48 – 7 janvier 2023 – J'ai lu ça dans Midi Libre.
D'emblée je t'annonce que le titre est fallacieux. L'ironie s'y tapit sournoisement parce que ce que je m'apprête à te narrer, je l'ai lu dans Midi Libre après l'avoir vécu.
Saison d'été. Je lâcherai un jour davantage et de façon détaillée pour te raconter l'anxiété prégnante de ces derniers mois au sein d'un groupe déliquescent mais ce n'est pas le sujet du jour. Il me faut juste un semblant de contexte. Alors tâchons d'y aller doucement en marchant sur des œufs.
Saison d'été, donc. Un concert tous les deux jours en moyenne, horaires décalés, épuisement constant après trois ans de travail intense et sans véritable pause de la part de celui qui tenait les comptes, gérait les échanges de mails, la comm externe, jouant au community manager, au standardiste, au distributeur de disques en ligne ou par téléphone, au tourneur, au chargé de comm avec la presse/radio, au négociateur de tarifs, au gestionnaire de diverses ressources, au coordinateur d'infos de toutes sortes, sans parler du récupérateur des contrats, salaires et autres documents indispensables à la gestion d'un groupe de musique déclarant chacune de ses dates. Le tout dans une ambiance de méfiance larvée à l'intérieur d'un microcosme épuisé pour des tas de raisons personnelles et dans lequel je m'efforçais également de maintenir une certaine cohésion, un semblant de communication, et ma foi, je me suis épanché plus que prévu et tout ce que je viens d'écrire suffit déjà à enflammer certaines passions. Assez de contexte professionnel, donc, passons à la vie en famille.
Je me sens à l'étroit dans le groupe. Ma créativité ne s'exprime que dans les solo d'harmonica qui ne m'amusent plus autant que par le passé. Peu de temps pour m'exprimer autrement (par l'écrit ou des musiques plus personnelles et, de toute façon, la mort de Fred a posé une serrure sur certaines zones de mon cerveau – je réussi à faire sauter le verrou en avril, écris une trentaine de pages de fictions diverses à ce jour inédites parce qu'inachevés, puis entame la saison dont l'enchaînement des concerts couplé au reste, détaillé ci-dessus, m'enfonce pour plusieurs mois la tête sous l'eau) alors je prends des photos de mes collègues, récupère celles que je peux récupérer auprès d'amis ou de membres du public (peut-être certains d'entre vous s'en souviennent-ils) et travaille ces images, ajoute des légendes, de plus en plus de texte. Je combine ci-faisant ma dévotion au groupe qui me fait vivre et un besoin profond de création, d'expression. C'est une nécessité. Je ne finirai pas la saison sans ça, je le sais intimement. J'arrive à mettre à distance des sentiments de dégoût, des rancoeurs immenses, parviens à magnifier des sentiments sincères mais qui s'expriment au passé sans que j'arrive à le verbaliser franchement dans mon for intérieur. Je défie pourtant quiconque d'extérieur au groupe de relever un seul mot déplacé à l'égard de mes collègues dans ces travaux photographiques slash littéraires. J'essaie au contraire de sublimer leur image publique, en tant qu'individus faisant partie d'un tout et en tant qu'individus tout court, d'évoquer des souvenirs communs dans lesquels nos amitiés relèvent d'une réalité avérée (mais là encore probablement passée sans que j'ose réellement me le signifier clairement dans le fil de mes pensées). Avec humour. J'invente des références, rédige des extraits de fausses interviews, cite des personnages publics, pose des statuts imprégnés des délires du Delfeil de Ton ou du Cavanna des années soixante, m'amuse beaucoup et de façon très resserrée à mélanger l'absurde et le reste. Ca prend du temps et j'y travaille la nuit, après les concerts, des nuits où l'énergie accumulée pendant ma prestation m'interdit tout sommeil. Je me décale de plus en plus, ne vois pas ma compagne, mes enfants, participe comme je peux mais l'esprit de plus en plus lourd à la vie de famille.
