6 – Entamé le 16/11/20, achevé le 17 – De la pensée circulaire et du nivellement par le bas

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J'entame aujourd'hui un texte dont j'appréhende la rédaction. Je repousse ce moment depuis trois jours pour plusieurs raisons : en premier lieu, je sais que je ne pourrai pas le publier sur ma page facebook, contrairement à ses prédécesseurs et à ceux qui vont suivre, j'imagine, dans la mesure où mes obsessions littéraires m'amènent naturellement à aborder des sujets politiques. Je me coupe ainsi d'un moyen de diffusion certes peu propice à m'élever au rang d'auteur à succès, d'auteur installé, d'écrivain professionnel – mais est-ce là vraiment mon but – et me prive de cette source d'émulation grossière mais toujours efficace qui consiste à quémander un pouce levé ou un émoticône motivant à la fois le shot de dopamine qui fait du bien et l'encouragement bienveillant qui incite à continuer d'écrire, encore et encore, puisqu'il importe tout de même d'être lu.


Me contraindre à refuser sciemment de soumettre certains contenus au regard parfois désobligeant d'un public restreint, mais dont l'hétérogénéité potentielle m'expose à d'éventuels débats – dans le meilleur des cas – ou à de réelles prises de becs, des quolibets, voire des menaces de mort comme il m'est arrivé d'en recevoir par le passé, s'apparenterait à une forme d'autocensure si j'avais la prétention de révéler des faits inédits, de développer une pensée nouvelle, de dresser des listes d'arguments que personne n'aurait jamais lus par ailleurs. La modestie, en plus de cette lucidité que je m'efforce d'appliquer à l'analyse du moindre de mes écrits, me convainc que cette impression d'autocensure repose au moins partiellement sur un sentiment d'orgueil, dont j'ose espérer qu'il est humain et, à cet égard, compréhensible et peut-être excusable. Au-delà de l'orgueil, s'estimer empêché dans une démarche quelconque, et à ce titre, bloqué, proscrit, contrecarré, ne manque pas de provoquer une sensation désagréable, puissante, qui tient à la fois de l'angoisse, de la colère et de la confusion. C'est dans cet esprit que je pose ces mots, dans l'espoir, toujours, d'éclaircir ma pensée, de mieux me comprendre et d'ouvrir une large et apaisante parenthèse dans laquelle le monde extérieur se soumet momentanément à ma volonté.


La dernière raison pour laquelle je ne me suis pas lancé à corps perdu dans ce qui s'annonce comme un texte difficile à pondre se situe dans les interstices de la réalité virtuelle. Un livre ne peut pas se passer de lecteur mais son auteur n'a pas forcément vocation, ou intérêt, à rencontrer celui ou celle qui accepte de donner de son précieux temps pour tâcher de comprendre ses propos. Écrire sur le net implique une interaction directe, parfois houleuse – plutôt bienveillante en ce qui concerne mes textes purement littéraires – mais il s'agit là d'un impondérable avec lequel n'importe quel auteur amateur ou professionnel devra composer dès lors qu'il décide de publier sur ce medium. Dans la même logique, mettre une chanson en ligne, un vidéoclip ou n'importe quel contenu artistique, invite à la critique. Le risque de lynchage reste énorme, pour peu que l'on se place à contre-courant d'un mouvement majoritaire, et il suffit généralement de jouer avec les règles de confidentialité du réseau social concerné pour se préserver d'éventuels débordements. Se dresse alors la question de l'entre-soi. On écrit pour ceux qui nous ressemblent, ceux qui pensent plus ou moins comme nous, qui appartiennent vaguement au même milieu socio-culturel, au même monde des idées. Je ne peux pas dire que l'idée m'enchante particulièrement mais elle n'est pas nouvelle. Rien ne permet d'ailleurs d'affirmer qu'une publication traditionnelle – auprès d'une maison d'édition – changerait foncièrement la donne. Un auteur trouve son lectorat comme un artiste son public. Les passerelles existent mais elles demeurent hélas peu nombreuses et la grande mixité sociale à laquelle je me surprends parfois à rêver s'apparente de plus en plus à un fantasme pour l'homme de gauche à l'esprit libre que je crois être devenu.


J'ajouterai avant de conclure cette préface officieuse que j'ai parlé de ce texte en gestation à l'un de mes amis les plus proches, lequel, appelé à la rescousse par la magie d'Alexander Graham Bell, me conforta dans l'idée que je ne pouvais pas faire l'économie du lâcher-prise cathartique que présuppose l'acte d'écrire mais qu'il convenait avant tout de préserver ma tranquillité d'esprit, voire ma santé mentale. Je citerai à ce propos la loi de Brandolini, une découverte récente que j'aime à rappeler à ceux qui s'étonnent de me voir abandonner une discussion lorsque l'impression tenace de tourner en rond excède la sensation d'un échange constructif :


« La quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. »


Le lecteur providentiel en déduira de lui-même le degré d'épuisement qui est le mien après avoir passé environ dix heures sur trois jours (heureusement de façon discontinue) à répondre à diverses sollicitations de mes contacts facebook, suite à la publication d'un article tout ce qu'il y a d'ordinaire du journal le Monde. Le contenu de cet article, par ailleurs signé et dont les sources sont transparentes, réfutait l'essentiel des points soulevés par le film « Hold-up », qui, en fait de documentaire, s'apparente davantage à un outil de propagande au service d'une vision du monde que l'on s'accorde habituellement à qualifier de « complotiste ». Je reviendrai plus tard sur ces guillemets autour de ce mot précis.


