3 – 09/11/20 – Apprendre à mourir (2)

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Se lever le matin en se disant qu'on ne se couchera pas le soir. Passer la journée à essayer de se souvenir des visages de ses morts. Leur parler en silence pour ne pas effrayer les chats. Penser à sa compagne qui se masque chaque jour devant une trentaine d'enfants trop jeunes pour porter le masque. Penser à ses propres enfants, trop jeunes pour porter le masque. Penser à son aîné planqué quelque part en Bretagne avec une bande d'amis. Tâcher d'oublier qu'on ne l'a pas vu depuis août et qu'on ne le verra pas avant noël. Se souvenir qu'on n'aura pas de noël et que le soulagement égoïste que l'on éprouve à l'idée d'esquiver les fêtes, la mangeaille à outrance et les taxes indirectes des enfants trop gâtés devant lesquels on s'efface pour nourrir la mythologie d'un vieux bonhomme doué d'ubiquité ne compense pas l'immense déception de ses parents et de leurs petits-enfants. Se rappeler dans un élan cynique que l'on a toujours conchié les fêtes de fin d'année et que, décidément, cette pandémie reste la plus fidèle alliée de ses travers misanthropes. Penser au prochain livre que l'on souhaite lire. Y repenser encore. Y réfléchir longuement avant de laisser tomber et d'enregistrer un morceau qui hante son oreille interne depuis octobre 2013. Jouer frénétiquement les parties guitares, les rater de fond en comble, recommencer, transpirer, passer à la basse, revenir sur les guitares, refaire la basse, chanter les deux couplets et les trois refrains. Rire de soi et de sa fâcheuse tendance à écrire des chansons avec plus de refrains que de couplets. Ce ne sont pas des refrains à proprement parler, d'ailleurs, puisque les vers sont tous différents. Impossible de les reprendre en choeur lors d'une première écoute. Peut-être que je n'ai pas vraiment intégré le principe du refrain. Peut-être que je n'y attache tout simplement aucune importance. Pourquoi voudrais-je que les gens reprennent mes chansons en choeur ? Il me suffit qu'ils les écoutent. Accepter l'idée que la mort me cueillera avant que ça n'arrive.


Se préparer un repas solitaire et en apprécier la solitude. Entamer un film téléchargé sur un site pirate et manger le plus vite possible pour ne pas perdre le moindre instant d'éternité. Couper le film en avalant les dernières miettes et se promettre d'y revenir plus tard. Accepter l'idée de passer l'arme à gauche avant d'en voir la fin. Penser à ses enfants qui découvrent l'idée de la mort. Leur mentir systématiquement. Leur promettre, leur jurer et leur prouver par A plus B que l'on sera toujours là, que la vie est longue et que l'on mourra dans très longtemps. Se souvenir du pater et changer d'idée noire. Penser à son meilleur ami mort il y a presque vingt ans d'une tumeur au cerveau. Se remémorer cette drôle de discussion sur le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson et frémir une mille-et-unième fois à l'idée qu'il est mort avant de voir les épisodes 2 et 3. Songer que ce n'est pas bien grave s'il n'a pas vu la fin de Star Wars et que la vie est injuste puisqu'elle a épargné George Lucas, Jean-Marie Bigard et Eric Zemmour. Penser à Sean Connery par une bien curieuse association d'idées. Penser à Marie Trintignant, qui avait peut-être lu la fameuse interview au cours de laquelle l'acteur britannique expliquait placidement que frapper une femme se justifiait à l'occasion pourvu que l'on se contente de la cogner du plat de la main. Bertrand Cantat n'avait pas dû lire l'article. Noter dans un coin de sa tête qu'on est bien inspiré de déboulonner ses idoles et les héros de son enfance. Maudire le gavroche de jadis qui préférait les cowboys aux indiens et se faire la réflexion que les compagnons de jeu d'antan portent binocles et cheveux gris, quand il leur reste des cheveux, quand ils sont encore là, toujours vivants et à portée de coup de fil.


Se complaire dans un délestage en règle de son intime noirceur, y ajouter de la couleur, trouver ça moche et tout repeindre en noir. Rire de la tristesse de ces mots qui s'écrivent presque tout seuls sur un écran lumineux tandis que la sérénité doucement s'installe en ce corps soumis à l'érosion. Rire de sa déconfiture et de l'absence de signification du moindre geste imaginé, esquissé, entamé ou achevé depuis quarante-cinq ans, cinq mois et cinq jours. Se demander pourquoi tant de précision et se souvenir que le défaut de sens n'implique pas forcément que l'on dise n'importe quoi. Jouer le jeu et garder la phrase telle quelle.


Aimer la colère, la tristesse, les névroses et la folie. Les figer dans un jeu de construction littéraire. Aimer le meurtre, le viol, le carnage et le sang, et cacher toute cette merde sous une métaphore. Dévorer chaque seconde quand chaque seconde te dévore et s'imaginer vainqueur – savoir toutefois que l'on se ment à soi-même et se jeter des regards enfiévrés à travers un miroir. Penser à autre chose et écouter son cœur battre au rythme de rien. Penser à ses enfants, encore et toujours, et se maudire de les avoir mis au monde. Se noyer dans une angoisse blanche au fond d'une insomnie en songeant au plus petit s'il venait à se retrouver seul. Se dire que la grande n'est pas bien grande non plus et que l'aîné, le grand frère aux épaules de géant, vit bien trop loin tant qu'il vit encore. Regarder chaque passant et le voir pourrir sur place, la peau qui se desquame, les os qui se disloquent et les vers au ventre blanc qui se nouent des serviettes autour du cou à la table du banquet. Penser à Donald Trump et se dire que la vie est belle. Répéter à ma compagne que je me sens honoré de traverser l'apocalypse à son bras.


Souhaiter la bonne soirée à un lecteur hypothétique sans la moindre ironie.

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