15 – 05/12/20 – Le gros Barbiche
Il est temps de casser du bois et de se fâcher durablement. Mon cercle social me paraît aujourd'hui tellement vaste qu'un tri sélectif s'impose pour ainsi dire de lui-même. Je dois bien reconnaître que ma profession actuelle exige de moi et de mes pairs une attitude avenante et légère, dégagée de toute tentation intellectualisante, voire de la moindre incursion sur le terrain politique. On attend de moi un sourire large comme une autoroute vendue à Vinci, des bons mots et un quota de grimaces et assimilés susceptible de créer du souvenir. Ceux qui, parmi le public, prêtent l'oreille à mes phrasés d'harmoniciste médiocre – je rappelle que ce terme péjoratif signifie tout de même « moyen », ou « intermédiaire entre bon et mauvais » – me renvoient parfois une forme d'admiration teintée de respect. Je réagis sans embarras, décline les verres que l'on m'offre au nom d'un refus personnel de l'ivresse, échange quelques mots et ne manque pas de remercier la sincère gentillesse qui se dégage de ces instants pour moi fort étranges.
Etranges, oui. Dans la mesure où ils me sont « étrangers ». Je n'en ai pas l'habitude. Enfant, j'étais celui qui ne parlais pas la langue, j'avais un nom exotique, mes parents étaient divorcés. J'étais suspect d'un crime que l'on ne savait pas nommer. En grandissant, je me repliai dans un imaginaire de plus en plus fourni. Je jouais aux « aventuriers » et traversais la cour de récréation à bout de lianes, atterrissais de l'autre côté du fleuve, découvrais un passage sous la montagne sacrée, n'hésitais qu'un instant avant de m'y engouffrer à quatre pattes sous l'oeil médusé des jeunes joueurs de foot qui régnaient en ces lieux. J'avais les yeux en amande et le teint légèrement mat, les cheveux d'un noir de geai. J'étais maigre et déplumé, poilu avant l'heure. J'étais laid selon les critères du lieu et du moment où je me trouvais. J'étais laid aux yeux des autres et à mes propres yeux surtout, abonné que j'étais aux fictions anglo-saxonnes, à ses visages blancs et à ses mentons carrés.
Comme beaucoup d'enfants de mon âge, je recherchais la compagnie des fortes têtes, des meneurs de jeu, mais très vite, je m'en lassais. Il me suffisait de les côtoyer quelques jours pour renifler la bassesse derrière les grands mots et les rires tout en dents que chacun, à l'arrière, s'acharnait à reprendre. Leur vérité m'explosait au museau : des nombrils velus et grotesques, adeptes du rire qui broie pour mieux serrer les rangs. Je me savais des affinités avec le petit gros de la classe d'à côté, le garçon maniéré de la classe du dessus, le binoclard maladroit assis au premier rang, la fille aux tenues recyclées par toute une sororité... Je prenais parfois leur défense mais rares ceux qui m'accordaient cinq minutes avant de me répondre de rester à ma place. Même les autres outsiders me tournaient le dos, occupés qu'ils étaient à s'intégrer de leur côté dans la jungle sociale de leur vie d'enfant. Je me savais différent mais je subodorais qu'il n'y avait là rien de grave, que cette fichue différence manquait, somme toute, de cohérence, de cette véracité prosaïque qui permet de distinguer le chat du chien sans risquer pour autant de blesser l'un ou l'autre. J'avais beau subodorer, rien ne venait confirmer ce filet d'espoir auquel je me raccrochais pour éviter de sombrer.
On se construit toujours seul, à l'ombre de ce masque dont on évalue l'effet à chaque instant. J'étais môme et je me sentais pourtant vieux – décalé, sage d'une sagesse imberbe à la mystique importée d'un syncrétisme unique constitué de lectures, de films en noir et blanc glanés chez mon père, de films d'horreur à trois pesetas visionnés dans le dos de « mi tio », de dessins animés qui font aujourd'hui la joie des quadras nostalgiques, incapables de vieillir et d'affronter la Faucheuse qui les lorgne d'un œil impassible. J'étais môme mais je savais déjà que je ne savais pas grand chose et, au contraire de mes condisciples, ne cherchais pas à le nier. J'aimais apprendre et je détestais ignorer. Je n'avais toutefois rien à gagner à dissimuler mes lacunes.