Un soir d'été, une nuit en réalité, je remonte du bureau un peu plus tôt que d'habitude. J'avais le casque sur les oreilles, écoutant je ne sais quoi en travaillant sur des séries photographiques évoquant le passé des Barbiches Tourneurs. C'est un jour off mais je n'arrive pas à me poser pour dormir alors je prends de l'avance.
Lorsque j'ôte le casque, j'entends de violents éclats. Une voix d'homme qui résonne fort et une femme, qui gémit, qui pleure, qui crie, insulte, sanglote et hurle. Ca vient de l'extérieur. D'habitude, quand ça s'insulte ou que ça se tabasse dans ma rue, c'est pile devant la maison, sur le simili parking dont ma compagne a découvert depuis peu, en interrogeant le cadastre et son acte de propriété, qu'il lui appartient suite à une erreur de retranscription. Le reste de la rue lui appartient aussi d'ailleurs, ça n'a aucun sens mais ça nous amuse beaucoup, fin de la parenthèse immobilière.
Là, les éclats proviennent d'ailleurs. Je sors. De toute façon, j'en ai fini pour cette nuit courte.
Ca vient de l'immeuble en fin d'impasse. Un grand machin moche à vingt mètres de la maison. C'est l'été alors les fenêtres sont ouvertes et on entend distinctement le voisinage vivre sa vie de voisinage. D'habitude, ça se traduit par des volumes un peu forts, des conversations envahissantes, mais imprégnés de rires ou de bienveillance, parfois des ruptures de ton comme cette gameuse du dernier étage qui joue en ligne avec un casque-micro et passe certaines nuits à insulter copieusement ses compagnons de jeu. L'environnement sonore reste finalement plutôt viable même si on rêve de déménager.
Là, apparemment, ça cogne.
Pour passer du bureau au reste de la maison, deux chemins s'imposent. J'emprunte le garage, déroule le volet automatique, me retrouve dehors, remonte les marches extérieures, déverrouille la porte d'entrée. Sinon, je sors du garage côté intérieur, emprunte le couloir des locataires – là où nous hébergions notre ami Fred avant qu'il s'en aille défier Robespierre de l'autre côté du Styx – use des marches intérieures, etc. En ce moment, justement, des locataires, on en a deux. Deux femmes. Je ne veux embarrasser personne, ni réveiller quiconque, et de toute façon, j'essaie de rester discret. Alors je passe par l'extérieur.
Les hurlements sont cataclysmiques – je découvrirai quelques mois plus tard qu'il y a toujours une marge de progression. J'identifie l'appartement émetteur, me précipite dans la maison, découvre ma compagne sur le canapé, la fenêtre ouverte, écoutant les cris en tâchant de rattacher l'image au son à travers les pins qui offrent à la maison une mince mais salutaire frontière visuelle. Inquiète, elle scrute. Le temps de la rejoindre, je la vois écarquiller les yeux.
« Qu'est-ce qui se passe ? »
Elle ne me regarde pas. Elle répond que le gars tape sa copine. Elle est à terre. Il lui donne des coups de pied. De bas en haut, c'est le talon qui tape. Comme s'il la piétinait furieusement. J'arrive trop tard pour voir la même chose. Mais j'entends les sanglots. Mon sang se glace et bout dans un même élan de colère triste.
« Je fais quoi ? » je dis. « J'y vais ? »
Ma compagne me l'interdit. Elle est déjà en train de de composer le 17. Mes doigts se crispent et j'hésite. Je devrais aller sonner à l'immeuble, défoncer la porte, choper le mec par le col et le secouer comme un sac à salade quand t'as pas le machin, là, qui te permet d'essorer ta laitue.
