9 – 19/11/20 – Auto-critiques formelles et bilan provisoire

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L'entrée d'aujourd'hui sera plus courte que celles des jours précédents. Je veux parler d'un livre dans cet autre continuum littéraire qui m'occupe depuis la fin du confinement précédent – oh la saveur acide qui explose dans ma bouche lorsque j'articule ces mots à voix haute – et d'autres activités urgentes s'imposent à moi. Détaillons-les pour le plaisir. Je suis un homme à listes, me dit-on souvent, bien que je préfère à cette expression le terme d'inventaire, qui m'évoque Jacques Prévert et dont les connotations d'ordre et de rangement s'accordent volontiers aux caractéristiques les plus obsessionnelles de ma personnalité.


Je passerai rapidement sur les aspects les plus prosaïques de mon existence. Mon quotidien n'intéresse personne dans la mesure où je corresponds à un prototype social assez répandu en tant que membre éminent d'une classe moyenne en voie de paupérisation. Je vis ce confinement plus sereinement que le précédent, qui m'épuisa plutôt qu'autre chose, dans la mesure où j'avais pris sur moi de m'occuper de la communication externe des Barbiches Tourneurs tout en m'investissant à corps perdu dans une gestion administrative complexe – avec l'aide de Fanny, notre productrice de prédilection – qui exigeait de moi une connaissance approfondie du régime de l'intermittence. Là encore, je répugne à toute prolixité en la matière. Je passai d'innombrables coups de téléphone, envoyai des dizaines de mails, récupérai des contrats inexistants – le monde de la musique s'appuie communément sur des promesses orales plutôt que sur des contrats en bonne et due forme, souvent produits et signés à la dernière minute – nous assurai, dans la mesure des moyens disponibles, une saison d'été plus qu'honorable dans le contexte qui est le nôtre. J'exprimai comme je pus ce besoin de créativité qui me taraude en permanence – et dont les vertus thérapeutiques s'avèrent d'autant plus flagrantes en période de stress – à travers des vidéos amateur destinées avant tout à faire vivre la page des Barbiches et dont la production à la va-comme-je-te-pousse réclamait moins de temps et de concentration que l'écriture d'un texte ou l'enregistrement d'une chanson. Avec les enfants à demeure et ma compagne débordée par le travail à distance, les tensions s'accumulèrent et nous eûmes notre lot de conflits internes à gérer. L'été qui suivit – 35 concerts entre le 21 juin et le 19 septembre, plus deux autres dates début octobre – me laissa sur les rotules. Dans mon petit monde égoïste d'auteur contrarié qui reprend son souffle, ce confinement reste une aubaine.


Je ne préciserai pas ici les difficultés traversées par mes camarades Barbiches. Leurs besoins de contacts directs restent toutefois bien supérieurs aux miens et, s'ils me comprennent comme je les comprends – mon Dieu nous avons une chance inouïe de vivre dans le même espace-temps, je ne le rappellerai jamais assez – l'absence de scène, de réunions informelles, voire de simples embrassades les touche bien davantage. Nous prévoyons de nous revoir dans un futur très proche et notre ingénieur du son, Barbiche Jo, nous a concocté de belles suprises. Affaire à suivre, donc.


Si mes activités strictement professionnelles se réduisent actuellement à de simples prévisions, je n'en travaille pas moins avec cet acharnement compulsif hérité de mon père et de mon beau-père qui me pousse à écrire jusqu'à dix heures dans la même journée – c'est rare, on est plus sur une moyenne de six ou sept heures. J'avance également, dans une moindre mesure, sur d'autres fronts : j'enregistre des voix pour un batteur multi-instrumentiste de talent avec lequel je partage un amour immodéré pour l'oeuvre de Zappa ; je mixe des vieux machins qui encombrent mon disque dur et me font régulièrement de l'oeil ; je peaufine quand j'ai le temps des paroles de chansons incomplètes ; j'enregistre également des compositions personnelles qui traînent depuis des années dans les méandres de ma mémoire sélective ; débauche mes amis les plus proches pour parfaire ces mêmes enregistrements – ma maîtrise de la guitare et de la basse ne suffit pas toujours à produire une musique satisfaisante malgré les possibilités techniques qu'offrent les logiciels comme Cubase – je m'essaye au montage de clips sur des vieux titres de Millenco ; je lis autant que je peux.


