5 – 13/11/20 – Envie d'un bain chaud

6 minutes de lecture

Ecrire un journal centré sur soi autant que sur l'état du monde nécessite parfois plus d'énergie que de concentration. Plutôt que de me battre avec les mots pendant l'heure et demi qui me reste, je préfère vous soumettre la lecture du texte que j'avais publié sur mon compte facebook (et diffusé également dans le cadre de l'émission Rictus sur Radio Campus) suite aux attentats du 13 novembre 2015.
Je suppose qu'il reste d'actualité sur bien des points et, de toute façon, j'ai envie d'un bain chaud et de l'autobiographie de Paul McCartney découverte comme un petit miracle dans l'arbre à livres planté devant l'école des enfants.
Le bon mot du jour, je l'attribue à Nausicaa : « Si le père Noël chope le covid, moi je vais plus à l'école ! »


« 13 novembre 2015.


J'aimerais lâcher ici un grand éclat de rire, long comme une chevelure de banshee ou comme une nuit polaire. Un rire puissant et ferme, dépouillé de tristesse, franc comme une chanson punk, un rire à la fois tendre et brutal, et pourtant sans nuance, un rire à l'emporte-pièce qui te contaminerait peut-être et qui te chantonnerait dans l'oreille qu'il fait toujours bon vivre, aimer et penser au soleil, aux étoiles, à la musique.
J'aimerais aussi qu'il me ressemble. Je le voudrais potache et cynique, stupide et profond, le rire-barrière, le rire-refuge qui te protège de la saleté du monde et de la perspective d'une mort inéluctable, imprévisible, un jour, demain, dans une semaine, un mois, ou plutôt, comme je l'espère, d'ici de longues années.
Je pourrais tenter l'aventure – l'envie me taraude et me démange aux entournures. J'userais sans doute d'un soupçon d'ironie et d'une bonne dose de mauvais goût.
Parce qu'ici, tout prête à rire. Absolument tout. La mort soudaine qui s'abat sur les passants innocents, les spectateurs d'un concert rock, des quidams, des anonymes, des gens comme toi et moi qui voulaient juste vivre l'instant dans la bulle d'une amitié partageuse, autour d'un verre ou d'un repas ; le choix des cibles, un concert des Eagles of Death Metal – on a vu des musiciens plus engagés politiquement, dans un sens ou dans l'autre – ; la nature suicidaire des attentats, qui rend leurs auteurs d'autant plus sinistres et pathétiques, capables de s'aveugler au point de donner du sens à un geste incroyablement vain et terriblement destructeur ; la multiplication des attaques, à ce point coordonnées qu'elles laissent présager une organisation solide et pointilleuse, féroce dans les objectifs clairement affichés – semer la terreur – implacable dans les moyens engagés (des grenades, des kalashnikovs, des fusils à pompe, des ceintures d'explosifs, on croirait le scénario d'un film d'action gonflé aux hormones hollywoodiennes) ; les réactions en chaîne sur les réseaux sociaux, les slogans Je suis Paris, Je suis la France, Pray for Paris, les premiers appels aux armes ; la solidarité inattendue des Parisiens, qui, dans le feu de l'action, ont mis au point le dispositif hashtag Porte Ouverte, l'Empire State building tricolore, le discours d'Obama ; la déclaration de Hollande, l'état d'urgence et ses belles conséquences dont on déplorera bientôt qu'elles empiètent sur nos libertés plus qu'elles ne s'attaquent au terrorisme...
Tout ce que je viens d'évoquer – et j'en oublie, et je vais vite – il est permis d'en rire, parce que l'absurde nous étreint, nous étrille et nous lacère. Nos vies ne valent rien au regard d'un monde qui semble se désagréger de plus en plus vite sous nos yeux incrédules, blasés, assoupis. Nous sommes parfois lucides et avisés, mais la guerre économique que nombre d'entre nous subissent au quotidien nous ôte, pour beaucoup, la capacité de réfléchir sereinement, de réagir de façon constructive dans un élan commun et solidaire.
Je voudrais rire d'un rire sincère, ce rire qui efface les cicatrices et guérit les blessures. Ce rire qui nous pousse à croître et à nous assumer comme des créatures faillibles, certes, mais doués de dérision, d'empathie, de résilience. Je veux rire pour croire en l'homme et non pour le détruire.