Je veux d'abord et avant tout revenir sur mon histoire personnelle, celle qui participe de la genèse d'une démarche politique – au sens large, puisque je ne suis encarté nulle part et me méfie instinctivement de toute formation, étiquette ou personnalité, ce qui ne m'empêche pas d'écouter ce qui se dit d'une oreille parfois distraite, je l'admets.


Mon père était journaliste. De gauche. Cette gauche qui dans les années soixante n'hésitait pas à qualifier le Che de droitiste. Ça se passait au Chili, sous un gouvernement de Démocratie chrétienne, dans le contexte révolutionnaire des mouvements communistes qui pullulaient dans toute l'Amérique latine, sous l'impulsion à la fois du régime castriste et de l'URSS. Son groupe d'intervention excellait dans les rituels de la clandestinité mais n'accomplissait pas grand chose, me confia-t-il. « On se retrouvait pour apprendre à démonter et remonter des pistolets, on fabriquait des petites bombes et des cocktails Molotov. Parfois, on musclait un peu les affrontements avec les flics pendant les manifs. »


Jusqu'au jour où, chargé de déposer une valise pleine d'explosifs dans une église – non pour commettre un attentat mais pour la transmettre à un autre membre du groupe – la police le repéra alors qu'il reprenait possession de l'objet parce que, me dit-il, « ça fuyait sur le côté et j'avais peur que ça pète. » Je passe sur la course-poursuite qui le mena jusqu'à l'extérieur de la ville, où il tenta le tout pour le tout en dévalant une falaise, se cassa les deux chevilles et écopa d'une courte peine de prison qui lui permit de parfaire sa maîtrise des échecs et de potasser les dogmes révolutionnaires alors en vogue. Aujourd'hui, nous n'hésiterions pas une seconde à lui accoler le label de terroriste et à accuser le système judiciaire d'avoir sournoisement contribué à sa radicalisation...


Je ne connais pas toute la chronologie dans ses détails – mon père aimait le secret et ne divulguait son passé que par petites touches, à travers de rares morceaux choisis dont je compris plus tard qu'il ne se gênait pas pour les remanier. Je suppose qu'il s'efforçait ainsi de demeurer un héros à mes yeux d'enfant. Je dois bien reconnaître que je n'en sais rien et que ça n'a désormais plus grande importance. J'entretiens la légende auprès des petits-enfants qu'il ne connaîtra jamais et, lorsque me saisit la fantaisie de croire aux fantômes au milieu d'une nuit d'angoisse – mes insomnies sont mémorables pour qui apprécie l'angoisse et ses yeux ouverts – je l'imagine me remerciant avec son sourire en coin d'où émerge une cigarette à moitié consumée.


Il devint toutefois journaliste d'investigation dans diverses structures chiliennes, notamment le journal du Mir, parti politique chilien qui se traduit en français par « Mouvement de la gauche révolutionnaire ». Il y acquit une grande rigueur et un certain goût pour les thèses dites « alternatives », se méfiant à juste titre des actions menées en douce par la CIA, exagérant quelquefois l'influence américaine ou la réalité avérée des basses besognes du KGB, qu'il craignait comme la peste en bon partisan du communisme agraire. Ceux qui n'ont pas connu cette époque doivent se remettre dans l'ambiance de la paranoïa propre à la guerre froide, se souvenir de leurs lectures, de certains films, certains cours, exporter tout ça dans ces pays, pour nous lointains, que les grandes puissance traitaient en terrain de jeu ou en champs d'expérimentations socio-culturelles. Mon père soutenait mordicus que le gouvernement américain avait financé l'arrivée en masse des drogues hallucinogènes dans les années soixante, ce qui aurait eu pour effet direct de gangrener la contestation étudiante alors très solidement structurée sous l'ère Johnson. Il souscrivait à la thèse d'un Timothy Leary, figure charismatique du mouvement psychédélique, que la CIA aurait recruté afin de propager ces drogues qui participaient d'une dynamique de manipulation mentale collective. Il se basait sur des faits avérés – la CIA a en effet ponctuellement soutenu certains trafiquants, notamment dans les années 1980, afin de financer les Contras, ces groupes armés contre-révolutionnaires qui luttaient en toute illégitimité contre le gouvernement nicaraguayen, pourtant démocratiquement élu – qu'il mélangeait, sciemment ou non, à des récits incongrus, validant par exemple, à la fin de sa vie, la cohérence de la théorie de l'assassinat de la princesse de Galles sans toutefois y adhérer pleinement.


Reconnaissons-lui au moins le mérite d'avoir su très précisément de quoi il parlait. Le 11 septembre 1973, le régime socialiste du président Salvador Allende tombe sous les balles d'une junte militaire dirigée par le général Pinochet. La CIA fournit les moyens logistiques, organise le Coup, participe à l'élimination de certaines hautes figures militaires (le général Prats, le général Schneider), dont l'attachement à la démocratie et l'influence au sein de l'armée servaient de garde-fous aux plus extrémistes. Mon père fut l'un des premiers à publier un livre, rédigé sous le manteau – dans l'Espagne franquiste de la première moitié des années soixante-dix – dans lequel il révélait les dessous de ce qu'il convient d'appeler un complot en bonne et due forme. Il eut vent, comme nombre de ses confrères journalistes, des actions de la DINA (la police politique chilienne), sur la liste noire de laquelle il se trouvait d'ailleurs en bonne position, des dessous de l'opération Condor, cet accord de principe entre les services secrets de bon nombre de dictatures sud-américaines (Chili, Argentine, Brésil, Bolivie, Paraguay et Uruguay) qui leur permettaient de coordonner leurs actions et d'outrepasser leurs frontières avec le soutien effectif des États-Unis. Mon père – et ma mère qui l'avait suivi et qui, par ailleurs, ne l'avait pas attendu pour militer de son côté – vivait dans l'angoisse du coup de sonnette qui résonne au milieu de la nuit...


