4 – 10/11/20 – Ne boudons pas notre plaisir
Je l'ai annoncé au petit, une crevette blonde à cheveux raides, la peau diaphane, les traits fins, la version fluette d'un Kurt Cobain resté coincé dans une enfance à rallonge. C'était la semaine dernière, vendredi, j'imagine, mais peu importe. Je venais de le récupérer à la sortie de l'école. Une fois installés et harnachés, nous avons entamé le trajet du retour et c'est en le zieutant à travers le rétroviseur central que je lui ai dit :
« Tu sais quoi, Milo ? J'ai une bonne nouvelle.
- Ah oui, c'est quoi ?
- Trump a perdu les élections.
- Cool, bien fait pour lui ! »
Je lui avais évidemment expliqué les grandes lignes des principes d'élections, de vote, de représentation politique et tutti quanti – à portée d'oreille du voisin dont j'avais croisé le regard stupéfait en montant l'escalier extérieur qui mène à l'entrée de mon chez moi. Je ne sais pas ce qu'il en a compris exactement mais les bases sont là : on vote pour élire un gars et Trump va quitter la Maison blanche.
« Mais pourquoi ils appellent ça la Maison blanche, les Américains ? »
J'ai failli répondre : « Pour bien signifier au monde leur racisme structurel et endémique » mais je me suis dit que j'en avais pour des heures en précisions sémantiques et me suis contenté d'un laconique : « C'est purement descriptif ».
Je me suis surtout appliqué à graver dans ma mémoire l'expression de sa petite trogne, sa spontanéité renversante de gamin cabochard : un sourire lumineux, le nez légèrement retroussé, des yeux plein de cette joie enfantine qui s'épanouit plus volontiers devant un dessin-animé qu'à l'annonce d'un résultat d'élection. On a les amis qu'on mérite et les enfants qu'on fabrique.
Et oui, je parle politique avec mes enfants. Je leur parle de tout ce qui m'intéresse en employant le même vocabulaire qu'avec ma compagne, mes amis, mes parents. Lorsqu'ils ne comprennent pas, je reformule, j'explique, j'illustre. Une façon d'écrire comme une autre pour un cœur de cible privilégié.
Ma compagne applique d'ailleurs le même principe, de même que la mère de mon aîné, ou mes parents lorsque nous étions mômes, ma sœur, mon frère et moi. Quand à mon défunt géniteur, il ne me parlait jamais autrement, dédaignant jusqu'au moindre effort de vulgarisation qu'exige le cerveau malléable et encore à peu près vierge d'un enfant digne de ce nom lorsqu'il s'agit d'aborder la notion de temporalité, l'hypothèse métaphysique d'un Dieu créé ou non de toutes pièces, ou de montrer en quoi il peut sembler peu réaliste de construire un robot géant dans notre garage.
Parfois, Milo revient de l'école dans un état de colère noire. Je l'interroge à ce propos et il répond : « Je me suis fait ostraciser ! » Nous débattons ensemble de la pertinence d'un tel choix lexical et il ne change d'avis que si le terme ne convient pas à la réalité vécue.
« Ostraciser », dis-je, « c'est un peu fort. Est-ce qu'on t'a demandé de ne pas regarder les gens dans les yeux quand tu leur parlais ? Est-ce qu'on a exigé de toi de demander la permission avant de parler ? Et non, je ne parle pas de ton maître. Ton maître ne t'ostracise pas quand il te demande de lever la main avant de prendre la parole. Est-ce que ceux qui t'ostracisaient ont affiché des pancartes anti-Milo à l'entrée des toilettes et autres lieux collectifs ? Est-ce qu'ils se sont constitué en lobby, en milice ou en parti politique pour pousser le parlement à voter des lois anti-Milo ?
- Non, non, non.
- Eh bien tant mieux mais ça veut dire qu'on ne t'a pas vraiment ostracisé. »
Et j'ajoute, le ton caressant :
« Vous vous êtes pris le chou avec Kayden, pas vrai ? »
Et lui de répondre entre deux quasi larmiches qu'il ne comprend pas pourquoi son copain ne voulait pas jouer avec lui aujourd'hui, que c'est pas juste, qu'il a eu envie de leur mettre des claques à tous mais qu'il s'est retenu, et que de toute façon, l'école c'est nul.
Alors je lui répète que Trump n'a pas été réélu et son sourire revient. Les enfants m'étonneront toujours...
Nausicaa, sa sœur, doit porter un masque depuis maintenant une semaine. Evidemment, ça ne l'amuse guère. Elle n'a pas dix ans et, contrairement à nombre de gamins de son âge, trépigne de joie à l'idée de passer la journée à l'école, réclame la cantine et la garderie du soir, multiplie les amitiés profondes et les copinages de circonstance. Moi qui suis d'un naturel sauvage, j'avoue que ça m'épate. De temps en temps, je lui rappelle que j'aimais l'école quand j'étais moi-même l'un de ces « petits gens bourrés », selon l'expression d'une amie qui considère les enfants comme des êtres attachants, certes, mais légèrement incohérents dans leur propos – après tout, les mômes jugent tout à fait normal de parler à des amis imaginaires et passent de la joie fulgurante à la détresse absolue sans prendre le temps de respirer, capacités hautement respectables qu'ils partagent avec les pires ivrognes. Voyez-vous, Nausicaa n'est pas ma fille de chair et de sang, notre relation se construit comme elle peut, entre confiance fragile et ajustements, alors je relève nos points communs à mesure qu'ils apparaissent afin de lui rappeler que nous ne sommes pas si différents et que nous appartenons à la même famille. En général, elle répond : « C'est pas pareil, toi t'aimais travailler. Moi j'ai des amis. » Ah fichtre. Je ne suis pas son père mais question répartie, elle est bien ma fille.
