40 – 30 décembre 2022 – Le non-clip.

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40 – 30 décembre 2022 – Le non-clip.

Ceci est la quarantième entrée du « Journal d'un monde qui s'achève en traînant la patte ». J'entame également la cent-onzième page du document word dont il est issu et vous connaissez mon goût pour les suites de 1 : des lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais, malgré la simili toiture en haut de chaque mât, dont l'aspect semble démentir ma première assertion sans toutefois aller au bout de sa démarche. N'y voyez aucun commentaire métaphorique sur le maintien plus ou moins durable d'amitiés plus ou moins factices.

Ce qui m'émeut là-dedans, c'est que je continue, bon an à mal an, à alimenter ce faux journal intime – en effet, je me retiens et je sais très bien qu'il y a des gens qui lisent sans jamais laisser trace de leur passage, ouh les vilains. Je ne voudrais en aucun cas les froisser davantage, ou du moins sans raison autre que leur refus patent de cliquer sur un petit pouce bleu pour me signifier leur intérêt passager, voire intérimaire. Comprenez toutefois que je me sente parfois un peu seul derrière mon clavier. Comprenez également, je vous prie, que le fait de vous savoir de l'autre côté, à scruter mes mots sans réagir (peut-être parce que vous pensez, à tort, qu'un pouce bleu vous engage plus qu'il n'y paraît) m'incite à choisir mes mots avec des critères qui n'entretiennent qu'un lointain rapport avec le texte que je suis en train de rédiger. En d'autres termes, si vos mirettes viennent parfois caresser mes lignes bancales, pourquoi ne pas me le faire savoir ?

J'ai beaucoup réfléchi au commentaire de Tomrof au pied de ma version de Willie the Pimp – commentaire pour lequel je te remercie encore avec force et chaleur, Tom, dans la mesure où il déborde d'encouragements. C'est cette idée de « non-clip » qui s'est mise à tourner dans ma tête.

Depuis les scopitones des années soixante et les premiers films musicaux inventés par les Beatles (de véritables bijoux visuels, mal foutus, pas maîtrisés pour un clou, avec une synchronisation parfois aléatoire, des décors minimalistes dont l'exotisme factice façon sixties masque à peine l'inanité), l'industrie musicale a multiplié les moyens de nous vendre de l'abstrait en passant par l'image. La première étape fut évidemment la pochette des disques, censée montrer d'abord la gueule de l'artiste (sauf s'il était noir aux Etats-Unis dans les années cinquante à début soixante, on a tendance à l'oublier), puis apporter un éclairage différent sur le contenu du disque en question. C'est sûr que la pochette colorée de « Disraeli Gears » (Cream, 1967) ne conviendrait probablement pas à un album de Joy Division. Mais tout est question de point de vue et il se trouve que ce n'est pas exactement le mien.

(Et oui, je connais le vieil adage sur le point commun entre une opinion et un anus, tout le monde en a un, gnagnagna, mais comme la plupart des maximes, proverbes et autres aphorismes des lecteurs du Figaro, celui-ci n'existe que pour clouer le bec de celui qu'on n'a pas envie d'écouter, ni d'entendre, ni même parfois d'entendre respirer. J'en viens donc à mon vieil adage personnel à moi tout seul, que je viens d'inventer : « Ce n'est pas parce que j'ouvre ma gueule que j'ai raison, mais je ne le saurai jamais tant que je n'aurai rien exprimé, rien discuté, rien débattu. Et en plus, hein, avoir raison ou avoir tort, c'est quand même un peu limité comme options. »)

Putain de diantre en chocolat pantoufle, j'adore les parenthèses !

Allons-y donc, chargeons la mule et explicitons notre propos – qui rejoindra celui exprimé par Tomrof dans son commentaire.

J'ai beau écouter de la musique depuis des décennies (oui, je suis vieux), j'éprouve toujours le plus grand mal à la définir. Non mais excusez-moi, ça n'a aucun sens : la musique se crée sous nos yeux et s'installe directement dans le creux de notre oreille, où, parfois, elle s'enracine via mémoire, nostalgie, souvenirs, réflexes mémoriels, reconstruction auditive et divers processus dont le nom m'échappe parce que je ne suis pas acousticien. Lorsqu'elle atteint notre centre du plaisir à l'intérieur de notre cerveau, elle a déjà cessé d'exister depuis une fraction de seconde et se poursuit peut-être, note après note, jusqu'à ce que le musicien range son instrument dans son étui et courre aux toilettes (après une heure et demi de concert, on est nombreux à avoir envie de se vider la vessie, mes excuses à la mythologie, tout ça). Pour aller vite, la musique n'a aucune existence réelle, concrète, matérielle. L'on m'objectera que les sourds la perçoivent à travers des ondes, ce qui prouve que la musique résulte d'un phénomène physique. Et toc, ajoutera-t-on peut-être, sur un ton revanchard.

