16 – 07/12/20 – I ain't gonna work on Maggie's farm no more
Cela fait plusieurs jours que je dois me battre pour me convaincre d'écrire. Le terme « battre » n'est pas exagéré quand on connaît certaines tendances masochistes dont mon esprit torturé peine à se défaire. Lorsque la douleur d'exister me transperce pour une raison ou une autre, lorsqu'elle se mue en souffrance existentielle que nul discours ne saurait apaiser, je me fracasse littéralement le groin. Ce sont généralement des claques tout ce qu'il y a de bonhomme, de bonnes vieilles baffes empruntées à Astérix ou à Terence Hill. La joue s'échauffe dans un claquement mat, je la sens rosir sous le poil, la douleur se mue en élancement, elle prend corps et quitte momentanément le monde des idées. Si ça ne suffit pas, je double la dose, je monte en intensité, je m'envoie de véritables torgnoles, quitte à m'abîmer la peau, à écoper d'ecchymoses. S'assumer dans toute l'intégralité de son être implique parfois d'en passer par là pour éviter l'énième et définitive tentative de suicide.
N'allez pourtant pas vous imaginer que je passe mon temps à jouer les narrateurs psychotiques à la Fight Club. Je me connais trop bien, voilà tout, et je sais reconnaître en moi les signes de chaos. Une violence mineure suffit à stopper la marée et tant que ma tête ne heurte pas la brique, le métal ou le bois de la table basse, tout va bien.
Ecrire devrait suffire à pallier les manques et les frustrations qui se collent à mes basques depuis mon plus jeune âge. Je dis « devrait » dans le sens le plus strict rattaché au conditionnel. Il est l'expression d'une probabilité forte plutôt que d'une obligation mesurée. Mais l'acte d'écrire présuppose une violence à peu près égale à ces séries de mandales que je m'inflige de loin en loin, une violence intérieure, désobligeante envers ma pomme, envers le monde autour, envers l'essence de toute vie si j'en crois mon humeur du jour. Il faut en effet gratter les fonds de cale et creuser encore, filtrer le substrat de la saleté qui remonte, avec ces cinquante nuances de foutre mêlées de sang, de bile et de n'importe quel fluide qui te semble à la fois indispensable et hautement répugnant. Il faut se mépriser sans haine et se haïr sans mépris, se persuader à chaque instant que l'on ne vaut pas que l'on s'acharne et s'acharner malgré tout – ces paradoxes, je te conseille de les mâcher à pleines dents pour t'en repaître, de ce jus écoeurant, et tout déglutir en une giclée de rien puisque rien reste ici le mot-clef, le mystérieux secret qu'il s'agit de percer. Il faut à la fois se faire mal et y prendre plaisir, et se maudire sur douze générations dans le même élan narcissique, parce que tu n'es pas là pour sourire ou glousser.
Tu n'es pas là pour jouer avec les mots d'un autre qui écrirait à ta place, tu n'es pas là pour ouïr les vannes des silhouettes qui braillent autour de toi, tu n'es pas là pour tisser des liens, « partager un moment », aimer ou te faire aimer, séduire ou te laisser séduire, causer de tout et de rien, perdre ton temps à te cacher dans la gueule d'un double qui te dévora jadis et refuse manifestement de te digérer jusqu'au bout. Tu es là pour poser un filtre entre la page et le reste.
Ecrire comme j'ai toujours écrit n'a rien d'un pique-nique. Je m'efforce d'établir une connexion directe avec mon subconscient. Sans drogue, sans alcool, sans produit aucun. J'en extrais les pires horreurs, les fantasmes crasseux, les rêves idiots, les espoirs outragés, les humiliations d'hier, d'avant-hier et des semaines et années passées, les désirs malmenés, enfouis sous des couches de convenances que l'on gonfle au gaz sarin en l'absence de camisole, de chambre capitonnée, de serrure assez solide pour empêcher le lascif de quitter les remugles de sa sublime déraison. Oh mon Dieu comme je m'effraie, comme je me vomis dessus de honte et de déception, comme je me martyrise pour éponger ensuite, avec l'encre virtuelle en guise de grossier chiffon...