J'ai revu l'année dernière un survivant de cette époque à favoris grisonnants, à grosses lunettes et pâtes d'éléphant, un journaliste espagnol à la retraite, grand ami du pater et également très proche de ma mère, qu'il ne voit évidemment que de loin en loin puisqu'il vit à Madrid et elle à Montpellier. Pour la petite histoire, je lui dois une cicatrice sur la joue droite qui date de mes trois ans – il est vrai que je n'aurais peut-être pas dû tirer sur la queue du chien. Selon ce témoin d'antan, mon père jouissait d'une intelligence brillante. Si ce souvenir réveille chez moi une fierté filiale de bon aloi, je soupçonne également notre vieil ami d'en grossir les traits sous l'effet du temps qui passe et de l'admiration qu'il vouait manifestement à l'homme intense qui fut mon père. Je me dois toutefois de souligner que je ne me suis pas lancé dans l'écriture de ces lignes dans le dessein de dresser des monuments à la mémoire d'un intellect depuis longtemps évaporé. Pour brillant qu'il pût être – et tout semble indiquer qu'il l'était au moins dans les grandes lignes – mon géniteur se laissa partiellement dévorer du « temps de cerveau disponible » par des hypothèses extravagantes dont la trame exigeait néanmoins le maintien d'un cadre suffisamment rationnel pour qu'un enquêteur rompu aux techniques journalistiques les plus complexes s'y laissât prendre.


Je rappelle qu'un journaliste d'investigation ne se contente pas de relayer les paroles d'un tiers. Il fouille dans le passé de l'auteur de ces paroles, reconstitue son parcours politique, examine ses amitiés, ses alliances, ses complicités, s'interroge sur le choix des termes utilisés, les compare à d'autres déclarations antérieures, les replace dans le contexte de leur époque ou dans la continuité d'une démarche historique au long cours, et bien entendu, il croise ses sources, vérifie ses données et se montre le plus transparent possible quant à ces vérifications. Mon père savait tout cela et aucun de ces articles n'a jamais dépassé le cadre de l'enquête journalistique. Ses incursions dans le domaine de ce que nous appelons aujourd'hui le « complotisme » étaient rares et discrètes. En d'autres termes, ils se les gardaient pour lui ou son proche entourage. N'oublions pas qu'il fut lui-même membre d'un groupuscule, coutumier d'une forme de clandestinité, adepte des noms de code, des mots de passe et du langage crypté. Il rencontra des membres de l'ETA, des agents du FBI – il travaillait alors à New York en collaboration avec le Herald – partit en reportage au Salvador auprès des guérilleros, passa clandestinement au Cambodge à l'époque des Khmers rouges... Quand on fréquente ce monde-là, certaines vérités biaisées peuvent nous sembler plausibles, je le conçois.


Il n'en reste pas moins que mon initiateur à la notion de « théorie du complot » fut justement la personne dont l'exemple et les lectures m'inculquèrent également les notions de vérité journalistique, de vérification des faits, de relativité de l'information. Je me souviens qu'il m'arrivait de l'appeler pour lui demander ce qu'il pensait de tel événement, telle hypothèse avancée par un observateur politique quelconque. Il me donnait les clefs pour comprendre, m'invitait à consulter les journaux de « l'autre bord », comme il disait. « Tu dois maîtriser les expressions, le verbe de l'adversaire. Et d'ailleurs, trier l'information lorsqu'elle émane de l'ennemi te sera toujours plus facile que lorsqu'elle provient de ton propre camp. »


Assez parlé du pater. Ma mère – et ce sera peut-être une révélation pour elle si elle lit ses lignes – m'influença tout autant dans mon rapport à l'information, quoique sur un plan différent. Jeune étudiante socialiste, elle soutînt le gouvernement d'Unité populaire de Salvador Allende, acheva ses études de journalisme peu de temps avant le coup d’État, travailla comme journaliste pour une émission destinée aux enfants, vécut comme un traumatisme toute cette période violente où elle dut se cacher avec mon père, s'exiler dans un pays qu'elle ne connaissait pas, lâcher définitivement sa carrière et devenir quelqu'un qu'elle n'avait pas envisagé de devenir. Nous ne nous lasserons pas de relever au passage que mon père, en tant que membre éminent de la caste masculine, n'eut pas grand mal à se frayer un chemin dans le monde du journalisme ibérique là où ma mère, peut-être moins expérimentée mais également compétente, se vit contrainte d'accepter des postes de secrétaire pour lesquels chacun de ses patrons la jugeait immanquablement surqualifiée – et j'ajouterai au passage qu'elle sut se forger de solides amitiés, y compris chez les dits patrons.


