30 – 17 décembre 2022 – La septième balle et le ballon rond.

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Romain Gary, dans « la Promesse de l'aube », superbe roman d'apprentissage dont je recommande la lecture à n'importe quel représentant de notre espèce, raconte qu'il fut passionné de jonglage dès son plus jeune âge. Il s'adonna à l'exercice avec passion, méticulosité et une certaine dose d'acharnement, parvenant, non sans effort, à rattraper ses six balles sans tomber dans une attitude particulièrement figée par la concentration. Il aurait voulu, raconte-t-il, manipuler huit balles, comme les grands, voire neuf, devenir le meilleurs jongleur du monde. Mais il ne passa jamais l'étape de la septième balle. Il en vint à la conclusion que la dernière balle n'existe pas. Le talent de l'artiste consiste à croire qu'il la maîtrise autant que les autres, qu'il est passé maître en la matière, mais au fond de lui, s'il est honnête avec lui-même, il s'en sait incapable et s'en attriste.

Mes héros musicaux ou littéraires (Zappa, Dylan, Borges, Stephen King, Coltrane, Miles Davis) savaient, eux aussi – Stephen King le sait encore vu qu'il est toujours parmi nous. Il n'y a pas de dernière balle. Nous peaufinons notre savoir, engrangeons les connaissances techniques, corrigeons nos tics, nos scories, mais tôt ou tard viendra ce mur infranchissable qui nous rappellera à notre condition de sympathique vermisseau voué à disparaître.

J'ai vu la tristesse dans les yeux de Christian Vander, batteur d'exception, dans les coulisses d'un festival à Gignac, il y a des années de cela. J'ai croisé maintes fois les yeux de certains de mes profs d'instru au JAM (des virtuoses, n'ayons pas peur des mots), et je vois que l'un se rassure en m'écoutant apprendre tandis que l'autre s'impatiente de m'entendre échouer. J'ai dit au premier qu'il avait passé l'audition et au second que je pouvais ralentir s'il n'arrivait pas à suivre. Tous deux se sont esclaffés. Seul l'humour peut nous sauver de l'inaccessible.

Je ne sais pas exactement où j'en suis dans le décompte. Ai-je ou non atteint l'avant-dernière balle ? Celle qui m'encourage et m'incite mais dont l'émulation s'avère insuffisante pour passer le dernier palier ? J'aime à croire que non. Je joue mieux, c'est un fait. Je suis plus carré, le temps ne m'échappe plus de la même façon qu'il y a trois mois. Mais j'ai trente ans de retard.

Le concert des élèves d'hier soir ne m'a pas vraiment rassuré. Nous avons joué sans balances et plusieurs d'entre nous – dont votre humble et joyeux narrateur – ne s'entendaient pas. Sur « The Masquerade » de Benson, je suivais scrupuleusement la partition, ce qui ne m'a pas évité quelques sorties de route, des fausses notes ici ou là. Je m'en suis voulu et m'en veux toujours. Léo, le batteur m'a dit, sur un ton particulièrement emphatique dans lequel j'ai cru déceler de l'étonnement : « Putain, t'es dur avec toi-même. Il y a trois mois, tu ne jouais pas et là tu peux faire des walking et tenir un rythme. T'es vraiment dur, là. »

J'y ai réfléchi toute la nuit malgré un xanax et deux somnifères.

Je repense à la chanson de Zappa, « Po-Jama People », sorte de blues jazz-funk, porté par des paroles sibyllines sur les musiciens qui refusent de sortir de leur zone de confort pour tisser d'impossibles passerelles entre des objets qui, a priori, ne peuvent pas s'appareiller.

Je vais partir du point de vue que je n'ai pas encore atteint ma dernière balle et que ça fait des années que je me suis débarrassé de mes pyjamas.

Et le ballon rond dans tout ça ?

Rien à voir, c'est purement gratuit. Je prendrai le temps, ces prochains jours, de rédiger un « Cri de la Chtouille » en hommage à mes anciens camarades de Rictus, et je centrerai mes propos sur la coupe du monde au Qatar.

Disons-le tout de suite, je n'ai envie de juger personne. Je n'ai pas envie de traiter les téléspectateurs de beaufs comme cela a été fait ici ou là sur facebook et autres réseaux sociaux, mais j'avoue que je ne comprends pas comment on peut à ce point séparer la notion de jeu de tout ce qui peut amener ce jeu devant les caméras, dans un pays connu pour son irrespect patent des droits de l'homme et de la personne humaine. D'un point de vue purement écologique, la coupe du monde au Qatar représente à mes yeux le pinacle du je m'en foutisme de ceux qui nous dirigent, que ce soit d'un point de vue politique, économique, social, financier, national, international. La coupe du monde est un gigantesque doigt levé – un doigt au bilan carbone catastrophique, bien évidemment – que les puissants de ce monde adressent au petit peuple d'aujourd'hui et de demain.

Je ne boycotte pas le foot. Je ne boycotte pas la coupe du monde. Ca ne m'intéresse pas et ce n'est donc pas du boycott. Non, si je devais m'engager dans une véritable action politique en la matière, elle impliquerait la présence d'explosifs, de combustibles et d'un briquet. Savoir que cette coupe du monde existe m'est insupportable et cela n'a, hélas, rien à voir avec le plaisir sincère que peuvent éprouver les fans de foot devant n'importe lequel de ces matchs. Un adolescent est mort à Montpellier il y a deux jours, fauché par une voiture. Des milliers d'ouvriers sont morts pour construire des infrastructures qui ne servent à rien.

Pour certaines choses, il n'y a pas besoin de 49-3. Il suffit de laisser les bleus jouer, n'est-ce pas ?

A bon entendeur, salut.

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