Je devrais, oui, je devrais aimer ça, écrire, mais c'est une erreur, un contresens, un malentendu dérisoire – dans la mesure où cela ne regarde personne. Ecrire revient à se molester soi-même et à se traiter de victime consentante, de mijaurée qui n'attendait que ça, qui n'avait pas à se glisser dans cette jupe et ce justaucorps, qui aurait sans doute mieux fait de frôler les murs et d'éviter les impasses de la zone piétonne... Ecrire est un leurre, il faut avoir écrit. Il faut achever son texte, clouer le point final pour se laver un tant soit peu de ce désespoir profond qui n'est somme toute qu'une émanation parmi des centaines de milliers d'autres de la condition humaine. Je ne suis rien et je ne suis personne, mais le fait de l'écrire comme je le fais à présent, de tirer ensuite sur le fil et de voir ce qui va tomber, le fait d'y revenir en fin de relecture, en fin de journée, ou demain, ou n'importe quand, cette extraction d'une idée sombre volée à mon âme machinale et similaire à celle de n'importe qui d'autre soulagera éventuellement la douleur d'être qui je suis et de ne pas être cet autre rêvé qui nous poursuit tous.
Je veux aujourd'hui évoquer l'un de mes morceaux préférés, « Maggie's Farm » de Bob Dylan. Je dois la découverte de ce dernier à M. Guy Dubois, qui m'enseigna l'anglais de la sixième à la troisième, à travers bien sûr la méthode Speakeasy (dont le fameux Brian ne cesse d'arpenter la cuisine selon la mémoire sélective de nombre de quadragénaires), mais également et surtout à travers tout un répertoire de chansons folk parmi lesquelles celles de Dylan ne formaient que la partie émergé de l'iceberg. Un iceberg chargé de sable et de poussière, à l'horizon tracé au fusain dans un geste à la fois ample et indolent. Trois noms revenaient sans cesse dans les vieux enregistrements de M. Dubois : Woody Guthrie, Peter Seeger, Leadbelly. Les connaisseurs apprécieront. J'avais douze ans la première fois que « This Land Is Your Land » s'inséra dans mes tympans. Pas la version officielle, celle à trois strophes que tout bon Américain peut reprendre en choeur en s'imaginant communier dans un grand élan patriotique à t'arracher des larmes quand tu as punaisé le drapeau sudiste au-dessus de ton lit et que tu passes tes dimanche matins chez le pasteur à quémander le salut de ton âme indigne contre un peu de cash et une lichette d'alcool distillé. Non, je parle de celle avec la strophe manquante, celle qui fustige la propriété privée :
« There was a big high wall there that tried to stop me ;
Sign was painted, it said private property ;
But on the back side it didn't say nothing ;
This land was made for you and me. »
Sharon Jones, dans sa reprise en 2002, s'est inspiré de ce quatrain – qu'elle a dû aller chercher dans les archives du Smithsonian – et de quelques autres que je ne citerai pas ici parce que ce serait mentir sur mes propres souvenirs. Je me rappelle celle citée plus haut parce qu'elle m'a marqué. Je l'avais lue, du haut de mes douze ans, avec l'impression de déchiffrer un parchemin que m'aurait offert un vieil archéologue inspiré d'Auguste Mariette plutôt que d'Indiana Jones, et si j'en percevais le sens prosaïque, ce refus patent de la propriété privée au nom d'un partage équitable des richesses entre les couches sociales, j'y voyais surtout un écho de mes propres névroses. Le « mur qui essayait de m'arrêter » était celui, reproduit à l'infini dans toute la ville, dans toutes les villes, qui m'enfermait dans cette réalité nauséeuse dont nul jamais ne s'échappe ; un mur aux mille textures, tantôt lourd et imprenable, chétif et instable, ridicule, imposant, infranchissable, garni de tessons de bouteilles, simple palissade aux planches éventrées, grillage dégondé, muret ridicule... Un tracé à la craie aurait suffit à m'imposer ses limites. C'est ici que ça se passe, n'allez pas plus loin, chaque rue est un couloir et chaque couloir mène à un autre. Tout me sidère parce que tout se ressemble, et tout se ressemble parce que rien n'a de sens, rien ne change jamais et les atomes forment les briques d'un rêve dont on ne s'éveille jamais.
