26 – 22 mai 2022 – État des lieux, suite
J'ai essayé, hier soir, de rédiger les premières pages de quelque chose qui pourrait déboucher sur un roman. J'y reprends le personnage d'Antonio Guevara Valdès, étudiant il y a vingt ans dans une centaine de pages mal construites rédigées alors que j'habitais encore Paris et qu'Esteban, mon aîné, n'était encore qu'une promesse dans le ventre de sa mère. Ces écrits comportaient beaucoup d'éléments autobiographiques et s'éparpillaient dans une série de vignettes mal rattachées les unes aux autres. Certaines de ces vignettes, ou micro-histoires, auraient pu devenir des nouvelles mais je ne l'ai pas compris alors. La mort de Damien, puis celle de mon père trois mois après, vint mettre un terme à ces velléités et j'abandonnai le manuscrit sans un regard en arrière.
J'y suis pourtant retourné un nombre incalculable de fois. J'y devinai de la matière – une matière fantastique et malléable, le terreau d'une œuvre correcte et achevée. A chaque fois, pourtant, que je tentais de m'y replonger, j'échouais à développer une trame convaincante, une intrigue suffisamment puissante pour me donner envie de m'y accrocher pendant plusieurs mois – le temps de rédiger le machin, en gros.
J'aimerais aujourd'hui éviter de retomber dans les mêmes travers et l'exercice d'hier m'a aidé à comprendre deux ou trois trucs sur mon état intérieur.
D'abord, il faut me rendre à l'évidence, je n'arrive plus à écrire comme je le faisais auparavant, c'est-à-dire en posant ma plume en un point donné et la laisser libre d'aller où bon lui semble. Une méthode éprouvée en ce qui concerne les textes du type de celui que je suis en train d'écrire et que quelqu'un, quelque part, est peut-être en train de lire. Mais si on parle de fiction, c'est fini, mon imagination n'est plus la même qu'il y a quinze ou vingt ans. Les péripéties ne s'enchaînent plus dans ma tête avec la même évidence, le même rythme. Mes images se traînent, bancales, et je ne sais jamais ce que je vais bien pouvoir écrire après la phrase que je peine à pondre. Aucune continuité huilé, aucun fil conducteur, rien de tangible, rien de droit, juste des mots qui s'appellent les uns les autres mais avec la TSF plutôt que via le téléphone dernier cri.
Deuxièmement, lorsque je tiens une idée, pour infime qu'elle soit, je ne parviens absolument pas à la maintenir à flot. En temps normal, lorsque vous avez une idée – je veux dire une idée assez séduisante pour que la question se pose de la titiller pour voir ce qui en ressort – vous commencez par tourner autour, puis sans effort apparent, vous tirez sur un fil ou deux et l'idée se transforme. Il vous vient des flashes très précis de ce qui pouraît découler de cette idée. Par exemple, si vous vous êtes dit à un moment : « Et si une armée de vampires attaquait Paris », il y a de fortes chances pour que vous imaginiez une scène d'attaque nocturne sur la tour Eiffel ou dans une rame du métro parisien. Ce sont des clichés et les clichés surgissent généralement les premiers. Faut-il les conserver, les affiner, les jeter le plus loin possible ? En ce qui me concerne, c'est du pareil au même, les clichés eux-mêmes répugnent à venir.
En ce moment, lorsqu'une idée daigne me visiter, je la prends à bras-le-corps et la retourne dans tous les sens jusqu'à l'essorer. J'envisage un ton, des situations générales et je ne tarde pas à comprendre que cette idée me pousse vers une intrigue que je ne me vois pas porter sur plus de quelques pages. Non parce qu'elle ne mériterait pas davantage mais bien parce que je n'arrive pas à y croire suffisamment pour avoir envie de la porter plus longtemps. L' « à quoi bon » précède la création et je ne pensais pas un jour avoir à combattre un frein aussi résistant.
Je constate également à quel point l'absence de pratique quotidienne diminue mes capacités de rédaction. Je cherche mes mots pendant de trop longues minutes là où j'aimerais taper trois pages de l'heure – ce dont je fus capable à une certaine époque . Je répète des termes, certains verbes, certains noms, des expressions figées. Je me repose trop sur les fameux « faire, être et avoir ». J'abuse de certaines figures de style et les phrases complexes m'épuisent et m'effraient.
Un vieil ami me disait il y a peu que je n'étais pas obligé d'écrire, que je pouvais laisser tomber. Ca n'est pas grave. Il ajoutait que l'idée d'être publié, c'était « mon graal », en quelque sorte. Il en souriait au téléphone (on entend les sourires au téléphone, un phénomène qui ne devrait pas nous surprendre mais qui surprend toujours, n'est-ce pas?) et j'essayais de ne pas imaginer autre chose qu'un simple discours résigné qui voudrait que l'on valorise ce que l'on a et que l'on oublie les châteaux en Espagne. Parce que rêver blesse d'autant plus que l'on vieillit et que les rêves répugnent à se concrétiser.
Impossible, pour moi, d'envisager un tel cas de figure. Je repense à cette fameuse citation de Marc-Aurèle que l'on me ressort à tout bout de champ lorsqu'il s'agit d'accepter un coup du sort :
« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. »
Peu m'importe la mécanique des mots. Pour bien troussée qu'elle soit, cette phrase ne remplacera jamais celle du Che : « Soyez réalistes : demandez l'impossible. » Parce qu'il faut changer les choses et se changer soi-même tous les jours et sans arrêt. Bob Dylan, dans une interview, abondait dans ce sens : « Lorsque tu te couches le soir, tu n'es plus la même personne qui s'est levée le matin. »
Contrairement à Marc-Aurèle – dont je veux ici souligner qu'il était empereur romain, donc probablement plus conservateur que le Che, hein – je refuse de jeter l'éponge. Je m'obstinerai et je préfère le regret et la frustration à la satisfaction béate d'être devenu ce que je suis, c'est-à-dire quelqu'un de respectable qui prend soin de sa famille et de ses amis, qui joue assez d'harmonica pour en vivre à peu près bien et qui s'assoit sans complexe sur une part non négligeable de sa personnalité. Je suis trop vieux pour être Bob Dylan, Stephen King ou Jorge Luis Borges mais certainement pas pour mériter mon nom.
Je me sens sec à l'intérieur. Complètement sec. Rien ne pousse, rien ne vivote plus que quelques heures. J'ai affronté la mort de Fred comme j'ai pu. Avec un certain courage, veux-je croire, mais j'ai relégué mon moi profond dans un placard dont j'ai paumé la clef. Je me suis caché derrière mon boulot pour les Barbiches. Beaucoup trop d'administration, de tableaux, de coups de fil et de mails. Beaucoup trop de fichiers, de paperasse, d'imprimés à faire signer. Je suis devenu le secrétaire qui rédige pour d'autres – mais qui rédige des textes-types et des réponses ravies. Comment ré-orienter son cerveau dans la bonne direction ?
Il faut écrire chaque jour qui passe. Un point c'est tout.
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