41 – 31 décembre 2022 – « Le monde est un endroit sordide où il fait bon vivre. »

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Cette année fut à bien des égards merveilleuse et sans fin. Il me semble que nous avons été confinés, à un moment ou un autre. Je ne sais plus. J'ai oublié. Nous avons en tout cas assisté les bras ballants et les lèvres closes à la casse ultime du service public et à la dispersion des miettes de cet Etat-Providence qui faisait de notre pays une des rares exceptions sur cette planète égoïste envers ses pauvres et généreuse envers ses connards – pardon, ses riches.

L'hôpital tourne en roue libre, comme il peut, reposant sur les bonnes volontés de ceux qui acceptent encore de donner leur sueur pour faire tourner la machine. L'éducation nationale ressemble à une vaste blague où les profs sont recrutés sur CV comme n'importe quel employé de fast-food. Je tiens à rappeler que le prédécesseur de Pap Ndyae, Jean-Michel Blanquer, s'est vanté en fin de mandat de ne pas avoir dépensé tout le budget attribué à son ministère. Le haut est en bas, le blanc est noir, l'intelligence une image et le mérite une inscription sur un papelard.

Dieu merci – enfin, quand je dis Dieu, je veux dire Bob Dylan, ou Frank Zappa, ça dépend des jours, aujourd'hui c'est Bob Dylan, clin d'oeil à un ami – 2022 reste l'année de ma rupture sociale, l'année de mon départ de la boue pour un ailleurs forcément terrifiant mais un ailleurs tout de même. S'il me faut ramper, je ramperai, si je dois m'accrocher aux racines friables qui meublent les parois du puits pour m'extirper de la vase, je le ferai. Après tout, je suis monté sur le toit de Beaubourg il y a bientôt trente ans et j'ai embrassé la nuit étoilée. Elle ne m'a rien dit, rien transmis, j'ai juste savouré le moment et je suis descendu comme j'ai pu par une porte dérobée. Je me suis pourtant promis de poursuivre l'escapade et d'apprécier chaque instant.

2022 reste pour moi la meilleure année depuis 2021. Pour ceux qui n'ont pas suivi ce journal – ou l'ont tout simplement oublié – nous avons eu un décès dans la maison, en janvier l'année dernière. Un vieil ami de ma compagne. Il s'appelait Fred. Il avait 43 ans, une petite fille un an plus âgée que Milo, une culture immense, un bagou magnifique, des rêves par milliers et un foutu cancer de l'oesophage. 2021 aura été l'année du deuil familial. Milo, du haut de ses six ans, qui nous rappelait à tout bout de champ que « non, ça ne va pas, Fred est mort », Nausicaa qui se recroquevillait en refusant d'en parler, ma compagne murée dans sa peine, réfugiée dans son taf d'instit à qui on fait porter la marmaille du quart-monde, et moi, faisant le dos rond, portant un groupe de rock qui se regardait le nombril sans se poser de questions, gardant l'urne en permanence sur l'étagère derrière mon épaule. Je n'ai pas écrit grand chose entre la mort de Fred et avril 2022. Impossible. Bloqué. Mort à l'intérieur.

J'avais été le dernier à lui parler. J'avais été là quand l'ambulance est venu le chercher à sa dernière crise. J'ai fumé toute son herbe pour me venger de cette putain de faucheuse. Ca m'a remis dedans. Deux jours après, il nous envoie un texto. Une intervention est programmée. Il flippe, ça se sent dans le message, mais il fait de l'humour quand même et nous dit à bientôt. Quelques heures plus tard, l'hôpital appelle ma compagne. Elle change de couleur. Je trouve que ça lui va bien mais je suis comme ça. Quand du lourd survient, je botte en touche et deviens trivial. Il ne se réveillera pas. Milo est là, il a compris, on ne lui cache rien. On se contente d'enrober le tout dans un écrin de mots choisis. Mais Milo est loin d'être con, il a tout pigé et il nous demande de ne pas le laisser mourir.

Quelques heures plus tard. Fred est mort. J'étais en train de lui parler, de lui dire qu'il n'était pas seul, pour plus de détails, revenez en arrière dans ce journal et relisez le texte intitulé « 1793 ». Zabou est dehors. Elle fume une clope, appelle des gens, respire un coup. Je pense que Fred a attendu qu'elle sorte pour se laisser partir. J'y vois un dernier élan chevaleresque. Je me suis senti honoré qu'il accepte de s'en aller en ma compagnie. Ou peut-être que je l'ai saoulé et qu'il s'est dit, wolah, c'est plus possible !

L'année 2022 sera pour moi l'année du reboot fragile et mal assuré. Je me rapproche des miens, je me concentre sur ceux qui valent la peine, je trie mes archives personnelles et continue d'en vouloir à Macron. On ne se refait pas.

Enfin si, mais il y a des constantes.

Je pense beaucoup à mon fils aîné, qui, peut-être, lit ce texte sans rien dire. Il n'est pas un seul instant où je ne pense à toi. 2021 t'a pesé, tu repars d'un pied guilleret. Ma fierté n'a pas de limites même si j'aimerais te voir plus souvent.

Je pense beaucoup à Tom et Charlotte. En bien. Et je pèse mes mots. La vie vous appartient et vous avez vos cartes à jouer. J'aime à me penser votre ami et j'espère que vous ne m'en voudrez jamais d'être aussi noir et asocial dans mes jours les plus sombres.

Je pense beaucoup à Johan. J'espère sincèrement te revoir bientôt.

Je pense à celui qui a débarqué hier, un peu sur un coup de tête, pour m'offrir un livre et un peu (beaucoup) plus que ça. Merci beaucoup, mille fois merci et j'espère à bientôt itou.

Je pense, enfin, au texte que Marjorie a posté tout à l'heure et je me dis qu'elle aurait pu écrire ces mots qui trottent dans ma tête et traversent mes écrits depuis que je les ai posés il y a plus de dix ans dans les « Confessions d'un blaireau » : « Le monde est un endroit sordide où il fait bon vivre. » Rien ne remplacera cette putain de respiration ininterrompue et vivement que le jour se lève encore et encore et encore.

Je ne vous souhaite pas la bonne année parce que la terre est plate.

Je vous embrasse et à bientôt.

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