Si je répugne à parler de ma vie privée sur ce support à double-tranchant, il me paraît important d'évoquer une nette amélioration dans l'organisation de notre quotidien. Ma compagne est un être fantasque dont la personnalité vous dévorerait sans doute si vous n'y preniez pas garde, mais elle possède cet éclat particulier qui nourrit en moi l'impression de vivre à côté d'un soleil à chaque seconde. Notre union naît à la fois d'une alliance et d'une tentative de fusion ratée, ce qui engendre parfois complications inutiles et malentendus bénins. Mais comme je disais plus haut, on avance, on avance et le monde peut bien s'écrouler que nous continuerons d'avancer.


Mes enfants m'offrent également la possibilité de m'évader continuellement dans un humour absurde et fantasmagorique qui autorise une prise de distance salutaire avec cette réalité anxiogène et envahissante. Je les évoque suffisamment dans mes écrits pour ne pas avoir à m'épancher à leur sujet dans ce texte précis, mais s'il faut parfois dire les choses, il convient aussi de les écrire de temps à autre pour qu'ils puissent les lire à leur tour : « Heureusement qu'ils sont là. »


Mon fils aîné m'a rappelé hier. Il est celui qui manque à ma vie de façon structurelle. S'il s'est construit sans son père, j'ai appris à vivre dans le souvenir de sa petite enfance, lorsque je m'occupais de lui à chaque seconde de mes journées, et à me projeter dans une existence dans laquelle il n'apparaîtrait que par intermittence, selon ses propres envies. A son âge – 19 ans – ces envies le portent surtout à s'investir dans des amitiés fortes et durables, à se plonger dans ses études et une exploration de soi sans laquelle il semble illusoire de survivre à ce monde aliénant. Il m'a promis toutefois de nous rendre visite pour noël et c'est pourquoi je suis joie.


Du point de vue de l'écriture, j'éprouve une grande satisfaction à constater que les mots viennent plus facilement qu'il y a quinze jours. La machine est lancée, en quelque sorte. J'ai reçu des compliments ici ou là de la part de lecteurs plus ou moins occasionnels. Des amis plus ou moins proches, des connaissances, de parfaits inconnus, peu importe. Il faut prendre ce qu'on vous donne sans se bercer d'illusions. Tout avis mérite son attention mais je m'efforce de me souvenir que tout est point de vue et, par nature, subjectif. C'est pour cette raison que je m'apprête à appliquer à mes propres écrits cette « dent dure » qui me caractérise dans le privé et qui m'égare parfois dans de sombres critiques que d'aucuns peuvent juger blessantes et disproportionnées.


La première critique que je formulerai en ce qui concerne ce « Journal » et ma série de textes de critiques littéraires – description par ailleurs hasardeuse et fragmentaire – concerne avant tout cet angle qui m'est propre depuis les « Confessions d'un blaireau » et qui consiste à user de cette voix intérieure, ce « je » constant qui incite le lecteur à l'identification et qui place de facto l'échancrure de mon nombril au centre du récit – si on peut parler de récit. Si ce choix peut éventuellement se justifier d'un point de vue littéraire, il n'en prête pas moins le flanc à la critique dans la mesure où l'on confondra aisément la personnalité du narrateur, celle de l'auteur, et celle du personnage qui transparaît ici ou là. Si vous préférez, « Je » n'est pas moi et je ne suis pas « Je », ce qui ne relève pas pour autant du mensonge ou de la cachotterie mais bien de cette tentative de manipulation ordinaire qui se cache derrière toute construction littéraire.


Je conçois surtout ce que ça peut avoir d'agaçant. Ces écrits ne se résument sans doute pas à un aspect « nombriliste », « égotiste », « égocentré », mais nier que cette dimension existe m'emmènerait à m’empêtrer dans des considérations oiseuses que l'on n'hésiterait pas à taxer de mauvaise foi. Je suis conscient des limites de l'exercice et j'essaie de m'en affranchir par ailleurs mais je ne publie pas tout ce que j'écris. Disons que c'est un positionnement que je m'efforce d'assumer.