Ma mère avait ceci de plus que mon père qu'elle ne supportait pas les postures. C'est toujours le cas, d'ailleurs. L'imparfait dont j'use ici n'est qu'une convention narrative, et peut-être même... une posture ! Ainsi mon père échouait-il à l'embrouiller, lui que personne n'osait affronter sur le terrain intellectuel. Elle avait ce petit truc au fond du regard que d'aucuns jugeraient agaçant et qui signifiait au moindre de ses interlocuteurs qu'elle n'était pas foncièrement obligée de l'écouter, qu'elle voulait bien faire l'effort, par gentillesse ou par commodité, mais qu'à la première escobarderie, c'en serait finie de son attention. Peut-être même vous ferait-elle grâce de vous le signaler sans ambages. Ou peut-être pas. Elle aime bien aussi sauter à pieds joints dans le plat de la soupière, ma mère.


Ma mère m'encouragea à lire le journal avec frénésie. Bien plus que mon père, qui préférait me présenter des livres et des auteurs. Lorsque nous nous installâmes en France, peu après sa rencontre avec le géant blond qui finirait par m'adopter trente ans plus tard, elle apprit le français, suivit des cours à l'université, chercha du travail, et s'abonna à des journaux. Quand tu veux apprendre une langue, lis des journaux, regarde les informations télévisées, écoute la radio, écoute les gens parler autour de toi, adresse-toi à eux sans passer par un tiers, et ne te laisse surtout pas décourager par l’œil légèrement torve de l'esprit moqueur qui ne s'est jamais retrouvé dans la position de repartir de zéro dans un pays tout neuf. Ma mère a effectué ce même chemin dans deux pays différents à sept ans d'intervalle et, si son accent chilien ne s'en ira probablement jamais, sa grammaire, son orthographe et l'étendue de son vocabulaire dépassent largement la maîtrise verbale de beaucoup de natifs qui souhaiteraient la voir prendre ses cliques et ses claques pour éviter de polluer le patrimoine génétique de cette France millénaire où les enfants ont les cheveux blonds, les yeux bleus et des tatouages néonazis sous l'omoplate.
De toute façon, le mal est fait. Ma mère m'a donné un frère et une sœur qui sont probablement plus français que moi, mais dont les faciès et les patronymes trahissent leurs origines maternelles.


Ma mère me jetait littéralement les journaux à la tête. « Tiens, lis ça. » C'était presque toujours le journal le Monde – à l'époque où il n'avait pas encore viré sa cuti pour embrasser le dogme ultralibéral. Je cherchais d'abord les caricatures, celle de Plantu en tête. Je n'y comprenais rien alors je réclamais des explications et, inlassablement, on me les fournissait. Je lisais peu d'articles – la densité de la chose m'effrayait – mais j'en aimais la mise en page touffue, les lignes resserrées, les pages culture, les pages d'opinion, qui accueillaient des hommes de lettres, des scientifiques, des philosophes, voire des hommes politiques que j'identifiais grâce aux discussions de mes parents, aux JT, au Bébête Show. Le dessin de caricature m'évoquait également les strips de Mafalda, que je dévorais dans ma langue maternelle et dont le sous-texte politique ravissait cette identité familiale à laquelle je m'efforçais de coller. J'étais un enfant cultivé, politisé, fasciné par les grands débats de ce monde. Et je me souviens parfaitement d'avoir fomenté une révolution parmi mes playmobils lors d'une partie avec mes camarades de jeu.


Non contente de m'initier à la lecture régulière de journaux – je préférais quand même les hebdomadaires à n'importe quel quotidien parce qu'il y avait des photos, des mots croisés, voire un peu de légèreté – ma mère me montra concrètement comment me servir de cette source d'informations dans le cadre de l'école. Après tout, jusqu'à la naissance de mes frère et sœur, j'avais été son seul et unique grand projet et il s'agissait pour elle de m'amener à développer les armes intellectuelles qui me permettraient de survivre dans un monde qu'elle savait sans doute mieux que personne à quel point il peut se retourner contre vous – ma mère était alors ultra-minoritaire dans sa famille, restée au Chili, dont certains membres n'hésitèrent pas à sabrer le champagne pour célébrer l'avènement de la dictature. Mais contrairement à mon père, qui flottait dans une espèce d'éther de concepts, d'idées, de fantasmes plus ou moins romantiques, ma mère gardait les pieds bien rivés au sol, une main sur le maillet et l'autre sur le burin. « Tu dois savoir écrire, hijo, tu dois savoir lire et tu dois savoir parler. Sinon, tu ne t'en sortiras pas. » L'histoire dira si je m'en sors un jour...


Mon beau-père ne fut pas en reste. Il avait ceci de commun avec mon père qu'il passait son temps libre à travailler. Lorsqu'il n'était pas plongé dans la lecture d'une étude – il fut ingénieur agronome jusqu'à sa retraite, voire un petit peu après, voire encore un peu, de temps à autre, quand ça le démange – il apprenait l'allemand ou le hollandais sur un magnétophone à cassettes, lisait le livre d'un économiste de renom, constituait des dossiers de presse sur ses thèmes de prédilection (l'Amérique latine arrivait presque toujours en première position), organisait des collectes de fond pour des associations, participait activement aux manifestations, jouait de la guitare en chantant des chansons de Violeta Parra avec un bel accent de Français qui n'a pas peur de se louper, et taquinait la kena lors de fêtes impromptues au milieu des empanadas et des ponchos. C'est peut-être par mimétisme que Milo, le petit dernier, a hérité de ses cheveux blonds. Moi, je lui dois mon amour du Monde Diplomatique, des articles de Bourdieu et des éditos de Ramonet.


