7 – 17/11/20 – Futiles entre-deux
Milo regarde l'avant-dernier épisode de la deuxième saison de Goldorak tandis que ma compagne s'alanguit dans un bain. La petite est chez son père – c'est sa semaine – et les chattes me boudent depuis que je pèse chacune de leur ration dans l'espoir d'alléger le poids de l'obèse et d'alourdir celui de l'anorexique. Parfois je les appelle Laurel et Hardy et ça n'amuse personne. Les enfants ne les connaissent pas, leur maman préfère Chaplin, les chattes feignent de ne rien comprendre mais je sais qu'elles se réunissent la nuit pour comploter contre celui qu'elles appellent « ouvre-boîte » ou « ramasse-litière », selon ma fonction du jour. Il est 19h45 et je répugne à poursuivre dans la veine du texte précédent. J'envisageais d'ouvrir ma réflexion à l'état de la culture en France sans passer pour autant par la case covid. Je me rêvais à dresser un plaidoyer pour ce que d'aucuns n'auraient pas manqué de taxer d'élitisme, ce qui m'aurait sûrement agacé, je me serais saisi d'un texte en vogue issu d'un artiste célèbre et me serais plu à le démonter selon des critères que l'on aurait jugé excessifs, et ma foi, après six heures de sommeil s'étalant sur deux jours et deux nuits, je me dis que la raison invite parfois à un minimum de légèreté.
J'observe que le petit a tendance à se tripoter devant la télé. Dois-je conclure à une forme d'attirance sexuelle pour les robots géants ? J'ose espérer qu'il arrivera à s'abstraire de ce fantasme en grandissant, sans quoi il risque de rester longtemps vieux garçon...
Tom m'a rendu visite un peu plus tôt. Il est l'ami que j'évoquais à la fin du texte précédent et c'est donc lui que le lecteur coupé dans son élan tiendra pour responsable de mon abrupte conclusion. Pour ma part, je l'en remercie, je commençais à fatiguer. Nous avons devisé de tout et de rien à notre manière de sales gosses un peu cyniques, dévoré deux hamburgers maison préparés par mes petites pognes de cuistot du dimanche, filmé les premières images du futur clip de Millenco. J'en profite pour rendre grâce à ses talents de comédien et d'improvisateur. A moi la gueule élastique qui me permet d'arracher un sourire à coups de grimace. A lui le laïus, le ton et la diction.
Si je l'ai appelé à la rescousse, ce n'est pas uniquement pour profiter traîtreusement des qualités artistiques qui me font défaut et qui chez lui abondent – salaud d'artiste, ai-je envie de dire sans craindre le pléonasme – mais bien parce que Tom fut jadis l'aiguillon sans lequel le groupe Millenco n'aurait jamais vu le jour. Les esprits chagrins me rétorqueront que ça n'aurait manqué à personne, ce à quoi je n'aurais pas su quoi répondre puisque l'art, par définition, est inutile. Millenco parvient donc à joindre l'inutile au désagréable, puisque j'en étais l'insupportable matière grise, le pénible frontman, le seul auteur et le compositeur principal. Lorsque le groupe mourut de sa belle mort en 2016, j'effectuai une OPA sur les quelques bandes enregistrées, débauchai un copain doté d'un logiciel et d'une expérience déjà solide dans l'univers du mixage et de la production, puis, après une campagne de crowdfunding, « publiai » un double album gavé de musiques et de collages sonores. Le nom du groupe prit alors tout son sens : un collectif centré sur mes compositions, dont je contrôle la production finale et dont j'écris les textes lorsque texte il y a.
On s'amuse comme on peut dans l'antichambre de ma cervelle mais on s'amuse souvent.
A l'heure du repas, le petit nous a surpris en nous racontant une blague qui nous a scié les jambes, à sa mère et moi. L'esprit encore imprégné de Goldorak, il imaginait un combat au cours duquel le robot d'Actarus s'emparait d'un Golgoth et le roulait « en pétard » avant de le fumer.
« Attends, attends, quoi ? »
Il a rigolé, s'est mépris sur le sens de notre réaction, s'est défendu derechef :
« C'est juste une blague, papa ! Il prend le Golgoth, il en fait un pétard, il l'allume et il le fume. »
Je regarde sa mère, complètement ahuri par ce que je viens d'entendre – je rappelle que le petit à cinq ans.
« C'est pas possible », dis-je, « il nous a entendu déconner, ou alors il a surpris une conversation dans la colloc d'à côté... »
Et le monstre réduit qui continuait de rire, caché derrière sa coupe au bol si longue que Brian Jones lui-même se retourne tous les jours dans sa tombe.
« Non, je crois vraiment qu'il amalgame le pétard qui explose et le fait qu'on puisse l'allumer comme une cigarette. »
Ma compagne est institutrice et le cerveau des enfants n'évoque pas pour elle le même merveilleux mystère qui donne parfois envie de se pendre. A mes oreilles incrédules, elle ajoute :
« Ce n'est qu'un heureux hasard. »
Je retourne mon attention vers Milo, toujours plié en quatre devant son omelette aux girolles.
« Mon fils, crois-moi sur parole, je n'envie aucun de tes profs à venir. »
Merci pour votre temps et bonne soirée à vous.
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