Ce choix de narration favorise évidemment l'introspection, ce qui m'apporte distance et énergie en cette période compliquée pour tout le monde, et m'interdit hélas d'autres incursions récréatives dans un registre stylistique plus porté sur la littérature de genre – j'ai écrit des dizaines de nouvelles il y a des années et, s'il me reste des velléités en la matière, je n'y reviens que de loin en loin, en frôlant les murs et sur la pointe des pieds. De même, retranscrire comme je tente de le faire une vision personnelle, des pensées intimes, des sentiments ou des idées qui par définition n'appartiennent qu'à leur auteur, me contraint à peser mes mots selon des critères que je résumerai ainsi : puisque j'engage ma responsabilité morale dans chacun de mes textes, à partir de quel moment ai-je envie de m'arroger le droit de présenter mes pensées profondes comme des valeurs fondamentales que j'entendrais soustraire à toute forme de débat ?


Il m'est arrivé par le passé d'écrire des textes frondeurs et fielleux, dont le cynisme clairement revendiqué jouait la carte de la provocation et de l'humour. J'écrivais ces textes comme une sorte d'entre-deux entre l'essai et la chronique radio, flirtant parfois avec le sketch, et les récitais lors d'une émission d'humour radiophonique, Rictus, à laquelle je participais avec une certaine régularité au sein d'une joyeuse équipe de trublions amateurs. L'expérience m'a marqué et j'en ai apprécié chaque instant mais je suppose qu'il faut évoluer en accord avec soi-même et, malgré ce sourire sardonique qui m'habite depuis l'enfance, changer mon fusil d'épaule dans un esprit d'ouverture et de conciliation me correspond désormais davantage. Ce qui est sûr, c'est que le ton choisi pour avancer telle ou telle idée rejaillit directement sur les aspects purement formels de mon écriture. D'où certaines formules destinées à nuancer mes propos, les figures de style jouant sur l'approximation, le manque d'assurance – dont l'autocatégorème auquel il m'arrive d'avoir recours et que je cite avant tout pour la beauté du nom – les précautions d'usage que garantissent les verbes paraître ou sembler, et toute une batterie de locutions empruntées à la rhétorique qui ne contredisent pourtant jamais, à mon sens, la sincérité du contenu proposé. Je dois bien reconnaître que ces expressions reviennent parfois trop souvent, que je me repose sur un vocabulaire trop restreint et que ma maîtrise stylistique se heurte à des limites, voire des lacunes que je ne saurais combler dans l'immédiat.


Enfin, un dernier point que j'entends soulever auprès de l'auteur de ces lignes, s'affranchir de la chappe de plomb que fait peser cette pandémie mondiale relève de la gageure. J'entame mon texte du jour en partant sur une idée choisie un peu au hasard de mes discussions familiales, de mes lectures actuelles, de mon intérêt circonspect pour une actualité au spectre de plus en plus réduit. En d'autres termes, j'ai bien peur de tourner en rond. Je n'y suis pas encore, même si l'on est en droit de contester cette opinion dans la mesure où je me répète probablement lorsque j'évoque certaines angoisses existentielles ou quand je ponds une douzaine de feuillets sur la notion de « pensée circulaire ». Et puisque j'aborde ici le sujet, je me rends également bien compte que l'élaboration d'un texte qui tend vers l'essai journalistique ajoute de la difficulté à mon écriture. De la clarté, que diable !


Cette clarté, je l'atteins plus facilement lorsque j'évoque des histoires personnelles que lorsque je tente de développer une pensée structurée. Encore une limite. Il est bon de se connaître lorsque les mots constituent votre matériau de base. Chaque mot, en effet, contient une idée, et c'est en manipulant des idées que l'on court le risque de se méprendre et de tartiner l'oreille interne du lecteur avec ce mélange de mélasse et de clinquant que je fuis de toutes mes forces lorsque je me tiens de l'autre côté de la page.


Disons pour finir que mes écrits, pour imparfaits qu'ils soient, me permettent de penser à voix haute et qu'ils ont cette autre finalité qui me pousse à les achever d'un geste rageur avant de les relire avec une haine de soi dont je peine à me débarrasser : préparer le terrain pour le texte de demain.


Bonne fin de journée et merci d'avoir pris la peine de vous arrêter.

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