Si je fus un enfant des années soixante-dix, mon frère et ma sœur, eux, naquirent dans les années quatre-vingt et, même si je ne me l'explique pas, leur rapport à la presse écrite, s'il reste emprunt de cet esprit critique et de ce bon sens qui semblent fonder notre identité familiale, n'est pas le même que le mien. Lorsque nous évoquons l'état du monde, mon frère et moi échangeons à parts égales mais il semble continuer de m'accorder une forme d'autorité quant à la qualité de l'information. Il sait que je l'ai vérifiée plusieurs fois, que je n'en parle pas à la légère et que je ne cache ni mes incertitudes et ni mes ignorances. En revanche, il se méfie de mes opinions, qu'il juge parfois insensées, irréalistes – ou du moins irréalisables. Autrement dit, s'il valide la donnée brute, il se méfie de l'édito ! Ma foi, comment lui en vouloir ? Il applique en cela un principe fondamental qui consiste à séparer radicalement ce qui relève du vérifiable de ce qui tient du point de vue. Conclusion, mon frangin n'est pas « complotiste ».
Encore ces guillemets ? J'avais promis que j'y viendrais et il est temps que je m'y mette.


Certains parmi les lecteurs occasionnels de cette série de textes ont pu lire ces derniers jours différents commentaires essaimés à la suite de la publication de l'article du Monde évoqué au début de ce chapitre. Je pars du point de vue que vous n'avez pas forcément tout lu mais que vous avez peut-être laissé traîner vos pupilles, comme il arrive parfois qu'on le fasse sur les réseaux sociaux, dans cette espèce d'état de veille passive sous laquelle l'esprit n'attend qu'un signal pour s'ébrouer et diriger son attention sur un point précis qui, pour telle ou telle raison qu'il semble vain de discuter, revêt soudain une importance spécifique, relative en cela au degré d'implication de la personne. Ce comportement, qui n'a rien d'étrange, rappelle ces moments de zapping que l'on pouvait s'imposer à soi à l'époque où la télévision restait la seule alternative valable si l'on souhaitait ne penser à rien sans verser pour autant dans un ennui profond. On courait d'un programme à l'autre sans trop se fier au hasard, sans réel espoir de dénicher la perle télévisuelle qui nous apporterait joie et réconfort, et l'on s'enfonçait progressivement dans une sorte d'apathie qu'il convenait de secouer afin d'éteindre définitivement le poste. Bien sûr, il arrivait que l'on échouât sur un film idiot mais suffisamment prenant pour justifier l'illusion d'un « bon moment de télévision », ce qui équivaut, sur facebook, à croiser le chemin d'une courte vidéo triviale, inoffensive, dont une certaine honnêteté intellectuelle nous incitera peut-être à reconnaître qu'elle ne sert absolument à rien mais qu'un rire vaut un bon steak et ma foi, pourquoi pas, un peu de désinvolture pour oublier la mort qui avance à son rythme implacablement quotidien ? Parfois, c'était une émission incroyable, l’Ovni que l'on n'attendait plus, un documentaire sur un musicien estimé, un auteur de prédilection, n'importe quel sujet susceptible de nous ouvrir l'esprit, de nous amener loin, dans cet ailleurs où l'on parvient enfin à oublier que la vie n'est que l'antichambre du grand rien qui ne nous attend même pas.


En ce moment, le signal qui se cache sous mon état de veille personnel s'active fréquemment dès que résonnent les alarmes de la désinformation. Pourquoi ? Eh bien, si vous avez encore le moindre doute, je vous encourage à relire ce qui précède. Mon histoire personnelle, celle de mes parents, mon rapport à la presse écrite, à l'information, aux journaux télévisés, à l'image et à la manipulation qu'elle présuppose, tout cet épais capital culturel, pour reprendre l'expression de Bourdieu, auquel il convient d'ajouter une connaissance intime des écrits de George Orwell et de l’œuvre protéiforme d'un Frank Zappa – qui se distingua lui-même à plus d'un titre dans son rapport au traitement de l'information, aux media américains et au concept de manipulation de masse – tout ça me pousse à me jeter de toutes mes forces dans un combat acerbe et perdu d'avance contre la désinformation, la propagande, le mensonge ou le demi-mensonge. Perdu d'avance, oui, c'est un fait que nul ne contestera dans la mesure où le temps nous manque pour accomplir en une journée tout ce que nous souhaiterions achever.


Comment concilier l'idée de réalisation personnelle avec les contraintes d'une vie professionnelle, le rôle que l'on est amené à tenir au sein de sa cellule familiale, de son couple ? Comment ajouter à cela une obligation si manifestement chronophage ? Argumenter requiert du temps, de la patience, une forme de sérénité qui a tendance à me fuir, moi qui espère toujours l'atteindre à travers une séance d'écriture ou le temps d'un concert, sur scène, dans l'immédiateté d'une satisfaction neurologique pour laquelle il faut remercier ce shoot d'adrénaline qui ne manque pas de traverser l'instrumentiste qui s'investit totalement dans sa musique in vivo – je m'excuse pour la fatuité de l'expression mais je ne voulais pas de l'anglicisme consacré. Alors oui, perdu d'avance, ce combat n'en reste pas moins essentiel et je ne surprendrai personne en affirmant que l'étau se resserre autour de nous. Et quand je dis « nous », je ne suis pas sûr de savoir exactement de qui je veux parler.


