18 – 11/12/20 – L'urgence
Incroyable comme le besoin d'écrire domine en ce moment chacune de mes pensées. Tout le reste est vécu comme un obstacle. Seul compte le temps passé à chercher mes mots, à modifier leur agencement, à leur donner un sens. Cela faisait des années que je ne m'étais pas enfoui aussi profondément dans l'acte d'écrire. Il faut croire que ça me manquait.
Ce journal qui occupe grande partie de mes journées – à l'exception malléable des mercredi et des week-ends pour cause d'enfants à demeure – dévore mon emploi du temps avec une absence de scrupules qui confine à la goujaterie. Je dois me faire violence pour m'empêcher d'écrire et me contraindre brutalement à lancer la machine lorsque l'heure sonne de s'y mettre enfin (je dois tout même me soumettre à la contingence sans quoi je vivrais dans une grotte à sucer des cailloux). Un paradoxe parfois usant mais manifestement livré avec le reste du pack, alors bon.
J'ignore s'il semble évident au lecteur occasionnel – que je salue chaleureusement avec l'humilité de l'auteur plus discret qu'impudique, malgré les apparences – mais il existe un cahier des charges auquel je me réfère constamment lorsque j'écris ces pages. Sans entrer dans les détails, j'aimerais toutefois en tracer ici les grandes lignes.
Chaque entrée de ce journal se veut un texte à part entière, une entité autonome que chacun peut parcourir à son aise sans pour autant se fader toute la série qui, de fait, n'en est pas une dans la mesure où la mention « à suivre » en fin de chapitre semblerait pour le moins incongrue. Si le choix du journal intime comme forme littéraire m'amène toutefois à outrepasser, de temps à autre, cette première règle, je tâche de m'y tenir. D'où l'importance d'achever chaque texte dans la journée au cours de laquelle il a été entamé. Une limite de temps qui m'impose un sentiment d'urgence et un esprit de synthèse auquel j'échappe joyeusement lorsque je m'attaque à un texte long – une nouvelle ou un essai dépassant les dix feuillets.
Cette contrainte m'incite par ailleurs à limiter les thèmes abordés à un nombre restreint, des sujets variés dont la nature dépendra essentiellement de mon humeur au réveil – puisque j'écris dès que possible et à proximité d'une cafetière. Si certains sujets s'invitent d'eux-mêmes, parce que liés à une actualité brûlante, une anecdote personnelle ou une émotion précise, je constate avec un soulagement mêlé d'effroi que certaines obsessions vieilles comme ma pomme s'insèrent ici ou là, au-delà de toute nomenclature ou contrainte stylistique. Mon rapport à la musique en constitue un exemple flagrant, de mêmes que mes sempiternelles interrogations sur ce qui me pousse ainsi à enfiler les mots sur des pages – virtuelles – jetées au gré du vent. Interrogations auxquelles ce texte ne répondra que partiellement, je le crains.
Autre contrainte, celle du style. Je ne prétends pas bénéficier d'un talent hors du commun. Mes aptitudes, certes manifestes, ne dépassent pas particulièrement celles de nombre d'autres auteurs, publiés ou non, dans la mesure où nous sommes légion à rédiger en accord avec le fil de nos pensées. Ca n'a l'air de rien mais c'est déjà énorme ! Je me souviens de mes vingt ans, lorsque j'entamais une histoire, fort d'une idée que j'espérais originale et puissante. Je suais sangs et eaux pour la mener à bon port et ma mémoire est vive de cette frustration croissante lorsque je comprenais que l'idée ne survivrait pas à l'étape de l'accouchement. Le résultat n'était pas forcément mauvais en soi – l'histoire se lisait parfois avec plaisir mais je n'y retrouvais pas la pépite d'or qui l'avait motivée au départ. Je m'en contentais généralement d'un haussement d'épaules non dénué d'arrogance, ébloui que j'étais par mes rares élans de virtuosité, pourtant si proches de l'équilibrisme, certains choix d'adjectif ou d'adverbe, certaines formules compassées. Quand je relis ces écrits de jeunesse, je rougis de honte et relève les scories avec la stoïcité du vieux sage qui a appris de ses erreurs et qui sait qu'il lui faut encore beaucoup apprendre.
