23 – 11/04/21 – Un temps gris

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Dans quatre jours, cela fera trois mois que je n'aurai rien écrit. « Rien », bien sûr, relève autant du constat que de l'estimation. J'ai griffonné deux ou trois textes en anglais, poursuivi l'écriture de Merry Crisis, me suis retrouvé cent fois bloqué lorsque j'ouvrais le projet Cubase de l'un de mes nombreux instrumentaux dans l'objectif de pondre des paroles. J'ai même tenté le retour aux sources en empoignant un stylo Pilot BPS à pointe fine pour rédiger à la main le texte que je suis en train de taper. Une tentative « à l'ancienne », en quelque sorte. Je me suis souvenu de comment j'écrivais chaque soir, il y a plus de vingt ans, le cul sur un fauteuil installé sur un balcon, un cendar et des clopes à portée de main, parfois l'équivalent de cinq ou six feuillets.


Ca n'a rien donné, non. Impossible de trouver mes mots, de poser le doigt sur le moindre fil à dérouler. Je ne sais pas si j'ai ce qu'on appelle le « syndrome de la page blanche » (expression imagée que je remplacerai volontiers par le so british « writer's block », plus explicite) mais je sens comme un véritable blocage.


Ma pratique de l'écrit m'a pourtant démontré à plusieurs reprises que – chez moi du moins – les périodes d'écriture ne s'enchaînent pas l'une à l'autre selon un déroulé ponctuel et prévisible. Il faut compter sur le chaos et les chausse-trappes d'un esprit torturé, de désirs contradictoires, de la force du réel qui influe sur le développement de la pensée. On peut lister ses idées noires, les combattre par la plume en tâchant de les décrire, de les exalter ou au contraire de les réduire à l'état de simple matériau littéraire. Bukovski, Burroughs, Huysmans ne s'y prenaient pas autrement. Il importe toutefois d'avoir les idées claires, précises, suffisamment imbues d'elles-mêmes pour qu'elles prennent le pas sur le mal-être qui en constitue la moëlle osseuse. Autrement dit, il faut y croire suffisamment et il est difficile d'y croire lorsque l'on se sent inutile et diminué.


Après la mort de Fred, ou plutôt après la semaine qui a suivi son départ, période durant laquelle nous avons préparé la cérémonie funéraire – préparations dans lesquelles je me suis entièrement investi en rédigeant les textes et en élaborant le montage vidéo et le montage musique qui accompagnait le diaporama – j'avais l'impression de croiser son ombre dans le couloir du bas. Je m'amusais même parfois à me faire peur, lorsque je remontais du bureau, n'allumant les lumières qu'à la dernière seconde pour – espérais-je – surprendre le fantôme de Fred pour une dernière accolade. Il m'arrivait de l'entendre tousser dans mon sommeil, alors je me relevais et je descendais dans ses anciens appartements et j'attendais quelques secondes, et il ne se passait rien. Je me recouchais en maudissant à la fois mon esprit rationnel et mon imagination encombrante mais je me rendormais vite. Lorsque j'y repensais, le lendemain, je me disais que je devrais sans doute écrire quelques mots à ce propos. Puis j'abandonnais l'idée. A cause du quotidien, sans doute, ou par simple flemme.


Lorsque j'étends le linge, Fred n'est plus là à siroter sa tasse de chicorée à l'air frais. Quand je travaille au milieu de la nuit, je n'ai plus besoin de pisser dans l'évier du garage pour éviter de le réveiller en utilisant les toilettes qui jouxtent son ancienne chambre. Mais je le fais quand même. De moins en moins mais le réflexe semble durablement installé.


Nous avons entamé des travaux de rénovation à l'étage qu'il occupait. Nettoyage et menues réparations, enduit, peinture et déplacement de mobilier. Vente d'électroménager sur le bon coin, ce genre de trucs. Avant tout ça, j'avais passé près d'un mois à trier ses livres, ses affaires, à ranger, déplacer, mettre en cartons. Fred n'était plus là mais je sentais sa présence constante et doucereuse. J'avais l'impression qu'il se tenait dans mon angle mort, le regard chargé de tristesse et d'une sorte de ressentiment alambiqué, peut-être parce que j'étais toujours vivant. Je me suis dit que je me sentais coupable d'être en vie, comme je m'étais senti coupable à la mort de mon ami Damien, il y a dix-huit ans.


Je sais pourtant qu'il y a autre chose. En repassant tout ce que Fred avait eu envie d'accomplir durant sa trop courte existence, j'ai pu me rendre compte à quel point l'homme fourmillait d'idées de projets, d'intentions avortées, autant de rêves caressés du bout des doigts dont il n'avait su que faire. Il aurait souhaité écrire. Tout, dans ses carnets, ses petites notes éparpillées sur des centaines de petites feuilles volantes, semblait proclamer son désir d'écrire. Des idées d'histoires, d'essais historiques, des projets autobiographiques destinés avant tout à sa fille, des lettres inachevées... Si je meurs ce soir, hormis les Confessions, les chroniques très inégales du Cri de la Chtouille et un recueil de nouvelles disparates, on trouvera dans mes écrits les mêmes velléités, des idées d'histoires, de romans, des brouillons de néant, des miettes de rien. Un aperçu de ce qui aurait pu advenir mais qui n'advint jamais.


Je ne veux pas donner l'impression de me chercher des excuses mais cette prise de conscience m'a anéanti. J'ai compris en effet que je n'avançais pas. Mon œuvre littéraire n'avançait pas ou ne menait nulle part. Ce que j'écrivais ne servait à rien. Les idées qui me traversaient étaient vouées à s'éteindre, étouffées par cette froide réalité qui m'assenait cette sentence implacable : tu n'as pas ce qu'il faut pour écrire un véritable roman.


J'ai passé plus d'un mois loin de mes activités artistiques. Pas d'écriture, pas de musique, c'est à peine si j'ai touché ma guitare. Quelque chose a du remuer ensuite au fond de moi parce que j'ai enregistré un morceau de A à Z. Une ballade country folk que je traînais depuis 2015 ou 2016, je sais plus trop. J'ai passé deux mois sur ce morceau et d'autres, jusqu'à obtenir des versions finales (mais pas forcément définitives) suffisamment abouties pour que je puisse considérer que j'ai atteint une étape et que je peux donc consacrer mon temps à des pensées plus littéraires.


Bien entendu, j'ai pris des notes, entamé un brouillon du prochain manuscrit, relu cent fois des débuts de textes que je peine à continuer et que j'aimerais pourtant clôturer, d'une façon ou d'une autre. Tout comme j'aimerais clôturer le recueil de nouvelles, anciennement « Matamores et vilebrequins », quitte à le publier sous la forme de trois volumes distincts et, pour certains, augmentés de textes non utilisés dans les Confessions. Je crois que l'idéal serait de peaufiner la forme de ses recueils pour qu'ils soient prêts à la publication le jour où ce sera possible – si ce jour vient. Mais le gros de mon travail doit – je crois – consister à rédiger un roman digne de ce nom.


Comme d'habitude, j'ai des tas d'idées de départ mais je répugne à les suivre toutes par manque de vision. A l'exception de l'histoire d'Antonio Guevara Valdès, un personnage similaire au blaireau sur bien des points mais plus clairement romanesque. J'ai des vignettes, des situations, quelques personnages secondaires dont j'apprécie le potentiel, mais pas d'intrigue à proprement parler. Je dois évidemment y réfléchir.


Sinon, eh bien, il pleut et ce ciel gris n'arrange rien.

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