Depuis ces quelques jours où j'ai repris la plume de façon régulière et, je l'espère, rigoureuse, je m'échine à creuser l'idée que nous ne devrions pas considérer nos semblables comme des imbéciles, que nous nous leurrons lorsque nous employons l'expression « les gens », lorsque nous ajoutons qu'ils « sont cons », ou inconséquents, que nous considérons selon une sorte de loi tacite absolument invérifiable qu'ils « ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ». C'est oublier, une fois de plus, que nous sommes tous « les gens » d'un autre, mais le plus grave c'est que nous reprenons à notre compte les thèses hautaines d'une élite qui nous considère au mieux comme une masse bêlante et décérébrée, au pire comme une armée de salariés sacrifiables. « Nous » valons mieux que ça.


Que penser alors des thèses qui motivent l'écriture de ce texte ? Faut-il y voir l'expression d'une bêtise congénitale, le dernier sursaut d'un état de barbarie dans lequel il apparaît si facile de se vautrer ? Lorsque j'évoquais les tendances quelque peu loufoques de mon père à chercher des explications oiseuses à certains événements ou faits de société, j'ai insisté sur le fait que l'homme brillait par son intelligence. De même, les personnes avec lesquelles mon post récent a motivé un contact ne m'ont pas semblé spécialement stupides. Les ressorts de leur réflexion sont connus : le fameux biais de confirmation, le principe d'autorité, l'auto-validation, et peut-être une façon très humaine de s'aveugler sans en avoir conscience. Nous le faisons tous à certains moments de notre vie. Nous sommes tous, à un moment ou un autre de notre vie, tombés amoureux de quelqu'un qui s'en fichait éperdument. Combien de temps nous sommes-nous bercés d'illusions avant de nous résoudre à lâcher prise et à tourner la page ? L'image n'est peut-être pas si bien choisie et je m'en excuse, l'heure tourne et j'aimerais mettre ce texte derrière moi avant de rejoindre Orphée. Mais cette mauvaise foi que nous sommes tous capable de développer de façon impromptue, je la vois fonctionner à plein régime lorsqu'il s'agit de défendre un Didier Raoult ou un Luc Montagnier en roue libre.


Ceux qui auront suivi un peu le fil de commentaire sous l'article du Monde posté vendredi auront peut-être constaté que je n'utilise à aucun moment le terme de « complotiste ». Je me souviens d'avoir perdu mon sang-froid avec un vieil ami – qui débute son intervention sur un souvenir inexact, ce qui m'a placé d'emblée en position défensive – alors peut-être que mes mots ont légèrement dépassé mes intentions premières à ce moment-là. Comprenez bien qu'il m'est difficile de ne pas dire ce que je pense. Je pratique rarement l'autocensure, ce qui fait des mes amis proches de véritables super-héros, vous comprendrez aisément pourquoi, mais lorsque j'ai relayé cet article du Monde en fustigeant tranquillement Sophie Marceau – on marche sur la tête, soit-dit-en-passant – j'ai pesé chaque mot, conscient que j'allais déclencher une réaction en chaîne. Pour être honnête, je m'attendais à pire.


C'est pourquoi je me suis dit que j'allais m'efforcer de ne pas recourir aux termes de « complotisme », « conspirationnisme », « théories du complot » et autres dérivés. D'abord, je ne voulais pas que des inconnus se sentent insultés, moins par respect pour leur ego que par souci de limiter les retours de bâton. Surtout, j'avais remarqué depuis le premier confinement qu'une frontière avait été franchie concernant l'étiquette « complotiste ». Je pense à certaine personne en particulier, amie des Barbiches Tourneurs, le groupe dans lequel je me commets pour gagner ma croûte dans un contexte des plus agréables – j'ai pour coutume de répéter qu'il n'existe pas meilleur boulot alimentaire que celui-là – et également ancienne élève de certains amis profs qui m'ont maintes fois confirmé ce que je savais déjà : elle est brillante et capable de pensées profondes, complexes, nuancées. Cette personne a commencé à partager sur sa page facebook des informations tirées de sites dits d' « information libre », ces « media indépendants » qui se démarquent surtout par leur absence de transparence, les publicités douteuses, les liens vers des sites amis marqués à l'extrême-droite, ou tout simplement par leur refus patent de nommer leurs sources, leur tendance à reprendre à leur compte des articles déjà publiés plusieurs fois sur d'autres sites du même genre. La teneur des informations partagées, vous la connaissez déjà, vous l'avez vue se répandre comme la peste – ou comme le covid, soyons moderne – sur la toile. Je n'ai pas personnellement tenté de communiquer avec cette personne, mais l'un de mes amis l'a fait, l'un de ses anciens professeurs évoqués plus haut. Suite à leur altercation, la personne s'est mise à revendiquer haut et fort l'étiquette « complotiste », elle ne fut pas la seule.