Si c'est ainsi que j'interprétais l'écriture généreuse et ô combien prosaïque de Woody Guthrie à l'âge de douze ans, essayez un peu d'imaginer quel sens j'attribuai à la période surréaliste de Dylan... N'entrons pas là-dedans. M. Dubois m'initia à la notion d'auteur-compositeur, qu'il associa sans le savoir à la langue anglaise, et d'une façon plus vaste, à la culture américaine. J'y retrouvais mes amours de western, mes illusions politiques encore fraîches comme la rosée du matin. Je me voyais suivre Martin Luther King et Joan Baez, je lisais les discours d'Angela Davis, de Malcolm X, croyais en Kennedy avec vingt-cinq ans de retard, m'extasiais non sans snobisme devant les jambes de Marilyn Monroe, feignant d'oublier que je contemplais un cadavre dont on avait perdu jusqu'à l'odeur. Je suppose que j'aurais pu verser dans une sorte de collectionnite nécrophile et pourchasser les vieux numéros de Life chez les antiquaires. La pauvreté a du bon, en somme, puisqu'elle m'a évité plusieurs fois de dénouer les cordons de ma bourse pour acheter un gadget fétichiste, un objet « vintage », pour sacrifier au lexique consacré.
Revenons-en à « Maggie's Farm », prétexte à mes élucubrations du jour. Bob Dylan enregistre la chanson en janvier 1965 et l'inclut dans l'album « Bringing It All Back Home » qui signe sa mythique conversion à la guitare électrique. En fait de conversion, celle-ci demeure relativement timorée puisque l'album comporte une seconde face entièrement acoustique, quoique composée de chansons introspectives exclusivement. Fini, le folk et ses grandes déclarations de principe. On est loin de « Blowin' in the Wind », « Masters of War » ou « With God on Our Side ». Bob Dylan a définitivement basculé dans un univers absurde et hallucinatoire où s'entremêlent des traits d'humour empruntés à la bande-dessinée, à l'histoire, aux grandes œuvres de la littérature ou à la Bible. Il décrit ses états d'âme, ridiculise ses angoisses, se moque du monde en somme sans se départir de ce souffle épique qui le suit depuis « A Hard Rain's A-Gonna Fall ». Mais foin de réclame et passons à l'explication de texte.
Avec sa structure de blues classique, ses répétitions de la phrase quasi-éponyme dont varie un mot seulement à chaque couplet – ce qui autorise le narrateur à citer chacun des membres de la famille de Maggie – et sa prétendue dénonciation du travail saisonnier, vécu ici comme une sorte de survivance moderne du servage propre au Moyen-Âge, « Maggie's Farm » s'affirme a priori comme la seule « protest song » de l'album. Il s'agit pourtant d'un leurre grâce auquel Bob Dylan s'attache à distiller des revendications bien plus personnelles qu'il n'y paraît de prime abord.
Ainsi, la première strophe nous apprend ceci :
« Well, I wake up in the morning
Fold my hands and pray for rain.
I got a head full of ideas
That are drivin' me insane.
It's a shame
The way she makes me
Scrub the floor. »
La « tête farcie d'idées » nous indique combien le narrateur et l'auteur sont proches. Ces idées le « rendent fou » et il ne peut que déplorer qu'on l'oblige à « frotter le sol ». Bob Dylan nous parle de lui et de lui seul. S'il se glisse pour l'occasion dans la peau d'un factotum à domicile, c'est bien pour nous montrer à quel point il se situe aux antipodes de sa raison d'être : l'homme à idées se voit contraint de récurer le plancher malgré ses ébullitions intérieures. De nombreux témoins rapportent l'avoir vu pondre des pages et des pages entières de textes qu'il fallait ensuite tronquer pour en tirer des chansons correspondant à peu près aux normes radiophoniques de l'époque. Dylan rédigeait au milieu du brouahaha, penché sur sa machine à écrire, tirant sur sa cigarette ou un pétard qui passait par là, relevait parfois son visage clair et accordait un sourire aux personnes présentes, parfois si nombreuses qu'il leur manquait de la place pour s'asseoir. Je n'invente rien, des images existent, filmées entre autres par Pennebecker lors de la tournée de 1965. Joan Baez le raconte, ainsi que d'autres témoins, plus ou moins proches. Il lui suffisait de glisser une feuille dans la machine et de taper.