Je ne discute pas le phénomène physique qui se produit en amont. Il a bien fallu qu'une corde soit pincée, qu'une voix résonne, qu'une mailloche claque sur une peau tendue. Ce qui vient juste après – la musique, donc – n'est que résonance, écho, conséquence fantôme d'un truc qui fut et ne sera plus. C'est peut-être ce qui rend la musique si attractive d'un strict point de vue philosophique : elle souligne le lien indéfectible et pourtant vaporeux qu'il existe entre notre passé qui n'est plus et notre avenir qui ne sera peut-être jamais. La musique met en scène le présent. Elle n'est ni magie ni rien. Un simple agencement de sons que l'oreille humaine traduira selon la sensibilité de chacun – ce qui explique les goûts, les couleurs et le fait que nous vivions dans un monde où Justin Bieber est plus célèbre que John Coltrane – d'après tout un contexte socio-culturel qui ne cesse de se transformer en accord avec d'autres lois qui n'ont, malheureusement, rien à voir avec le fait musical.

Frank Zappa aimait à dire que « la musique est une sculpture dans l'air ». C'est joli mais toute sculpture se crée « dans l'air ». A moins que Neil Armstrong ou Thomas Pesquet se soit amusé à modeler de la glaise en tenue spatiale quelque part hors de notre atmosphère, ou que Jacques Mayol se soit essayé à tailler la roche en apnée, toute activité humaine se déroule dans l'air, à l'exception de la nage synchronisée, j'imagine, et de diverses autres disciplines impliquant le port d'un maillot de bain, d'un bonnet ridicule et, va savoir, un masque et un tuba.

(J'ouvre une parenthèse parce que c'est mon droit et que je sens venir toute la mauvaise foi du monde : je sais qu'on peut faire des tas de choses sous l'eau mais on va tâcher de rester concentré sur la musique, d'accord ? Je discute une citation de Zappa que je trouve poétique mais insuffisante, point.)

En revanche, j'aime cette idée de « sculpture ». Elle traduit une activité manuelle, engageant une certaine force, relative, un savoir technique, là aussi mal défini (il suffit d'écouter certains disques pour se rendre compte que l'expression musicale dans sa globalité se soucie peu de réquisitoires techniques et de compétences appuyées). Mais là encore, on parle de ce qui produit la musique, ce qui l'accouche au monde.

Lorsque le film est tourné, on peut le voir. Lorsque le livre est écrit, on peut le lire et le relire. La musique a besoin d'un support spécifique pour continuer d'exister et la forme qu'elle prend sur le CD ou le vinyle sera figée, certes enthousiasmante pour qui apprécie de visiter sans cesse le même musée, mais il lui manquera le premier sursaut créatif, celui qui l' a engendrée la première fois que telle corde fut pincée, telle peau martelée, tel souffle expiré.

Ne croyez pas que je sois en train d'orienter mon propos vers une apologie sans faille de la musique « live ». Je n'aime pas forcément les concerts autant que nombre de mélomanes, qu'ils soient ou non musiciens. En effet, le concert me masque la musique presque autant qu'il la révèle parce qu'il présuppose également une diversion : les mimiques du guitariste, la goutte de sueur à la tempe du pianiste, les singeries du chanteur, diverses affectations, interactions, chorégraphies qui, si elles nourrissent généralement la notion de spectacle ne font que me détourner de l'intérêt principal de ma présence en ces lieux : la musique.

Attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. J'aime assister à un concert et certains artistes me fascinent également parce qu'ils maîtrisent l'art de captiver un auditoire tout autant qu'ils savent produire une musique qui me touche. Je dis juste qu'une musique me touchera réellement, profondément, durablement, si je suis capable de l'écouter les yeux fermés sans que mon esprit dérive, sans que je perçoive le tic-tac implacable de mon décompte personnel, et sans que j'éprouve le besoin de m'amuser de la moue du bassiste et de la baguette glissante du batteur.

