46 – 5 janvier 2022 – J'empile des tierces.

6 minutes de lecture


« Eh papa ! »

« Eh oh, papa ! »

« EH OH PAPAAAAA, PUTAIN OH ! »

Le vieux (c'est moi dans trente ans – parce que je suis un éternel optimiste – donc moi dans dans trente ans, les tympans défoncés depuis perpète par la quinte bémol et la musique concrète, Johnny Rotten et mes soixante-douze harmonicas, les cymbales d'untel et les soprano aléatoires de mes enfants pas finis) se tourne vers l'homme dans la fleur de l'âge (c'est Milo dans trente ans, la barbe déjà grisonnante et le foie probablement musqué par d'antiques libations, le verbe aussi fleuri que dans son enfance, mais avec quelques bornes éthiques pour éviter les fâcheries. Ou alors, c'est Esteban, de 15 ans plus âgé, ça lui ajoute juste quelques rides et des traits plus saillants, la tristesse en plus s'il évolue comme la plupart des pénibles qui se disent à ce moment-là qu'ils ont déjà bouffé plus de la moitié de leurs points de vie, mais je le vois toujours chevelu, musclé comme un porte-avions et fin comme une galette de sarrasin. Ou alors c'est Nausicaa, y a pas de raison, plus grande que sa mère au même âge, féministe et grande gueule parce qu'elle aura réussi à combattre sa timidité d'ici là, tu modifieras juste le genre des termes et pronoms employés, quoi qu'il en soit c'est une conversation entre moi liquide et mes enfants âgés, peu importe lequel, cette discussion n'aura pas lieu, j'ai beaucoup trop fumé pour tenir jusque là) et dit :

« Excuse-moi, gamin.e, je t'entendais pas. Tu sais bien que... »

Le vieux (moi, je) ne termine qu'une phrase sur deux. Usé, essoufflé, ancien, peut-être un poil feignasse, peut-être que père et fils.lle se connaissent sur le bout des ongles et appliquent à leur vocabulaire les principes de sobriété hérités de Jancovici via une récupération politique qui frôle la mauvaise foi tout en continuant d'embrasser les règles de base de toute société à deux (ou trois ou quatre ou trente-six) vitesses qui se respecte.

Le.la jeune homme.femme hausse les épaules et formule sa question :

« Dis donc, vieux con. Tu foutais quoi dans les années vingt ? »

Il ou elle évoque les années que nous sommes en train de traverser en fronçant les sourcils mais sans bouger le petit doigt.

Le vieux répond, nostalgique et pénible :

« Ah, les années 20... Nos années folles... »

Il est chiant, le vieux, à balancer ses points de suspension comme on agite un fanion pour signaler une sortie de terrain dans va savoir quel sport dont j'ai pas pigé les règles. C'est des pauses, me dira-t-on, il sait pas quoi dire, alors il louvoie, il traîne la patte, s'emmêle les griffes sur le tapis du salon et se berce de l'illusion que son sens de l'esquive le place hors de portée. Sauf qu'il le sait, le vieux con, lui, qu'il n'est qu'un personnage et qu'un démiurge lui écrit ses répliques.

« Focus, vieux con, concentre-toi. Tu foutais quoi, bordel ? »

A l'extérieur de leur abri en palettes molletonnées à la mousse compensée déjà noircie par l'humidité ambiante, les deux personnages présentent un profil filiforme que l'on aurait qualifié de tendance dans les vieux magazines où ils vont puiser les pages pour se torcher. En réalité, c'est une figure de style. Il ne reste plus de papier dans trente ans. Pas d'électricité, pas d'usine, pas de pétrole, que dalle. On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a. Rien avec rien. Et s'ils sont filiformes, c'est qu'ils sont devenus des clous rouillés : maigres, durs et froids.

Le vieux sourit timidement, embarrassé. Le vieux culpabilise, tu comprends ? Il se souvient de comment il se sentait à l'époque de ses quarante, cinquante piges : puissamment éveillé, profondément inutile, révolté dans le dedans de son crâne, docile dans la pratique.

Autour d'eux, les reliefs ont changé. La couleur du ciel aussi. On n'entend plus grand chose parce que les oiseaux ont fini de disparaître et les seuls engins à moteur glapissent timidement dans des zones trop lointaines et verrouillées pour que pékin moyen et junior espèrent un jour y accéder.

