12 – 27/11/20 – La sidération
Je m'autorise une petite incartade à l'emploi du temps de la semaine pour coucher quelques mots et tâcher, une fois de plus, de garder le monde à distance. J'ai passé ces derniers jours dans un état de sidération ulcérée. L'évacuation du camp de migrants érigé pacifiquement sur la place de la République lundi dernier m'a saisi à la gorge et je n'arrive toujours pas à trouver les mots. La vidéo du passage à tabac de Michel Zecler m'a arraché des larmes, occupé que j'étais par ailleurs à poser des voix sur un morceau collaboratif effectué à distance.
J'en ai parlé hier avec Esteban, mon aîné, dont la localisation parisienne le place d'emblée en première ligne. Habitué des manifestations, il a bien voulu partager avec son vieil ermite de père ses quelques espoirs. Il a tout de même entamé notre conversation par ces mots : « Je suis passé par tous les états émotionnels possibles cette semaine. »
Je savais qu'il parlait de politique. Je sais son implication personnelle et son militantisme, je sais sa culture du rêve idéaliste et son dégoût profond pour les injustices. Je n'avais rien à lui apprendre, rien à lui opposer. Mon pessimisme structurel ne tenait pas face à l'expression d'un espoir pour le moins surprenant.
Pour ma part, je ne vois qu'un avenir sombre, bouché. Je fais des rêves de carnage et de débordements dans lesquels la masse se dresse en une montagne de chair et m'engloutit corps et âme. Le plus jeune de nos enfants nous a également racontés quelques extraits de sa vie onirique qui nous ont glacé le sang.
« Je me réveillais, j'allais dans la cuisine et je trouvais pas le thermos avec le lait pour mon biberon. Alors j'allais votre chambre pour vous réveiller et vous étiez décapités. »
J'en reviens au grand. Il m'a parlé des syndicats, de l'union des groupes de presse, des tribunes signées par des media aussi différents que Mediapart, le Figaro et BFM. Il a évoqué les interventions de certains rappeurs, de je ne sais quel footballeur. Il m'a révélé que France Télévisions avait diffusé les images de l'agression de Michel Zecler. Il place beaucoup d'espoir dans la manifestation de samedi. Manifestation dont je tiens à rappeler qu'elle a été interdite à Paris. Ou alors tiens, si, on va l'autoriser mais ce sera un « rassemblement statique ». Eh oui, bien sûr. D'un point de vue strictement sanitaire, c'est une excellente idée, ça ! On se met tous ensemble au même endroit et on bouge pas ! Je doute que l'OMS valide scientifiquement ce type d'initiative...
De toute évidence, nos dirigeants ont laissé tomber l'idée de cohérence lorsqu'il s'agit de justifier leurs décisions. L'exemple des stations de ski qui pourraient rouvrir sans avoir accès à leurs remonte-pente prend ici valeur d'exemple de cette espèce de contre-révolution kafkaïenne que l'on nous inflige en toute impunité. Pour en revenir aux festivités de samedi – ah ben tiens, c'est déjà demain – une foule immobile constitue une aubaine pour les forces de police qui viendront l'encadrer. Je ne sais pas si vous êtes familier du concept de « nasse », cette stratégie qui consiste à diriger le gros des manifestants dans une impasse de façon à taper dans le tas, mais vous comprendrez aisément que ça revient à mâcher le travail de la répression en marche. On peut même parler de métaphore. En clair, on a le droit de protester mais pas un mot plus haut que l'autre et surtout, « pas bouger ! »
Je rêve de soulèvements populaires, de printemps républicain et de révolution des oeillets. Je rêve d'un peuple qui se lève. Je rêve dans mon coin, entre deux textes vite écrits et trois chansons que je peine à terminer. Je rêve d'un avenir pour mes gosses, mes amis, mes compagnons de cordée. Je déteste les sorties en boîte et n'apprécie que modérément les bars, les tavernes et autres hauts lieux de rafraîchissement collectif, mais je rêve d'aller me prendre la tête avec le serveur en réclamant mon coca là où mes copains éclusent leurs bières – pour la petite anecdote, j'ai fait faire une ordonnance à mon médecin de famille pour damner le pion à la pression sociale qui veut que les musiciens boivent forcément de l'alcool pendant leurs concerts. Je ne rêve pas d'un pur retour en arrière, d'un pénible « back to zero » dans lequel il faudrait tout reconstruire parce que je pense que tout est vérolé, jusqu'aux sentiments profonds du pékin moyen qui voudrait conquérir le monde pour lui tout seul. Mais ce pays n'est plus un état de droit. Ses institutions ne fonctionnent plus. Ses représentants – dans leur écrasante majorité – sont corrompus. Il est temps de balayer devant notre porte et de leur rendre coup pour coup.
Et je citerai mon aîné en guise de conclusion :
« C'est bon, quoi. Ca fait deux ans qu'on manifeste tous les samedi et ça donne rien. La voie légale, on l'a essayée. Maintenant, il faut y aller. »
Merci de me lire. Je vous embrasse, j'espère que vous allez bien et pourvu que ça dure.
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