L'anecdote ne mérite pas que l'on s'y attarde davantage. Elle n'en éclaire pas moins le processus de transformation du discours de l'individu concerné. Au début, celui-ci est en quête de sens et cherche des réponses là où il sait pouvoir les trouver. Un observateur attentif notera une hésitation, comme s'il savait, au fond, qu'il a passé un cap, qu'il flirte avec le bon sens, le bon goût, les convenances. A ce stade, il parlera éventuellement de « système » et de « lutte anti-système ». Les plus mystiques évoqueront l'image de la « matrice », feignant d'oublier qu'elle est tirée d'un film de divertissement ayant rapporté à la machine hollywoodienne près de cinq cents millions de dollars. Si un autre internaute réagit, les chances que l'échange vire au vinaigre semblent excéder la probabilité inverse. On se retrouve dans la plupart des cas dans un pseudo dialogue où s'affrontent un système de croyances en voie d’auto-validation et une pensée rationnelle dont l'impatience prendra fatalement le dessus, mettant ainsi fin à la discussion. Résultat des courses, le « complotiste » se sent attaqué, voire persécuté, il se braque en conséquence et se retranche derrière une position verrouillée, qu'il alimentera à grand renfort de données fausses ou orientées, de chiffres mal interprétés, d'images truquées, de phrases sorties de leur contexte, bref, tout l'arsenal de la manipulation et de la propagande qui n'a pas attendu le XXIe siècle pour violer les esprits.


Face au « complotiste », celui qui tient le discours de raison, qui invite à croiser les sources, à vérifier les faits auprès des media autorisés, se voit taxé de « bien-pensance », voire soupçonné d'intelligence avec l'ennemi. En quelque sorte, disent-ils, « c'est eux contre nous », et il suffit d'émettre un léger doute pour être considéré comme un maillon de la chaîne du mensonge généralisé contre laquelle ils prétendent s'ériger – généralement avec une inquiétante sincérité.


Il m'est venu à l'idée que ce processus de rebond permanent sur les mêmes idées rabâchées correspondait à une forme de pensée circulaire, où l'esprit tourne en rond et se nourrit de l'ivresse de cet incessant manège, dont le mouvement s'accélère dès qu'un tiers essaye d'entrer dans la danse et d'interrompre la valse. Un esprit sain – et capable en cela d'une réflexion potentiellement évolutive – avance d'un point A à un point B selon le chemin qui lui appartient. Nous ne pensons pas tous de la même façon, c'est un fait avéré. Certains se basent sur l'image, d'autres sur le son, d'autres ont besoin de parler, d'autres d'écrire, d'autres enfin réclament le silence. Certains artistes ne réfléchissent qu'à travers la pratique de leur art et c'est une intelligence sensible qui s'exprime, plutôt qu'une rationalité tangible, disons-le, « scientifique », pour aller vite, parce qu'il est tard et que l'heure se prête aux approximations. Mais quel que soit le chemin privilégié, parce que nous sommes tous différents dans notre rapport au monde et à l'autre, nous encourons tous le risque de nous inscrire dans cette pensée circulaire qui frappe à la porte au milieu de la nuit.


En réalité, je n'y crois qu'à moitié. Je sais pertinemment que certains d'entre nous resteront fermement et fondamentalement opposés à cette conception du monde. Penser en rond ne peut satisfaire ceux dont le système de croyances personnelles intègre justement l'idée qu'ils sont des individus à part entière, détachés du tissu social et donc particulièrement rétifs à toute tentation de désagrégation dans la masse. Autrement dit, les plus individualistes d'entre nous résisteront plus longtemps.


Il n'en demeure pas moins que la pensée circulaire semble s'être installée durablement dans le paysage, constat qui ne se limite ni aux réseaux sociaux ni aux théories du complot. Nul besoin d'adhérer à l'idée d'une conspiration mondiale pour substituer une opinion personnelle à une donnée scientifique vérifiable ou en voie de vérification – vérification qui peut prendre plusieurs années puisque la science avance à son propre rythme. Partant de l'idée que le savoir humain ne suffit pas, dans son ensemble, à tout expliquer, les personnes en quête de sens en appellent à de faux raisonnements selon lesquels, puisqu'on en sait rien, c'est peut-être bien moi qui ai raison d'avancer telle hypothèse. Si j'affirme, par exemple, qu'il existe une vie extraterrestre, vous ne pourrez pas prouver le contraire, ce qui me permet ainsi de transformer ma simple croyance en fait irréfutable. Quand je parlais de mauvaise foi...


S'il apparaît communément logique que c'est à celui qui propose un postulat qu'il incombe de le démontrer, il semble de plus en plus admis qu'il revient en réalité au pékin moyen de réfuter la moindre théorie émise par les milieux « complotistes ». On assiste ainsi à un renversement des valeurs qui permet aux adeptes de la pensée circulaire de s'en sortir en renvoyant la balle. Je n'entrerai pas dans une démonstration laborieuse. Il suffit de revenir quelque temps en arrière et de s'intéresser à la rhétorique d'un Luc Montagnier, par exemple, dont l'aura de nobelisé peine à masquer qu'il fut et reste l'un des grands défenseurs de la théorie de la mémoire de l'eau...


(Rappelons également, pour le plaisir des zygomatiques qui gagnent à se détendre en ces temps de désinformation outrancière, que l'on vit, en 2002, Montagnier proposer au pape Jean-Paul II un traitement à base de gélules de papaye fermentée afin de lutter contre la maladie de Parkinson.)