Les événements d'hier soir ne m'ont pas surpris. Je ne m'attendais pas à ce qu'un acte aussi odieux se déroule de cette façon, comme une espèce de showcase consacré à la guerilla urbaine. Je ne m'attendais pas à ce que ça nous tombe ainsi dessus, si vite après les attentats du 7 janvier. Mais une limite avait été franchie. S'il est possible que des assassins s'introduisent dans un journal parisien pour fusiller des dessinateurs, des journalistes, et, plus généralement, de simples personnes qui n'ont rien à se reprocher, c'est que cette invisible frontière qui séparait notre pays de ceux habituellement considérés comme des zones de guerre, des pays à risques, des zones de combat, eh bien, cette frontière vient de tomber.
Je veux en rire parce que c'est ma nature. Les larmes affectent ma réflexion. Mais si d'aventure je lâche un bon mot, une provocation, une boutade d'un goût douteux, cherches-y de la tendresse et de la compassion. De la tendresse pour ceux qui sont morts et ceux qui vont mourir, de la compassion pour les vivants. Nous entamons aujourd'hui une nouvelle phase de notre histoire. D'autres que moi la définiront avec des mots techniques, des termes savants. Des historiens, des sociologues, des gens sérieux ou des guignols. Ils se mangeront les uns les autres, se cracheront au visage ou se serreront les coudes. Je n'ai qu'une certitude : il y aura de la peur, de l'angoisse et de la haine.
La peur se gère difficilement. L'angoisse est une habitude à prendre. La haine reste toutefois évitable.
Je ne veux haïr personne. Personne. Rien ne m'oblige à aimer mon ennemi et je sais qu'il me voue une haine profonde et viscérale. L'extrémiste, le fondamentaliste, le psychopathe, quel que son bord, me veut mort. Il nous veut tous morts. Mais je n'ai pas besoin de le haïr pour me défendre et éventuellement l'empêcher de nuire. Personne ici n'a besoin de haïr qui que ce soit.
Il est tard. Demain, le cirque médiatique reprendra son cours et notre vie aura changé. Nous aurons droit à des discours, à une minute de silence et l'on tâchera, si possible, de culpabiliser les enseignants. On rognera encore un peu sur le code du travail, on continuera de nous licencier et de nous racketter de façon tout à fait légale. Le système hospitalier n'aura pas droit à son sauvetage, peut-être parce qu'il n'est pas une banque, et le trou de la Sécu se creusera encore et encore. Nous y penserons moins.
Certaines voix s'élèvent déjà pour stigmatiser telle communauté, telle confession. Elles puiseront dans les horreurs d'hier une légitimité factice mais renforcée. On nous proposera des solutions miracles. Nous serons tentés d'y croire. On nous désignera des coupables. Nous souhaiterons les voir mourir dans d'atroces souffrances, pour venger d'autres morts. On échafaudera de séduisantes théories auxquelles nous voudrons souscrire.
Mais nous valons mieux que ça. Tous autant que nous sommes, nous valons mieux que ça. Nous avons construit des monuments, inventé des machines, composé, sculpté, écrit et peint des chefs-d’œuvres. Nous valons infiniment mieux que ça. »


Je me rends compte, à la relecture de ce qui n'était somme toute qu'une réaction à chaud, que j'ai eu le nez creux en ce qui concerne le système hospitalier, le code du travail, le fameux « prof-bashing », pour user d'un anglicisme récent. Je m'aperçois aussi que la stigmatisation de la communauté musulmane est passée à un autre niveau, que certains extrémistes parlent de vengeance, de camps, de peine de mort. Quant aux "séduisantes théories", elles sont là, en force, en masse, et manifestement, c'est parti pour durer.
Nous sommes le 13 novembre 2020 et, politiquement, socialement, culturellement, rien ne va plus.


Et le mot de la fin, je le laisse à Milo, cinq ans :
"Papa, tu sais, des fois, j'aimerais les massacrer à coups de tronçonneuse."

Bonne fin d'après-midi, bon week-end, merci de passer par ici de temps à autre.

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