élever en conséquence, voici comment réagit notre digne monarque démocratiquement élu : « Parmi ceux qui protestent, il y a beaucoup de gens qui ont des centaines de livres dans leur bibliothèque et qui n'en ont pas lu la moitié. » Quelle désinvolture, n'est-ce pas ? Ce type est un poème. Un mauvais poème, écrit avec les pieds par un étudiant d'école de commerce abonné au Figaro.


Je vais d'ailleurs m'arrêter un peu plus longtemps sur cette intervention, et pas seulement parce que je me sens directement concerné, critiqué, attaqué. Tout lecteur qui se respecte, et ce quelles que soient ses habitudes de lecture, tend à amasser les livres. C'est un fait. Que tu lises vite ou lentement, que tu achèves systématiquement ton livre de chevet ou que tu l'abandonnes dans un coin sans pour autant ôter le marque-page, parce que, sans prévenir, un autre bouquin s'est imposé à ton regard de lecteur plus ou moins compulsif, tu aménages les temps libres de ton quotidien – partiellement ou en totalité, ça dépend de ton appétit de lecture – selon les ouvrages qui te font de l'oeil. C'est une constante chez tous les lecteurs que je connais, y compris ceux qui s'en tiennent au rythme tranquille d'un livre par mois, voire moins. Moi qui fus un lecteur avide et enfiévré jusqu'à l'âge de vingt-huit ans – la mort de mon géniteur et la dépression qui s'ensuivit marquèrent chez moi une longue pause – et qui ne lis plus, en moyenne, qu'un ou deux livres par semaine, j'ai toujours une liste longue comme le bras de romans, d'essais, de recueils de nouvelles qui m'attendent sur une étagère, ma table de nuit ou dans les toilettes des chats (je sais, ça mérite une explication : on a un petit coin dans lequel la litière des chats occupe un espace olfactif jugé prohibitif par les occupants de la maisonnée, à l'exception de moi-même, ce qui fait de moi, d'un point de vue strictement scatologique, une sorte de chat plus lettré que la moyenne des félins). Dit autrement, pour un lecteur confirmé – c'est-à-dire quelqu'un qui ne peut pas se passer de lire, et je le répète, quelle que soit la fréquence avec laquelle il passe d'un tome à l'autre – cette enfilade de volumes qui l'attend bien sagement constitue une perspective d'avenir à moyen terme. Il m'est arrivé par le passé – j'étais gravement atteint – de dresser des listes suivant un rétroplanning daté et précis auquel je dérogeais constamment, parce qu'il y a toujours moyen de rencontrer un auteur à travers un article de presse inopiné, une interview sur le vif, ou le simple conseil d'une personne de notre entourage dont l'enthousiasme communicatif achève parfois de te convaincre qu'un Dennis Lehane vaut bien d'abandonner la énième relecture d'un Asimov ou d'un Conan Doyle. C'est comme ça, ça ne se commande pas.


D'ailleurs, posséder une bibliothèque ne dispense pas du plaisir de chiner dans les rayons d'une bibliothèque municipale ou d'une librairie plus ou moins spécialisée. Les livres parlent, après tout. Certains posent des questions auxquelles d'autres vont tâcher de répondre, parfois des siècles plus tard. Lire les aventures d'Arsène Lupin sous la plume de Maurice Leblanc renvoie autant à Sherlock Holmes qu'au personnage d'Auguste Dupin d'Edgar Allan Poe, et comprendre le « Nom de la Rose » dans sa globalité implique une certaine familiarité avec le sous-genre policier qualifié de whodunnit par les anglo-saxons. Et on revient donc à Sherlock Holmes, à Lupin, à Dupin, Poirot, le père Brown, Ellery Queen, Perry Mason, etc. Attention, je ne dis pas qu'il faut avoir tout lu, c'est absurde. Mais pour ceux qui s'y essaient, on peut parler de valeur ajoutée.