Les strophes suivantes, Dylan les utilise comme des appâts supplémentaires pour ferrer le poisson – disons, pour aller vite, le public engagé politiquement de la gauche universitaire américaine. Le frère de Maggie est un sadique souriant qui appâte ses employés avec de la menue monnaie, le paternel un vieux paranoïaque, frayant volontiers avec la Garde nationale, dont la fenêtre a été « murée de briques », et dont les manières de brute épaisse se résument à l'image d'un cigare dont il vous souffle la fumée au visage. Un nanti à la vue basse, sans gène et méfiant vis-à-vis de l'Etat fédéral. Belle caricature qui n'a rien d'une dénonciation partisane et tout d'un croquis littéraire dont les ressorts relèvent plus volontiers de l'éthique que de l'idéologie.
L'avant-dernière strophe nous présente « Ma », la matrone de la ferme, probablement celle qui « porte la culotte », pour user d'une expression bien française, puisque Dylan nous spécifie qu'elle est le « cerveau derrière Pa ». Elle parle à ses « serviteurs » de tout et de rien et ment volontiers sur son âge, ce que certains hommes considèrent peut-être comme un trait féminin. Là encore, une caricature, un cliché, à la fois drôle et anecdotique, proche des personnages de Li'l Abner. Difficile d'y deviner la construction d'un discours idéologique. Bob Dylan continue de se moquer en taquinant les idées reçues de son premier public, habitué des meetings et amateur de folk.
Le dernier couplet est celui qui donne tout son sens au texte. Autant le citer dans son intégralité.
« I ain't gonna work on Maggie's farm no more.
I ain't gonna work on Maggie's farm no more.
Well, I try my best to be just like I am
But everybody wants you to be just like them.
They say, "Sing while you slave," and I just get bored
Ah, I ain't gonna work on Maggie's farm no more. »
Bob Dylan signe ici sa défection définitive du mouvement folk américain. Comme il le précise ici au troisième et quatrième vers, il a beau essayer d'être lui-même et personne d'autre, tout le monde autour essaie de le faire entrer dans un moule. S'adresse-t-il à l'industrie du disque, à ses fans les plus radicaux, au gotha d'artistes qu'il traînait alors dans son sillage ? S'adresse-t-il à lui-même parce qu'il a une décision à prendre et qu'il importe de ne pas fléchir malgré les critiques et l'adversité ? Ce qui est sûr, c'est que ceux qui chantent cette chanson comme un hymne à la révolte sociale se trompent du tout au tout. Bob Dylan souhaitait juste libérer son esprit et continuer d'avancer.
L'avant-dernier vers est, à ce titre, exemplaire tant il colle à la réalité du Bob Dylan de 1965. Chanter en faisant l'esclave l'ennuie, il n'y a rien de plus à déduire, rien de caché, aucune énigme à résoudre. Pour briser ses chaînes, Dylan devra évoluer, continuer de chercher sa voie jusqu'à ce qu'il la trouve enfin, à la faveur d'un accident de moto en juillet 1966. Moins prolifique, Dylan passera par de nombreuses phases musicales et décrochera le Nobel de littérature dont je continue de penser qu'il ne méritait pas une telle malédiction. Le musicien qui s'est battu toute sa vie pour qu'on ne l'enferme dans aucune case et que l'on finit par réléguer au rôle de poète. Si ce n'est là trahison pure et simple de l'esprit de « Maggie's Farm », je ne sais pas ce que c'est.
Passez une bonne nuit et n'oubliez pas que Noël est une taxe indirecte que vous imposent les enfants. Prenez soin de vous.
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