J'écoute une part du dialogue entre ma compagne et un policier lambda. Il lui demande l'adresse et elle lui donne l'adresse. Apparemment, il connaît déjà. Il lui demande quel appartement et elle donne l'étage et essaie de préciser la fenêtre. Il lui explique qu'il faut le numéro de l'appartement sinon ses collègues ne pourront pas se repérer. Ca pue la mauvaise foi.
Elle lui explique qu'ils ne pourront pas se louper. Que les fenêtres sont ouvertes. Que tout le quartier entend les coups portés, les insultes, les pleurs, les corps qui tombent et les mains qui claquent. Elle lui explique qu'il va la tuer. Elle explique des évidences et le policier lambda n'entend pas.
Ma compagne et moi, nous sommes parfois télépathes et défilent au même moment sous nos voûtes crâniennes les mêmes rappels à la réalité : violences conjugales en hausse, 113 femmes tuées par leur conjoint en 2021. Déjà plus de 40 courant août.
(Pour info, pour l'année qui vient de s'écouler, on dénombre 146 féminicides conjugaux au 1er janvier 2023)
Des coups de fil de ce genre, les flics en reçoivent par packs de 50. Pas pour rien qu'on inclut des numéros d'alerte sur les tickets de caisse des supermarchés. Alors on ne s'attend pas à ce qu'une patrouille débarque. Le gars dit on va venir. Quand ? Il sait pas. Vous inquiétez pas.
Ils ne viendront jamais. Pas ce soir-là.
J'en peux plus de les entendre gueuler. J'en peux plus d'entendre d'autres coups. Il a dû se fouler un orteil – pitchoune – alors c'est plus les pieds qui cognent. Il lui reste les mains, les coudes, les genoux. Je sais pas, je ne vois rien mais j'ai l'imagination fertile. Je ne tiens plus et je crie par la fenêtre ouverte.
« MAINTENANT TU ARRÊTES J'AI APPELE LES FLICS ! »
Plus un bruit. Chuchotement. La jeune femme ricane entre deux gémissements glaireux. J'entends la misère morale et la détresse sociale et je me hais de penser par concepts. Je sors.
Ma compagne me demande où je vais et je réponds il faut faire quelque chose. On fera quoi si on apprend dans les journaux qu'un type a tué sa meuf dans l'immeuble d'à côté ? Moi je peux pas vivre avec ça.
Je sors donc, je marche sous la fenêtre. Je vois d'autres fenêtres allumées. L'une de leurs voisines qui me dit c'est pas chez nous. Je dis je sais appelez la police madame. Personne ne bouge, personne n'ose, tout le monde attend parce qu'on ne sait faire que ça attendre attendre attendre.
La porte d'entrée de l'immeuble s'ouvre. C'est le cogneur. Je le reconnais. Il me voit peut-être. Pas sûr. Défoncé-bourré-crevé qu'il est. En tout cas, il ne me regarde pas, il trace. Il fuit. Il a peur des flics. Je me colle à ses basques. Je hâte le pas. Je suis à deux mètres, bientôt moins. Soit il est sourd, soit il m'ignore avec la volonté des condamnés à vivre.
J'hésite à l'empoigner par derrière. Je suis pas quelqu'un qui aime se battre. J'évite tout contact physique – alors les coups, hein, tu penses bien que.
Si je l'attrape, il se défendra. D'une façon ou d'une autre, l'un de nous va se casser le nez et passer par la case urgences. Peut-être par la case prison. Peut-être que sa copine portera plainte contre moi parce que c'est parfois ce que font les femmes battues. Elles ne se débarrassent de l'emprise de leur prédateur qu'au prix de longues années de réflexion, d'humiliations, de coups ou autres. Certaines parviennent à éviter que la violence ne dépasse le stade verbal. D'autres achètent du maquillage et des lunettes noires, puis s'inventent des escaliers où elles ne cessent de choir par accident – mais quel maladroite c'est fou.
Alors je m'arrête et je le laisse partir.