« Mais enfin, Miguel, dans quel monde vis-tu ? Tu es obsolète, mon garçon, tu n'as aucun sens des réalités ! »

Ma foi, je pense que si, justement. La réalité, c'est qu'il va bientôt falloir ré-apprendre à jouer sans électricité ; que nous devrons nous passer d'internet parce que le virtuel pollue bien davantage que ce que nous croyions au départ ; que tourner au volant de n'importe quel véhicule devient de plus en plus coûteux et de moins en moins éthique ; que si la musique n'a pas de frontières, ceux qui la jouent sont tout de même soumis à la contingence et au principe de déplacement dans l'espace ; que, quels que soient nos goûts et penchants naturels pour tel ou tel genre, artiste, courant musical, se passer de la dictature de l'image et du paraître ressemble quand même beaucoup à un premier pas dans la bonne direction.

Pour ceux qui n'auraient pas lu « La Société du spectacle », de Guy Debord, je vous invite au moins à lire un résumé de l'oeuvre. Nous vivons au stade ultime du capitalisme. Chaque aspect de notre vie est susceptible de se muer en expression artistique, et l'art s'expose, s'échange et se vend. Ce que nous faisons tous, avec plus ou moins d'à-propos, de conviction, de créativité, sur les réseaux sociaux illustre parfaitement l'idée de Guy Debord, à ceci près que nous sommes devenus partie intégrante de la machine à transformer les âmes en pochettes vides et les vies en marchandises. Lorsque j'écris ces textes, je ne me berce plus d'illusions sur mon devenir d'écrivain. Mais je les poste pour qu'ils soient lus. J'y parle de moi (et d'autres choses, bien sûr mais quand même beaucoup de moi) pour des tas de raisons personnelles mais surtout parce que je manque de temps pour rédiger de la fiction, que je dois m'efforcer d'écrire de façon thérapeutique, que me gratter le nombril en public (avec plus de pudeur que le lecteur l'imagine, je vous l'assure) participe de mon équilibre psychique et m'autorise un quotidien tourné vers les autres, et notamment ma famille.

Et tout ça sous l'oeil virtuel de dizaines de personnes qui peuvent lire, juger, s'esclaffer ou non, pleurer ou non, s'en battre royalement les gonades ou se sentir au contraire particulièrement concernées. En définitive, comme n'importe qui, je participe passivement à la société du spectacle et ça me rend malade.

« Oui mais tu crées du lien, tu partages, parfois tu crées du rêve, comme quand tu publiais les photos rigolotes sur le site des Barbiches, ou quand tu faisais des vidéos débiles pendant le confinement. »

Oui, peut-être, peut-être pas. Je ne dis pas que ce que nous faisons tous ici bas est chargé de négativité et qu'on est tous passé du côté obscur de l'ultralibéralisme. Je cherche juste des voies pour combiner mon besoin d'expression – qui, quoi qu'on en dise, ne se passera jamais complètement de lecteurs/spectateurs – et mon refus patent de jouer le jeu selon les règles.

(Ah ben tiens, une nouvelle parenthèse, on s'y attendait pas...
Je me suis cité en exemple pour éviter d'enfoncer les autres. Nous jouons tous ce jeu-là. Et j'aime visionner des vidéos musicales, entendre des créations sonores que je n'avais jamais entendues auparavant, ouïr des reprises originales ou dont l'exécution me touche d'une façon ou d'une autre ; j'aime également lire les mots des autres, me laisser caresser par d'autres plumes.)

J'en viens donc à cette idée de non-clip. Publier une musique sur le net, quel que soit son statut (composition originale, reprise respectueuse, reprises ré-arrangée, extrait de jam-session, mix, musique collaborative), implique désormais de l'image. Ils sont rares ceux qui acceptent d'écouter un morceau sans connaître l'auteur au préalable. L'image leur glissera la musique dans l'oreille et pourtant, l'image n'est que support.

On n'en sort pas de ce paradoxe.

Le problème, c'est que nous nous sommes tous pris au jeu du produit visuel techniquement léché. Je ne dirais pas que c'est facile, mais un résultat convenable se situe à portée de quiconque accepte d'y dépenser quelques heures. J'éprouve, pour ma part, de plus en plus de difficultés à tolérer de telles pertes de temps. J'aime mieux écrire.

(Et j'ai du linge à plier, par ailleurs.)

(Sans parler de la bouffe. Bref.)

Le concept du « non-clip » (dont je parie qu'il a déjà été théorisé, ce serait rigolo de vérifier) m'incite à penser que je vais devoir me creuser la cervelle pour filmer des trucs qui n'impliqueront aucun montage mais resteront tout de même signifiants. Mais s'ils signifient vraiment quelque chose, ils prendront le pas sur la musique qu'ils sont censés soutenir, non ? Pour la peine, tiens, je vais monter des images pornographiques sur la prochaine vidéo. Là, j'aurai des vues.

Allez, il est temps de vaquer au monde réel. Je vous embrasse et vous souhaite une excellente digestion.

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