29 – 16 décembre 2022 – Un sanglier dans la ville.
Trop peu de temps devant moi pour envisager un long texte mais si je ne dépasse pas la demi-heure, je parviendrai probablement à vous raconter une étrange rencontre survenue la semaine dernière au volant de ma Dacia Logan MCV break, bleue moche et cabossée de partout. Je dois réviser mes parties de basse pour le concert d'élèves de ce soir. Je joue deux morceaux – c'est peu. Pour moi, toutefois, c'est déjà la face sud du Golgotha. Au concert d'hier soir, je tenais le même poste, sauf qu'il s'agissait d'une basse vocale. « Toum, Tou-doum », vous voyez le topo. Etrange de sentir à nouveau le trac me triturer le bas du ventre, comme à la grande époque de Millenco ou Warf, ou mes premiers concerts barbiches.
Quoi qu'il en soit, il y avait du niveau, hier soir, mais il y avait davantage : il y avait des fautes, des erreurs, des « pains », des ratés, des couacs et des fla. Une bande d'élèves qui montre à ses co-disciples où il se situe dans son apprentissage, le tout dans une ambiance pleine de chaleur et de compréhension.
Mais passons vite à cette rencontre inattendue.
Si je me souviens bien, c'était mercredi 7 décembre. Je revenais du spectacle de cirque de Nausicaa (ça aussi, bigre, ça mérite un paragraphe mais comme je n'ai pas le temps, je ne dirai que ces mots : je suis très fier d'elle), Milo dans le siège arrière. Il devait être 16h30, à dix minutes près. Je prends l'avenue du Père Soulas après avoir passé le rond point du Domaine d'O, je tourne à droite après la boulangerie à l'enseigne orange et à la baguette coriace, m'engage dans la petite rue qui fait office de raccourci pour rejoindre la voie Domitienne – celle qui s'achève en longeant un garage Speedy sur sa gauche. Juste quand j'entame les cent derniers mètres – ou à peu près – j'aperçois un chien de grande taille.
Bon, la radio pérore je ne sais quoi, Milo raconte des trucs en profond bavard qu'il est et ne cessera vraisemblablement jamais d'être, et j'éprouve une furieuse envie de soulager ma vessie. En un mot comme en deux cent douze, je roule le plus prudemment possible parce qu'il ne m'a pas échappé que ma concentration laisse à désirer.
Le chien – la bestiole – traverse la rue au loin. Je lui trouve un drôle d'air : le museau bizarrement allongé, le menton fuyant, on dirait un suprémaciste américain dessiné par Steve Dillon dans « Preacher ».
A peine cinq mètres plus loin, lorsque le machin s'offre un nouvel aller-retour sur la chaussée, je me dis « putain de bordel de bigre, c'est quand même pas un sanglier ? »
J'interpelle aussitôt le minot qui, à l'arrière, semble s'être embarqué dans une série d'explications oiseuses sur les mille et une façons de repousser une attaque de zombies mutants :
« Milo, tais-toi une seconde et regarde là, à droite.
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu vois ce chien. Ben c'est pas un chien.
- Ben non, papa, c'est un... aaaah, comment on dit ? Obélix adore en manger.
- Un sanglier. Tu te rends compte ? »
Je vous la fais courte : il ne se rend absolument pas compte. Un sanglier qui traverse la route, dans son imaginaire d'enfant de sept ans particulièrement porté sur la magie, la science-fiction et le merveilleux, ça n'a rien d'exceptionnel. Un sanglier, ça traverse les routes, c'est bien pour ça qu'il nous arrive, à nous autres humains, de saccager nos bagnoles en leur rentrant dedans.
Je ralentis. Je roule quasiment au pas. Nous doublons tranquillement la bête. J'en ai vu (et éclaté) de plus gros, mais ça reste un beau « chien ».
Milo choisit ce moment pour redescendre sur terre.
« Mais papa, qu'est-ce qu'il fait ? Il se promène ?
- Tu avoueras tout de même que, pour une bête sauvage, se promener en ville, c'est pas ce qu'il y a de plus serein. Il doit être terrifié. »
Le petit en convient, du haut de son arrogance d'enfant qui sait tout mais ne peut pas s'empêcher de demander des précisions.
« Pourquoi il est terrifié, papa ? »
Ca dure une seconde trois-quarts, mais je vois dans ce sanglier l'invité par erreur qui débarque à une soirée guindée sans avoir pris le temps de se changer ; le prof de lettres à qui on inflige de remplacer le prof de maths ; l'instit qui doit se charger de la direction de son école parce que, manque de budget oblige, il n'y a plus qu'une directrice pour deux écoles, la maternelle et l'élémentaire ; l'étudiant qui, poussé par la faim, se rend pour la première fois à la banque alimentaire, où il croit quémander alors que c'est normal de se nourrir ; la femme battue qui veut porter plainte et se retrouve en face de deux agents un poil trop virils, un chouïa trop balourds, le portrait craché de celui qu'elle aimait et qui s'est justement chargé de lui arranger le sien ; l'aide-soignant dont on exige le plus extrême dévouement contre des clopinettes et toute une série de mauvais rêves ancrés dans le souvenir ; l'enfant différent que la classe moquera parce que trop bègue, trop petit, trop binoclard, trop pas d'ici...
« Je sais pas, Milo. Je pense qu'il cherchait quelque chose, il a suivi un chemin et quelque chose d'autre la surpris, effrayé et poussé dans ses retranchements. De fil en aiguille, il s'est perdu »
En arrivant à la maison, j'ai appelé le 17.
« Bonjour, je m'appelle Miguel Lopez et ce n'est pas un canular. Je viens de croiser un...
- Un sanglier. Ouais, on sait. Merci d'avoir appelé, on s'en occupe. »
Clic.
La notion de merveilleux venait d'en prendre un sacré coup.
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