J'ai bien conscience que je touche ici aux limites de mes compétences. Je n'entends pas démontrer que Raoult a tort ou que la Terre est ronde. Mon propos concerne essentiellement ce refus de pensée logique et ouverte au débat qui caractérise les argumentaires systématiquement relevés dans la rhétorique « conspirationniste ». La conférence d’Étienne Klein intitulée « l'Urgence du long terme » nous apparaît alors particulièrement éclairante en la matière. Résumer ici les mots du physicien-philosophe ne semble pas pertinent et j'invite ceux qui le souhaitent à l'écouter s'ils ne l'ont pas déjà fait, ne serait-ce que pour constater qu'il refuse la posture de l'homme providentiel et se contente, tranquillement et sans affectation, de rappeler le sens de certains mots, de relever les incohérences et de rappeler avec conviction qu'il faut s'efforcer de distinguer la science et ses vérités irréfutables – jusqu'à preuve du contraire, précise-t-il avec un malin plaisir – la recherche et le doute qu'elle présuppose, et enfin la notion de croyance, d'opinion ou de point de vue, dont la subjectivité patente et assumée ne peut servir de base à un raisonnement fiable. Toutes les opinions, en effet, ne se valent pas. On m'a dit récemment que mon point de vue – sur la théorie d'une conspiration internationale visant à instaurer un nouvel ordre mondial à travers la propagation d'un virus relativement bénin qui justifierait l'élaboration d'un vaccin, prétexte en réalité à l'inoculation généralisée de puces électroniques que viendrait activer la 5G – relevait d'un système de croyances parce que je n'étais pas en mesure d'en contrecarrer l'argumentation. Le rappel des curriculum vitae des principaux propagateurs de ce genre d'énormités de salon s'avère insuffisant au nom d'une démocratisation de la parole qui semble mettre sur le même plan les anonymes, les diplômés, les experts plus ou moins autoproclamés et toute une batterie d'intervenants dont on peine à comprendre les raisons de leur légitimité (charisme, gouaille, maîtrise du langage, des codes de communication visuelle, etc). La remise en question des supports utilisés – sites frauduleux, chaînes You Tube politiquement orientées, émissions de télévision au cahier des charges exclusif et soumis à la dictature de l'audimat, donc du buzz tant espéré – s'avère tout aussi inefficace puisque tout ce qui s'apparente à un medium « officiel » reste suspect aux yeux de la pensée circulaire. On aura beau jeu de leur rappeler que les fascistes français des années trente usaient de la même rhétorique (l'information « libre », la parole « libérée »), ou les mécanismes de la propagande lénifiante d'un communisme d’État qui accoucha en son temps d'un journal effectivement biaisé qui s'appelait... la « Vérité » (la Pravda), rien n'y fait. La pensée circulaire se nourrit d'elle-même et se drape dans une posture militante légèrement déplacée dans la mesure où le projet politique qu'elle défend d'ordinaire se situe aux antipodes des valeurs de générosité et d'humanisme qui constituent la base d'une contestation réelle.


Il va de soi que l'appel à l'émotion qui sert à la fois d'argumentaire et de moyen de persuasion aux tenants de la pensée circulaire n'est pas né de nulle part. N'importe quel artiste en use dans ces œuvres pour toucher son public selon un processus engageant à la fois une forme d'empathie et une certaine identification de la part du lecteur, spectateur, auditeur. Le procédé a depuis longtemps contaminé les salles de rédaction et l'industrie cinématographique – dont l'appel systématique au principe de l'immersion tend à nous éloigner d'une véritable démarche politique dans la création. Il apparaît par conséquent d'autant plus compréhensible que le public visé par un film comme « Hold-up » choisisse sciemment de s'abstraire de tels procédés, au motif que « tout le monde le fait » et qu'il est tout à fait possible de passer outre sans « tomber dans le panneau ». Se croire au-dessus des autres revient encore une fois à juger la masse et juger la masse revient à nourrir ce sentiment de supériorité. Une pensée circulaire sur bien des points, vous ne me l'ôterez pas de la tête.


Maîtriser ainsi les codes de communication visuelle n'interdit pas que l'on se laisse happer, au moins partiellement, par les sirènes du « complotisme ». Souvenons-nous de Desproges dans son interview devenue culte lorsqu'on l'interrogeait sur son rapport à la question juive, et plus précisément la Shoah. Il répondait sur un trait d'humour que la chose lui paraissait tellement énorme et inimaginable qu'il arrivait à comprendre le pourquoi des thèses négationnistes – s'empressant toutefois de préciser dans la foulée que, bien entendu, il plaisantait. Quelquefois, en effet, les choses dépassent notre entendement. La pandémie qui nous occupe depuis mars, la gestion erratique d'un gouvernement corrompu, vendu aux intérêts d'une frange de la population ultra-minoritaire mais terriblement influente – c'est un fait indéniable, nul besoin de verser dans la paranoïa pour s'en assurer – et dont les compétences de gestion de crise laissent à désirer, ce qui peut se comprendre jusqu'à un certain point, reconnaissons-le, l'absence d'opposition solide, le déni de démocratie qui en résulte nous plongent tous autant que nous sommes dans un flou tragique, de plus en plus opaque, dont les perspectives d'avenir s'amenuisent avec la promesse de catastrophes annoncées, sociales, écologiques, économiques. Quelle que soit la validité des prémisses du syllogisme qui constitue notre présent, force nous est de constater qu'ils n'annoncent rien de plaisant, de beau, rien que l'on pourrait souhaiter vivre avec l'enthousiasme démesuré de nos parents lorsqu'ils traversaient les années soixante et leur lot de promesses d'avenir radieux. Il est bien compréhensible que certains d'entre nous ressentent le besoin de se construire un cadre illusoire sur lequel projeter une grille de lecture à peu près rationnelle.


Je me vois dans l'obligation de m'interrompre. J'y reviendrai probablement cet après-midi et conclurai peut-être dans la nuit. Un ami musicien vient d'arriver et nous avons d'autres chantiers sur le feu.


A bientôt et merci d'avoir tenu jusqu'ici.

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