Esthétiquement, une bibliothèque, c'est beau. Oui, c'est un nid à poussière, oui, les étagères Ikéa s'effondrent parfois sous le poids des livres en souffrance – mais qu'on lira un jour, promis-juré-craché – et oui, il y a de fortes chances pour que l'on change d'avis et qu'on refuse catégoriquement de déflorer le Fritz Leiber acheté voici plus de vingt ans chez un bouquiniste parisien. Mais j'en reviens sempiternellement à ce que j'écrivais hier : nos perspectives d'avenir s'amenuisent.


L'on me répondra sans doute que les alternatives existent et qu'il n'est pas forcément nécessaire de passer par Amazon pour garnir sa bibliothèque. La pratique du « click and collect » se développe chez les indépendants comme chez les grandes enseignes et, ma foi, le prêt d'ouvrages reste une solution peu satisfaisante mais toujours efficace. Le gouvernement nous prive mais nous nous débrouillerons. Je constate simplement que notre Président, patron autoproclamé des arts et des lettres, époux d'une prof de lettres, se contrefout joyeusement des lecteurs, du monde du livre et de tout ce qui va avec (économiquement, culturellement, philosophiquement), et ça, non seulement, ça me scie les jambes, mais je ne peux éviter d'y voir encore une fois ce mépris brutal et visiblement intrinsèque à sa personne à l'égard des citoyens.


Ah, le mépris de Macron 1er. De nos « élites », nos dirigeants. Ils nous parlent comme à des mômes, se contredisent sans vergogne, se tirent dans les pattes sans s'intéresser une seconde à la notion de dignité – qui devrait pourtant imprégner la moindre de leur déclaration en leur qualité de représentants – et se déresponsabilisent systématiquement dès qu'il s'agit d'appliquer sur le terrain des décisions souvent douteuses (mais là n'est pas le propos). J'en veux pour preuve la nonchalance de M. Blanquer, qui assurait il y a peu que les écoles étaient prêtes à recevoir du public sans avoir changé d'un iota le protocole sanitaire mis en place à la va-comme-je-te-pousse à la sortie du premier confinement, et considérablement allégé à la rentrée de septembre. J'en veux pour preuve la démagogie de M. Véran, dont les paroles de soutien aux soignants et au système hospitalier contredisent la réalité des lits d'hôpital fermés, des manques de masques et autres produits essentiels au bon fonctionnement d'un service déjà déliquescent avant même que n'éclate la crise du Covid. J'en veux pour preuve le déchargement de toute responsabilité logistique au détriment des collectivités locales.


Et je m'emporte, et j'en oublie le mépris.


Souvenez-vous des petites phrases de Macron, le « costard à deux mille balles », le « pognon de dingues », les « Gaulois réfractaires », les « premiers de cordée » et les « gens qui ne sont rien ». Je suis sûr que j'en oublie. Ah oui, tiens, « ce n'est pas un problème de moyens mais d'organisation », « il n'y a pas d'argent magique », tout ça pour débloquer en fin de compte 7 milliards pour Air France, 5 milliards pour Renault, le Fonds de solidarité pour les entreprises, une pincée pour les intermittents, une autre pour les hôpitaux (ah quand même), et j'en passe. Mais il n'y a pas d'argent magique, ok, d'accord.


On a parlé de « mépris de classe ». Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont publié une enquête dans leur ouvrage « Le Président des ultra-riches », qui fouille le concept et l'explicite sans prendre de gants, François Ruffin en a fait son cheval de bataille, et d'autres, plus ou moins encartés – je pense à Mélenchon et à d'autres francs-tireurs de la France Insoumise – rebondissent de plus en plus sur ce constat. Le Président méprise ceux qui n'appartiennent pas à sa classe, à son niveau social, voire à ses choix idéologiques – pour ceux qui pensent que l'ultralibéralisme n'a rien d'une idéologie, tâchez un peu de me démontrer, mathématiques à l'appui, l'efficacité de la fumeuse « théorie du ruissellement », par exemple. Il n'est pas le seul. On se souvient de la touchante ingénuité de l'ancienne porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, lorsqu'elle nous expliquait que l'usage d'un masque chirirugical ne va pas de soi et qu'elle-même, pourtant ministre, ne saurait pas l'utiliser à cause des gestes techniques qu'exige l'objet. Savourons également l'outrecuidance de Gérald Darmanin lorsqu'il prétend « s'étouffer » lorsqu'il entend « parler de violences policières. » Erigeons une statue à Didier Guillaume, anciennement ministre de l'agriculture, invitant gentiment les profs confinés à cueillir des fraises. Vouons un culte à Nicolas Sarkozy et à son attachement particulier à la marque Cartier pour bien signifier sa réussite sociale. Ne boudons pas notre plaisir en évoquant Jean-François Copé et son estimation hallucinante du prix d'un pain au chocolat (ou une chocolatine, hein, je suis pas sectaire).


