13 – 01/12/20 – La fatigue
La fatigue s'installe depuis déjà quelques jours dans mon âme délavée. Elle est bien, cette phrase. Il y a de tout, là-dedans. L'appel à la temporalité qui s'efforce de transformer ce présent sans lendemain en une sorte de temps long dont on subirait les effets sans offrir pour autant la promesse d'un avenir ; la personnification d'un état physique qui, en tant que sujet grammatical, se mue progressivement en force psychologique ; un léger mysticisme reposant sur le choix facile du substantif « âme », associé au vocabulaire religieux. Dommage que cette phrase ne mène à rien.
Fatigué, pourtant, je suis. Submergé par une avalanche de micro-tâches d'importance relative qui m'encombrent l'esprit, je me concentre mal et réfléchis de façon chaotique, empruntant les voies d'ordinaire réservées à l'écriture automatique : associations d'idées, paradoxes séduisants mais dénués d'à-propos, jeux de mots aléatoires qui m'orientent malgré moi vers des textes de transition, une pratique différente, utile par bien des aspects mais peu satisfaisante lorsque sonne le tocsin du point final – parce qu'il faut bien, à un moment ou un autre, achever le machin.
Je me rends compte que passer de l'écriture intensive à une pratique musicale quasi-exclusive – comme je l'ai fait la semaine dernière – provoque dans mon cerveau un changement de paradigme. Je ne suis pas sûr que ces derniers termes soient appropriés, sémantiquement parlant, mais puisque j'en suis à évoquer des impressions en cherchant mes mots, autant y aller gaiement, n'est-ce pas ?
Rédiger une sorte de faux journal intime comme je le fais depuis maintenant un mois me contraint à activer certaines zones du cerveau que je ne sollicitais plus depuis trop longtemps. Dire cependant que je n'y connais rien en la matière tient du lieu commun et j'avancerai aujourd'hui par approximations. Je ne prétends après tout rien apprendre à personne mais bien procéder à un simple exercice d'auto-analyse que d'aucuns jugeront peut-être un peu vain, en tout cas largement anecdotique par rapport à l'actualité brûlante de ce monde en déliquescence dans lequel nous nous enlisons tous à la fois collectivement et individuellement.
Ce « journal », cet exercice littéraire qui en vaut bien un autre, agit pour moi comme une ancre sur bien des points. Il me lie à la fois à mon jardin intérieur, en friches depuis toujours, et à la réalité ambiante. Il m'autorise l'introspection et ses chemins de traverses, mais aussi un élargissement vers autrui. Je ne sais si le lecteur éventuel ressent l'empathie de son auteur, mais je m'efforce tant bien que mal de la rendre présente, de la lier au texte, en quelque sorte, pour la simple raison qu'elle me constitue tout autant que d'autres traits de ma personnalité. Une composante qui s'épanouit naturellement dans ce genre de littérature au détriment d'un imaginaire, plutôt associé à la fiction ou à la poésie – laquelle transparaît sous ma plume lorsque je m'attelle à des paroles de chansons. La composition musicale – et leur mise en forme technique, qui exige la pratique d'un instrument et d'un logiciel de MAO (pour moi indispensable vu mon faible niveau de guitare) – désoriente complètement mon activité mentale. Pour user d'un exemple concret, je traîne depuis dimanche après-midi une mélodie qui me hante littéralement. Je la chantonne constamment – à ce point que le petit lui-même se retrouve parfois à la fredonner en jouant avec ses lego – et j'ai réussi à jeter sur papier la grille d'accords correspondante. Une phase exaltante, l'étape fondamentale où l'idée t'imprègne de fond en comble et t'interdit de penser à autre chose, ce qui s'avère parfois pénible pour l'entourage immédiat.
La deuxième étape – lorsque la création s'accomplit dans cet ordre, tout du moins – consiste à poser des mots sur la mélodie. Il faut dire que j'ai tendance à partir du texte. Celui-ci s'écrit tout seul, plus ou moins vite selon les chansons, et suit une métrique précise, clairement identifiée, qui correspond à une vague ligne mélodique que je modifierai par la suite, selon l'humeur, l'envie, l'accompagnement envisagé, voire la participation d'un tiers qui peut influer sur la musique – ce fut le cas pour certains textes composés par le passé pour les groupes Millenco, Warf ou Dirty Bootz. Dans le cas qui m'occupe à présent, j'ai d'abord commencé par choisir la langue. J'aime écrire en français mais je préfère l'anglais, pour lequel je jouis d'une prédisposition quasi instinctive dans la mesure où aucune de ces deux langues n'est à proprement parler ma langue maternelle – et j'ai été prof d'anglais, soit-dit-en-passant, ce qui explique une certaine fluidité. Il s'agit donc toujours d'un choix mûrement réfléchi de ma part – sauf, encore une fois, quand le texte jaillit tout seul, comme ça, paf, sans prévenir – qui revient à anticiper sur la métrique, l'intention musicale et la mélodie finale. Quoi qu'il en soit, ce morceau sera chanté dans la langue de Molière – ou plutôt de Thiéfaine, je connais mes penchants lexicaux – et c'est un premier conditionnement que je m'impose.
En effet, je sens le texte qui gronde, qui vibre là, quelque part, dans les coulisses de mon esprit un peu foutraque. Des phrases surgissent à certains moments de la journée et la tentation de les noter sur une feuille volante se renforce à chaque instant. Je résiste néanmoins parce que j'ai déjà vécu ces moments un peu bizarres.
Il y a des années, lorsque ma pratique de l'écrit n'avait pas atteint ce degré de régularité qui est le mien aujourd'hui, je notais chaque formule, chaque image, je pondais des textes au kilomètre que je remisais dans des carnets, des tiroirs, des brouillons. Il m'arrivait – il m'arrive encore – de repêcher certains extraits, de les ré-écrire entièrement ou de les peaufiner. J'ai appris, avec le temps, à faire confiance à cette espèce de plume intérieure qui semble travailler en loucedé, malgré moi, en un ailleurs que je refuse d'identifier nommément, n'étant pas d'un naturel mystique. Alors j'attends le moment. Le texte arrive, il enfle, il grogne, je le sens poindre.
Pathétique, je dois bien le reconnaître. Ces textes, ces chansons, ces musiques, je les ponds avant tout parce qu'ils me dévorent les entrailles et qu'il importe de libérer de la place dans ma tête de plus en plus étroite. Je ne sais même pas s'ils existeront un jour socialement. Autrement dit, il y a peu de chances que le lecteur de ces lignes les entende un jour. Ce n'est pas une fin en soi, soyons honnête, mais pathétique est bien le mot qui convient ici.
La fatigue, je la sais générale et massive. Nous la ressentons tous d'une façon ou d'une autre. Le froid de l'hiver qui avance, la crise sociale qui s'annonce et cette étrange pandémie qui nous plonge tous dans un embarras perpétuel quant à la cohérence de nos actes et de ceux de nos semblables. Je ne veux pas aujourd'hui m'attarder sur des considérations politiques mais vous savez sans doute, si vous avez lu d'autres entrées de ce faux journal, combien elles me collent à la peau et se jouent de mon moral parfois oscillant. Nous sommes tous épuisés par ce qui nous arrive. A cette fatigue structurelle s'ajoute la lassitude d'un esprit en proie à une dichotomie personnelle. Je suis fatigué et si je rêve de révolte et de justice, j'avoue que je ne cracherais pas sur une longue nuit de sommeil épongée de ses songes les plus prégnants.
Merci de me lire de temps à autre, prenez soin de vous et bon décembre, puisque que nous y sommes.
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