Tu combleras les vides de cette description sommaire et bardée de clichés incertains : lis les livres catastrophistes qui sortent depuis les années cinquante, les bandes-dessinées, mangas, comics ou fumetti, revois les films et séries, et amuse-toi. On n'en est plus à se chicaner sur le décor et les accessoires.

En tout cas, le vieux répond benoîtement :

« J'empilais les tierces. »

Et c'est là précisément ce que je veux m'échiner à accomplir jusqu'à la fin de la journée. Et si la journée dure une vie, je n'irai pas me plaindre au taulier. D'abord, il n' y a pas de taulier. Ceux qui croient encore en Dieu ou quelque chose d'équivalent vivent dans un conte de fée où le père Noël mange à la table du petit Chaperon rouge avant de la culbuter dans un champ de fraises où s'égayent les profs qui ne savent pas conduire un bus. Ceux qui croient encore en une représentation politique juste se trompent tout simplement d'époque, de planète ou de livre de chevet. Ceux qui croient connaître les coupables de tout disent qu'on ne peut plus rien dire et ne cessent de le répéter.

Alors oui, j'empile des tierces. Et ce-faisant, j'étudie les accords – j'essaie même d'en construire. Et je me rends compte qu'on peut encore diminuer une tierce mineure, et je repense à ces enfoirés de violeurs d'enfants et de bonnes sœurs qui portent la soutane parce que, comme disait Desproges, sous la robe de bure... et je ne finirai pas cette phrase, parce que je te l'ai déjà dit, le vieux con de cette anticipation mal torchée, c'est moi.

J'empile des tierces et je donne un minimum de sens à ce monde qui s'éparpille depuis qu'on a tâché, d'une façon ou d'une autre, de l'harmoniser sans écouter le chant des baleines. On aurait dû laisser les poètes aux commandes il y a des lustres : ils ont la moue rêveuse et l'esprit pratique.

J'en vois qui lève les yeux au plafond de leur maisons closes : des poètes qui aurait le sens pratique, non mais qu'est-ce qu'il faut pas entendre ? Je l'affirme pourtant. Ceux qui nous dirigent ne vivent plus en contact avec la réalité, l'humanité, les gens, le goût, la volonté de vie, le vent qui brûle et le soleil qui chauffe. Ils sont chiffre et case et glissière dans un placard à serrure chromée. Le poète, au moins, se glisse dans les contraintes d'une langue, d'un style, d'une métrique et de la musique du monde. Sans quoi, il ne touchera personne.

Et la blague du jour concerne l'interview d'Omar Sy dans le Parisien. Les Français découvrent qu'ils sont racistes en s'excitant contre un acteur dont la peau sombre semble le condamner à une pâle image d'étranger pour de vagues questions d'origine dont tout un chacun devrait royalement se foutre dans la mesure où nul ne décide de son lieu de naissance, son ascendance, sa culture de rattachement. Cette découverte fondamentale - et surprenante tant nous sommes naïfs – s'accompagne bien évidemment d'une surdité sélective à l'égard des propos de l'acteur sus-décrit, propos dont la justesse m'aura touché davantage que l'interview de Bruno Lemaire cueillie à l'improviste lors d'un trajet matinal en début d'hier. Bref. Jusqu'ici tout va mal mais ça pourrait être pire.

N'allez pas vous imaginer que je file un mauvais coton, que j'ai l'humeur détestable d'un déprimé de la couenne que voudrait juste croiser un train pour se jeter dessous. En réalité, il y a eu ce déclic que je ne m'explique qu'à moitié et j'ai les doigts qui parlent tout seuls sur ce clavier maltraité (en effet, quand je tape, je tape). Peut-être que c'est dû aux jours qui recommencent à s'allonger. Peut-être que je suis heureux d'une façon que je peine encore à saisir. Peut-être qu'on s'en fout un peu du moment qu'on peut continuer d'empiler nos tierces, chacun à sa façon et selon son bon vouloir.

Je vous embrasse et vous souhaite une bonne après-midi, un joyeux doliprane et plein d'huiles essentielles.

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