Je mentais néanmoins sur mes capacités physiques. Les rares fois où la masse m'avait contraint à la castagne, j'étais devenu comme fou. L'image qui me vient est celle du diable de Tasmanie, ce personnage de la Warner qui se déplace en tournant frénétiquement sur lui-même et dont le passage semble consommer n'importe quelle matière avec la voracité d'un banc de piranhas. Je perdais littéralement le contrôle et lorsque je revenais à moi, après une quinzaine de secondes de pure brutalité, je découvrais mes adversaires à terre et en larmes. J'étais rouge de confusion, les joues chaudes, le cœur battant comme la grosse caisse de Siddharth Nagarajan. Le reste du temps, j'évitais toute confrontation, ne jouant qu'avec parcimonie aux jeux de ballon, fuyant comme la peste les concours de performances physiques. J'ai souvenir d'une course à laquelle j'avais été acculé à l'issue de laquelle j'étais arrivé bon dernier, chantonnant sur un rythme de trot extatique, sous le rire moqueur des autres concurrents. A force d'essuyer les quolibets, j'avais fini par voir rouge et j'avais balancé un ou deux coups de pied, avant de partir comme une flèche à l'autre bout de la cour, riant tout mon saoul. Personne ne me rattrapa ce jour-là.
Avec le recul, j'ai pris conscience d'une vérité froide : ces altercations que j'appris à éviter avec le temps n'étaient que l'expression d'un racisme ordinaire. Je passai tout de même entre les gouttes dans la mesure où il y a toujours plus bronzé que soi, plus douloureusement étranger, mais j'ai grandi dans cette méfiance de l'autre, cette attention particulière qui ne doit pas s'éteindre – c'est une question de survie.
Je me souviens qu'après nous être perdus de vue, quelques amis proches et moi-même nous retrouvâmes dans un projet commun. L'un d'entre eux, fixant mes kilos en trop, me demanda « comment j'étais devenu gros. » La blague était mauvaise et s'exerçait à mes dépens. Je n'y pense pas tous les jours mais elle me revient parfois comme une claque, me refroidit l'épine dorsale et me plonge dans des sentiments mitigés d'où surnagent des pensées suicidaires et des soubresauts de haine.
J'exerce un métier où le regard des inconnus te jauge et te juge selon des critères qui ne t'appartiennent plus. Je suis le « gros » Barbiche, « le clown qui fait le con », « l'harmoniciste véloce » mais dont je persiste à dire qu'il ne joue pas si bien que ça, et ces étiquettes me pèsent toutes parce qu'aucune ne me semble juste et toutes m'enferment au-delà de toute complexité. Ne me sous-estimez pas, pourtant. Je n'ai nulle ambition que celle d'exister et, sans naïveté aucune, je connais les règles du jeu de l'apparence et des faux-semblants. J'en ai juste assez.
Je rêve en fin de compte de jouir de la liberté institutionnelle du critique littéraire afin de cracher sur les textes de certains de mes confrères. Je rêve de vomir la musique des autres avec le même acharnement que ceux-ci affectent de glisser dans leur indifférence vis-à-vis de la mienne. Je me souviens de ce message, sur mon répondeur, d'un minable quelconque que vous porteriez peut-être aux nues si je vous révélais son identité, et dans lequel il se moquait de mon nom avec la même faiblesse d'esprit qu'un barman exigeant que je boive au nom du rock'n'roll, de la fête et de la sociabilité. Et il faudrait que je serre la main de ce type, flanqué d'un sourire qu'il peine à me rendre, surtout éviter mon regard – oh comme ça suinte le mépris dans ce milieu, croyez-moi – et que je m'intéresse aux dernières circonvolutions stylistiques d'une plume mal torchée que peine à racheter sa musique à flonflons, festive, éminemment festive et à cet égard excusée.
Voici venu le temps d'imiter le comportement puéril de celui qui se dit mon semblable et de ne pas l'appeler, d'oublier de lui répondre et de finasser sans cesse dans mes accusés de réception. Ou encore de décrocher sur un soupir, sur le ton du « quoi encore » que l'on sait agaçant mais qu'on ne saurait voiler, ne serait-ce que pour éviter à l'autre qu'il devine le mépris qu'il m'inspire. Ou encore d'entamer la conversation sur un « je te préviens, j'ai pas le temps », serré dans les mâchoires que l'on entrebâille avec la réticence des heureux occupés – parce que l'autre a le temps, lui, puisque c'est lui qui appelle, bien évidemment... Je pourrai toujours jouer les offusqués en fin de course, lorsque viendra l'heure des explications, et j'évoquerai l'humour, ou la quête éperdue des « ondes positives », le fait de tracer ma route sans regarder en arrière, parce qu'il n'y a rien de plus pratique que l'absence de regrets – elle autorise le mouvement et s'affranchit de toute introspection.
Bon week-end et joyeux port du masque.
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