Toujours est-il que j'ai eu le loisir d'affûter ma plume au contact de nombreux styles. J'aime écrire, comme je le dis parfois à qui veut bien m'écouter, « le cul entre deux chaises ». Un mélange d'oralité parfois crasse, biberonnée à Cavanna ou Lester Bangs, et de préciosité classique, héritée de Bradbury, Poe ou Borges. J'aime instiller du rythme également, une petite musique qui naît de l'emplacement des virgules, qui joue sur les appositions, les parenthèses et les fausses digressions. J'en remercie notamment Garcia Marquez et son réalisme magique, mais aussi Flaubert, dans une moindre mesure, pour sa technique du « gueuloir » – qui consiste tout bonnement à relire chaque phrase à voix haute pour voir si elle « sonne ».
Le style que j'emploie – à dessein – pour ces chroniques qui n'en sont pas vraiment se veut plus pondéré, plus serein que tous ceux qu'il m'est arrivé d'utiliser par le passé. Pour dire les choses autrement, j'essaie de faire disparaître l'écrit au profit de l'idée. Pas un mot plus haut que l'autre, pas de colifichets, un minimum de verbiage et des phrases qui coulent comme une rivière. Je ne suis pas sûr d'y être mais l'exercice a ses vertus.
J'écris ce texte – une fois n'est pas coutume – au stylobille sur une feuille volante posée sur une bande-dessinée et on approche dangereusement de deux heures du matin. Comme je le disais plus haut, le besoin d'écrire ne me lâche plus. Demain, je taperai ceci et le posterai sur ma page et j'ajouterai un addendum – un « ronpich » puisque j'y tiens, à la fiction. Ce sera encore un autre exercice.
Je me souhaite donc bonne nuit avant de céder la place à cet autre moi de demain.
Ronpich n°1 :
J'ai rêvé que mon pied se coinçait entre les rainures du plancher de la cuisine. Je venais de le poser – le pied, pas le plancher – sans vraiment penser à ces mouvements réflexes qui autorisent la marche pédestre et je me serais probablement retrouvé ventre à terre si le sol ne m'avait retenu dans ma chute. Sur le coup, je n'ai pas compris. Ce genre d'incidents n'arrivait plus depuis que la maison avait été entièrement rénovée peu après mon installation. Bien sûr, j'avais vu partir quelques chats et je ne pouvais que m'interroger. Loin de moi l'idée d'un retour de la chose de jadis, celle qui vivait sous le plancher depuis qu'un ancien occupant s'était mis dans la tête de lire à voix haute les plus beaux passages de « De Vermis Mysteriis ».
Je me penchais vers la rainure, mis un genou au sol et je crus apercevoir une lumière violette. Je me demandai aussitôt si Cthulhu n'avait pas viré sa cuti pendant que j'avais le dos tourné, puis entrepris de délacer ma chaussure avant d'ôter ma chaussette. Ce fut, j'imagine, le point de bascule.
Je repoussai la chaussette sous la plante du pied et elle heurta quelque chose de fin mais dont la solidité manifeste m'effraya terriblement. Parce que quand je dis « fin », je veux dire « d'une finesse confinant à la maigreur absolue ». Un cheveu de nouveau-né m'eût semblé plus épais.
Et ça bougeait.
Ca bougeait sous le plancher et l'étrange filament dansait dans l'os de mon pied. Je le sentais se diviser en de minuscules racines, s'entortiller autour de mes vaisseaux sanguins, s'agripper à chaque fragment de peau, accentuant sa pression au moindre effort. Je compris dans un frisson glacé que je devrais en passer par l'amputation.
J'entendais des voix dans ma tête. Des chants hypnotiques dans une langue inconnue dont je comprenais chaque syllabe.
« Ph'nglui mglw'naf Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn. »
(« Dans sa demeure de R'lyeh la morte, Cthulhu rêve et attend. »)
Puis je me souvins que nous approchions noël, pensai aux fêtes que j'allais esquiver, aux cadeaux que je n'aurais pas à choisir, acheter, emballer, haussai les épaules dans un soupir blasé et attendis que ça passe.
Bon week-end et n'oubliez pas que Cthulhu vous embrasse avec joie et tentacules.
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