14 – 04/12/20 – La douleur est une information, la souffrance un écosystème
Il conviendrait, je suppose, d'entamer ce laïus sur une phrase empruntée, une pensée troquée, un contexte absent pour mieux hisser le verbe à sa distance rêvée : on le voit (on le lit), on l'entend (on l'ingère), mais on ne l'atteint jamais (et l'image l'emporte sur l'objet costumé). J'aurais pioché cette parole dans un cahier personnel, le répertoire interne où je consigne les noms et les mots de ceux qui parfois me parlent ; je l'aurais étalée avec désinvolture, une insouciance brute qui aurait sonné faux, à mes oreilles du moins ; puis j'aurais écrit le reste dans l'espoir d'en finir au plus tôt.
Je n'ai pas trouvé de citation. Aucun vieux film enfoui dans mes souvenirs épars de cinéphile glouton ne m'a sauté sur l'oreille interne pour me souffler un extrait de dialogue. Borges a préféré garder les lèvres closes et nulle chanson pour l'heure ne résonne dans la cave où un autre que moi a rangé mon cerveau.
La douleur naît d'un coup, d'une blessure, d'un dysfonctionnement inhabituel situé tout au fond. Lorsqu'elle s'aère en surface, on la croit délicieuse, parce que prête à partir, sans tambour ni trompette, mais la voilà qui replonge et qui repique du bec, visant telle péninsule à la lisière du corps. Elle se gausse de nous, maladroite et fragile, et c'est quand elle devient le phare de la souffrance qu'on la découvre puissante, haineuse, parce que définitive.
Là où la première se présente à la dérobée, le profil masqué par les gerçures des lois de l'optique, la seconde se vautre et s'épanche à chacun de ses pas gigantesques. La terre tremble et s'émiette quant elle bouge. Les arbres s'agitent à la moindre de ses respirations. La roche s'érode et la boue asséchée, se craquelle, se fendille et s’effrite. Alors on s'arrête. Le pied levé au milieu du mouvement qui souhaitait l'apposer moins d'un mètre plus loin. La main tendue vers nulle part, pour accrocher le temps, pour chercher l'équilibre, pour que la pulpe des doigts s'illusionne sur la douceur du vent. Et les yeux qui roulent dans leurs orbites, à la recherche d'une allée dans laquelle s'échapper, d'un trou dans le mur, un miroir à briser, une galerie des horreurs dont ma mémoire sculpta chaque œuvre exposée. On s'arrête et on s'imagine que plus rien ici ne bouge, que tout s'arrête tout autour. On se dit, on espère que toute quantité d'eau hésitera désormais entre la vapeur et la glace, que le feu s'éteindra sans s'éteindre et que rien ne saura le rallumer. On se tient des discours délirants, on les mâche dans le creux de sa gorge, et les yeux continuent de rouler, les narines se retroussent et chaque déglutition t'arrache un soupir équivoque.
Je regarde le monde comme je peux, les yeux tellement ouverts que j'en ai les rotules qui flanchent. Je le regarde, je l'écoute, je n'ose le toucher, mais il me semble à présent si hostile que je ne souhaite plus grand chose pour ma petite pomme. Creuser un trou, m'y jeter et attendre.
Prenez soin de vous, et à bientôt dans un sourire plus grand que celui d'aujourd'hui.
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