44 – 3 janvier 2022 – Vignettes en pointillés.

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Changer de position pour éviter d'écouter sa vessie, retarder le lever, s'accrocher au sommeil. Se remémorer l'insomnie de la veille pour mieux se traiter d'idiot. Agiter des pensées revêches et bousculer les rêves, oublier l'érection du matin et se sentir ridicule le temps de passer aux toilettes. Frôler les murs sans faire de l'ombre au chat qui me dévisage en miaulant ses formulaires de demandes de croquettes. Boire un nescafé sans âme pour éviter les aigreurs de la noblesse, manger, nourrir le chat en vidant le lave-vaisselle ou bien l'inverse, c'est peut-être le chat qui écrit ces fragments, je flotte dans une sorte d'éther de fatigue. Je marche dans la brume et dégivre chacun de mes organes à chaque minute déversée dans le grand puits du temps.

Ca semblait plus long au début mais le petit a mangé ses tartines. Il s'habille. Je le presse en gigotant dans un futal qui date de Mathusalem et qui date de ma période anorexique. Je le vire en notant mentalement qu'il serait bon de le bazarder, celui-là, peu de chances que je revienne à 60 kilos.

Ma compagne a déjà tracé pour l'école, ma fille aussi, le petit dernier a des rendez-vous qu'il m'incombe d'honorer. Trajet incertain dans une ville en travaux, détours et feux rouges transitoires. Pluie fine, bruine, brume en pochette plastique, chaleur sous les sapes et froid tropical en dehors. Le temps qu'il fait, c'est de la science-fiction sous forme de palimpseste.

Salle d'attente. Fatigué. Mal assis. Milo sur mes genoux et moi sur les rotules et tous deux sourds au monde autour. Je sens que ça rigole timidement autour. La dame assise tout près. Elle nous écoute – enfin, surtout Milo. Il a le don d'amuser son public, il suffit qu'il n'en sache rien.

Le gars qui nous reçoit me pose des tas de questions, je réponds comme je peux, avec les « ce me semble » et « je crois bien » qui s'enlisent dans mon doute permanent. Parfois, je me dis qu'il suffit de me demander mon nom pour déclencher la panique crasse de celui qui ne s'est jamais vraiment rencontré.

J'apprécie le bonhomme. Il me plaît. J'aime croiser les personnages des livres que je rêve d'écrire. Je crois qu'il me faut des vacances dans les catacombes du multivers – ou juste dans la tête de quelqu'un d'autre.

Retour chez nous. Linge. Cuisine. Linge et cuisine. Bouffe. Vaisselle. Départ pour l'école.

J'accompagne la classe de Milo à la médiathèque. On marche. Dix minutes, un quart d'heure. Les enfants me connaissent déjà, pour la plupart. L'un d'entre eux aimerait bien devenir mon ami, un autre voudrait juste que je lui tienne le crachoir, une autre me parle dans un anglais impeccable. Section internationale. La prof parle anglais. Chouette accent aussi. J'y vais de mes restes anglophones. La gamine née dans le Kentucky me relance. Le trajet est court et il bruine toujours autant.

Les enfants veulent tous emprunter des mangas. Certains me demandent de leur conseiller des livres « avec du sang ». Je leur explique qu'ils ont le droit de regarder n'importe quel manga susceptible de se ranger dans la section jeunesse mais qu'il n'entre pas dans mes attribution de les débaucher. D'ailleurs, je ne suis même pas catholique.

J'affranchis la maîtresse au sujet des mangas – et notamment des shonen. Littérature jeunesse ou pas, ça reste plus violent que les schtroumpfs et on est en droit de douter de l'intérêt pédagogique d'une telle littérature dans le strict contexte d'une classe de CE1. Les mangas sont exclus de l'emprunt.

Retour pédestre via la voie domitienne. Les enfants traînent la jambe et j'ai pourtant l'impression que le temps file encore plus vite qu'à l'aller. « Papa de Milo, tu veux pas m'acheter des jambes ? Papa de Milo, pourquoi il y a des trous sur la voie du tram ? Papa de Milo, c'est vrai que Milo il fait de la guitare ? Papa de Milo, mon papa il a pris un coup de jus en branchant sa guitare électrique. Papa de Milo, tu veux bien me donner la main ? »

Je récupère la vieille rougne qui me sert de bagnole dans une rue près de l'école, direction le Jam. Les gouttes forment des toiles d'araignées fantastiques sur mon pare-brise embué. J'arrive en avance. Les bouchons, ce sera pour le retour. Je me gare et j'attends, pratiquant le ear-training grâce à une appli téléchargée il y a peu mais tu le sais déjà. Je m'endors à moitié entre les quintes et les quartes, et ce bip atonal aux courbes difformes.

Le cours, j'y débarque l'esprit dans un sac de courses et le cerveau dans la mélasse. Le prof ne se rend absolument pas compte qu'il affronte un somnambule doué de cette conscience aléatoire qui impressionne les morts-vivants. Il me montre des lignes de basse chargées de contretemps. Je bute, j'esquive, me perds, me rattrape n'importe comment et m'effondre dans un immense désastre rythmique.

Les cours durent une demi-heure – c'est peu. Mais c'est cher. Ca veut dire que c'est bien. L'élite. Jazz. Il y a eux et il y a les autres. Moi, je suis en marge des autres. Qu'est-ce que je raconte ? J'ai gommé la marge et j'ai brûlé la feuille. Je me cherche un autre quadrillage pour écrire les routes qu'il me reste à vivre.

Je rentre chez moi, m'endors encore un peu plus dans les bouchons. Je ne tue personne et personne ne raye mon parechoc.

A la maison, goûter sucré, chocolat, biscuits, Nausicaa qui débarque et m'évoque son mal de ventre de tantôt « mais ça va, c'est passé ». Je me dis que si les mecs avaient leurs règles, ça ferait belle lurette qu'on aurait des traitements, des protocoles extra-scolaires et des mots d'excuse personnalisés.

Je bosse les lignes de basse avec la boîte à rythmes en toile de fond. Et je dévore les contretemps les uns après les autres.

Je t'embrasse et te souhaite une bonne soirée.

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