Outre ce mépris de classe que se partagent les hommes politiques et bon nombre de personnages médiatiques (journalistes de tous bords bienvenus), et le mépris qu'ils témoignent chaque jour à l'égard des institutions de ce pays, le moins que nous puissions faire, nous autres, membres éminents de ce que Chirac regroupait sous l'appellation non moins condescendante de « France d'en bas », c'est de ne pas céder au même réflexe primaire. J'en ai lu et entendu, des remarques hautaines au sujet des achats compulsifs de papier toilette, j'en ai parcouru, des statuts facebook altiers et moqueurs concernant les files de voitures qui se formaient à l'entrée des MacDrive en fin de confinement. Brasser la connerie humaine et la juger de haut avec le nez pincé et le petit doigt levé ne nous rend pas meilleurs ou plus intelligents que la masse. De fait, nous sommes la masse, tous autant que nous sommes, et c'est en tâchant de comprendre pourquoi et comment le peuple se constitue en tant que masse et adopte ainsi des comportements qu'un individu sain d'esprit jugera – avec raison – complètement irrationnel que nous parviendrons à une forme de solidarité constructive et fraternelle.


Je ne suis pas sûr d'avoir envie de poursuivre dans cette voie. Il me faudrait pour cela avancer des raisons, des explications que je ne maîtrise pas complètement mais je peux tout de même tenter d'illustrer mes propos. Supposons que vous assistiez à une manifestation sportive, disons un match de football, il paraît que c'est un sport populaire. Vous avez amené un enfant, un môme, le modèle dont on évite de lâcher la main parce qu'on sait pertinemment qu'on ne le retrouvera pas de sitôt s'il venait à se perdre dans la foule. Une explosion retentit. Ou une succession de coups de feu. Ou alors c'est un incendie qui se déclare. Comme toutes les autres personnes présentes en ce lieu, vous avez deux urgences à gérer : sortir de là et protéger votre enfant. Parce que vous n'êtes pas le seul à être accompagné. Un comportement rationnel consisterait à adopter un pas souple et à vous diriger vers la sortie la plus proche. Mais vous êtes des centaines dans le même cas et la sortie vous apparaît rapidement saturée. Une réaction saine et réfléchie vous commanderait d'attendre ou de gagner une autre sortie, plus lointaine mais au débit plus fluide. Croyez-vous sincèrement que vous serez capable de conserver votre sang-froid pendant toute la durée de l'opération ? Et si, par chance, vous possédez des nerfs d'acier, comment gérerez-vous la panique aveugle des autres ?


Ce sont évidemment des questions théoriques. Il n'est aucunement question de bomber le torse et de scander que l'on ferait ceci et non cela n'en déplaise aux travaux sur la psychologie des foules menés par Mehdi Moussaïd (et dont je recommande vivement l'ouvrage « Fouloscopie », sorti l'année dernière chez HumenSciences). « Les Français sont des veaux ». La citation ne nous vient pas d'un Coluche, d'un Reiser ou d'un Guy Debord mais du général de Gaulle. Ainsi, déjà dans les années soixante, un représentant direct élu au suffrage universel nous signifiait son mépris de classe avec toute la hauteur qui le caractérisait. Nous avons fini par y croire et c'est bien dommage.


Bonsoir et à la semaine prochaine.

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