Trois minutes plus tard. L'un de ces voisins quitte à son tour l'immeuble, prend sa caisse, démarre, se tire en trombe. Pas le temps de dire ouf qu'il revient avec le cogneur. Je leur découvre un air de famille et commence à piger deux trois trucs.
Je le répète : les flics ne sont pas venus. Chacun est rentré chez soi. Ma compagne a fini l'épisode de Stranger Things entamé avant le premier coup de phalanges et je suis allé lire un Stephen King. Les lumières se sont éteintes l'une après l'autre sur la façade de l'immeuble et j'ai pu croisé le cogneur et sa victime, main dans la main, quelques jours plus tard. Ils m'ont ignoré. Moi aussi. Le monde est merveilleux.
La suite, je te la raconte demain. L'heure tourne et il me faut un autre café.
Petit addendum à l'introduction contextuelle évoquant les Barbiches. Si tu relis bien, qui que tu sois, je ne règle pas mes comptes. Je raconte mon vécu et n'enfonce personne. Un jour viendra peut-être où je fouillerai les décombres de ce passé encore trop récent mais ce ne sera pas sur facebook. Je sais que nombre de mes anciennes relations ont déjà choisi leur camp. Je sais aussi que je ne suis pas quelqu'un de facile, que les compromis me pèsent au bout d'un moment et que je finis par ruer dans les brancards pour balayer devant ma porte plutôt que celle des autres. Ce n'est pas le cas ici.
Je sais aussi que la mort de Fred a exacerbé chez moi des tendances autarciques et ce n'est pas pour rien que j'ai rayé de ma liste de proches quelqu'un qui se reconnaîtra peut-être pour lequel j'écrivais jadis des paroles de chansons. Fred est parti depuis moins d'un mois et c'est le bordel dans ma maison de fous. Il me demande si c'est « fini, mes petites histoires ». Dans ma tête, je tilte et prends la décision de ne plus jamais le rappeler.
Cette anecdote, t'y as droit parce que je ressens le besoin de me justifier – et ce n'est pas normal. Je me sens jugé – et ce n'est pas normal. Nombre de mes vieux « amis » ont décidé de me battre froid, de ne plus m'appeler, de me tourner le dos, de me juger-condamner-exécuter tout en refusant de parler, d'écouter, de reparler ensuite. Je vous le dis comme je le pense : tant pis pour vous, je vous en veux. Ca ne fait pas de vous des ennemis, ni même des personnes haïssables, mais nous n'avons manifestement plus rien à nous dire.
Je pense à ceux qui m'appelaient jadis uniquement pour les déménagements. Et c'est un exemple parmi d'autres. Il y a eu des rencontres ces dernières années, par le travail, et ces rencontres auraient pu déboucher sur des relations plus profondes, des amitiés possibles, en construction constante. Ce ne fut pas le cas pour deux raisons : ma sociabilité n'a rien de mondain. J'évite de parler d'autre chose que ce qui me tient à cœur. J'aime aller au fond des choses et j'ai beaucoup de mal à dépasser ce passage obligé du « ça va bien, t'as vu ce temps ? ». La deuxième raison implique malheureusement le groupe qui m'accaparait tout mon temps libre – et quand je parle de temps libre, c'est très précisément le temps que je ne passe pas à m'occuper de mes enfants, mon foyer, ma compagne, parce que ce temps-là, en l'occurrence, est incompressible.
Ce texte est manifestement thérapeutique et il m'échappe quelque peu. J'y mets beaucoup et je tiens à ce que le.la lecteur.trice éventuel.le comprenne que je ne hais personne. En revanche, je collectionne les regrets, les doutes et les deuils.
Demain, je continuerai mon histoire sur ce couple qui a fini par se déchirer sur plusieurs mois, en restant le plus centré possible.
Veuille bien m'excuser pour ces épanchements – hélas, je déborde.
Je t'embrasse et te souhaite un samedi plein de vie.
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