Ce matin, Nausicaa, pour la première fois depuis très longtemps, a traîné des savates, répondu non à tout ce qu'on lui demandait et affichait une trogne d'adolescente si revêche qu'elle aurait pu donner des leçons de moue désabusée à Kristen Stewart. Je lui explique que je ne comprends pas ce qui se passe puisqu'elle nous a toujours répété qu'elle adorait l'école – au point de refuser de rester à la maison malgré un 38 de fièvre occasionnel – et c'est la que sa maman a dit : « C'est le masque, c'est ça ? »
Et la môme d'acquiescer sans un mot.
Je sais qu'il y a toujours pire. Ma sœur vit au Chili depuis plusieurs années maintenant et leur confinement a entamé son dixième mois. Son fils de quatre ans n'a pas quitté l'appartement depuis neuf mois. Les mamans le savent mieux que quiconque, neuf mois, c'est long. Alors oui, bien sûr, porter le masque toute la journée, c'est peu demander, je veux bien le croire. Et malgré l'incongruité de certaines polémiques concernant le port du masque, je ne peux que regretter de voir s'effilocher chez mon enfant importé ce grand plaisir de la vie qu'elle avait su nourrir le long de sa courte existence. Il suffit d'un rien, n'est-ce pas ?
Esteban, mon aîné, m'évoquait il y a quelques jours l'intérêt du masque en manif :
« Personnellement, j'adore ça. Le masque chirurgical, un bonnet, des lunettes noires et ils peuvent toujours se gratter pour l'identification faciale. »
Y en a qui ont l'esprit pratique.
Esteban partage avec son père un véritable dégoût du mensonge et de la manipulation, et avec sa mère une solide panoplie d'engagements politiques que j'encourage avec une certaine distance mais sans mépris aucun. Peut-être le verrai-je un jour militer au sein d'un parti, comme sa mère le fit il y a quelques années avec le Front de gauche.
Pour ceux qui ne la connaissent pas, la mère d'Esteban est l'historienne qui rappela dans un tweet adressé directement à ce « crétin » de Manuel Valls que la « Liberté guidant le peuple » d'Eugène Delacroix est une allégorie. Politiquement, culturellement, intellectuellement, son cœur est à gauche. Sa spécialité : les révolutions et le XIXe siècle. Autant vous dire qu'Esteban est cerné de tous les côtés. Moi et mon rejet total de toute pensée dogmatique, l'amour que je porte aux humanismes de tous poils tant qu'ils ne se marchent pas sur les pieds, mon refus de cet esprit partisan qui crée les chapelles et provoque les bains de sang. Et ses grands-parents, des deux côtés, anciens soixante-huitards, militants maoïstes ou trotskystes, exilés politiques, anarchistes à la dent dure et au sourire grinçant. Et enfin ma compagne, un torrent de passion lorsqu'il s'agit de relever les incohérences des pensées à trous. Nos formons une belle famille de futurs dissidents, futurs abonnés aux camps d'internement où les fanatiques de Trump, abonnés aux thèses de Chouard et consorts, n'hésiteront pas à nous enfermer au prétexte que nous usons de nos neurones au lieu de suivre cet instinct primal qui consiste à refuser de croire par principe alors qu'il suffit de réfléchir et de comparer pour dégager l'or de l'ivraie.
Quand j'ai un coup de mou, je me dis que Trump a perdu les élections. Je repense aux vidéos publiées par certains inconséquents concernant la pédophilie supposée de Joe Biden, je pense au coup de gueule récent de mon frère et ami Barbiche Greg, pourtant plutôt discret quand il s'agit de s'exposer sur la toile, je pense à nos discussions avec le reste des Barbiches, ce matin même avec Polo, cet été avec Tom, lors d'interminables trajets d'autoroute entre Montpellier et Sérignan. Je me dis qu'une communauté d'esprit, ce n'est pas juste un réconfort pour l'âme et les soirées solitaires. Je me souviens que ce qui sépare le génie de la bêtise, c'est l'absence de limites pour la bêtise. Et je me remémore une fois de plus ces mots de Jonathan Swift : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »
Dans ce monde de plus en plus envahi par les oeillères et les théories foireuses, il va falloir s'habituer à se faire traiter de génies par les plus farouches imbéciles.
Mais c'est pas grave. Trump a perdu les élections et, si je n'avais pas arrêté de boire, j'en serais probablement à trois bouteilles de champagne.
Je vous souhaite une bonne soirée et surtout, prenez soin de vous.
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