49 – 8 janvier 2023 – J'ai lu ça dans Midi Libre (2).
Le contexte est posé. Insomnies, gestion compliquée d'une énergie qui s'exerce en flux tendu, vie familiale difficile à honorer, vie professionnelle en voie de dégénérescence, chaleur accablante, voisinage qui s'échauffe sans fermer les fenêtres. L'aîné débarque pour ses vacances annuelles. Je lui explique des tas de choses de notre vie en cours. Je ne détaillerai pas, tu peux déduire, reconstruire, tâcher d'imaginer. Je le mets à la page. Soutien indéfectible du fiston vis-à-vis des pressions subies dans le groupe. Je l'en remercie souvent.
Un soir. Une nuit. Horaires décalés, souviens-toi.
Je ne me rappelle pas les détails mais Esteban est déjà dehors, fumant sa clope dans l'ombre tenace d'une nuit sans lune. Il me semble – mais rien n'est moins sûr – que la baston a commencé déjà pendant que je zieutais je ne sais quoi sur le poste avec ma compagne. Le même canapé, la même fenêtre ouverte, les mêmes cris de tantôt. Peut-être un poil moins fort en volume et en intensité.
Agacement de ma part plutôt que véritable inquiétude pour celle qui prend les coups. « Et ça recommence » sur un ton blasé. On s'habitue à tout, on se crée des armures, on s'endurcit, on devient lisse et le monde entier a beau s'écrouler tout autour, eh bien ma foi, ça glisse. Sursaut éthique de ma part. Les cris remontent d'un cran mais on est encore loin de l'ampli qui va jusqu'à onze.
Ma compagne plisse les sourcils, pince les lèvres, râle un chouïa. Marre. Je ferme notre fenêtre mais les cris sont devenus des hurlements entrecoupés de hoquets humides et ça traverse le double-vitrage.
« Appelle les flics », je dis.
« Ca sert à rien, ils viendront pas. »
Cette vérité me brûle les rétines internes, celles qui n'ont rien à voir avec le système oculaire et tout avec la lucidité de l'individu qui tente parfois d'exister au détriment de ses propres convictions. C'est vrai, oui. Les flics ne viendront pas. Il leur faut du drame et des gouttes de sang, peut-être même une lame ou un calibre. Mais là franchement, ce n'est pas sérieux ma p'tite dame, ça arrive tous les jours qu'on s'échauffe un peu le sang.
J'insiste. Je répète que si elle appelle pas, je le ferai, elle finit par céder mais on lui répond « oui-oui on sait » et on ne verra pas la couleur d'un uniforme cette nuit-là.
Je sors. Esteban est là, fumant une cigarette roulée. Je le sens qui fulmine, m'interroge du regard.
« C'est déjà arrivé. Je crois même que si on les entend se foutre sur la gueule, c'est parce que c'est l'été et que toutes les fenêtres sont ouvertes. »
Il me dit qu'il a appelé la police. C'est donc pour ça qu'ils savaient, les pandores. Il me demande si c'est les mêmes que « l'autre fois ». Grimace d'étonnement chez son père. Je n'ai pas le souvenir de lui avoir raconté l'épisode d'il y a quelques jours.
Puis je percute.
« Aaaaaah, tu veux parler des autres, là, ceux de l'appart' du haut ! »
Il y a d'autres connards dans l'immeuble, te l'avais-je déjà précisé ? C'était il y a bien un an et demi, en pleine journée. Un type battait sa femme, la mère de cette dernière a vu rouge et a commencé à le gifler en l'invectivant comme il se doit, il lui a retourné une droite, tout ça dans la rue pile devant l'entrée de l'immeuble. Avec des tas de témoins – leurs voisins directs – tout autour. J'étais venu voir à cause des cris. Quand une femme hurle à ce point, je suis contraint d'intervenir. Ce jour-là, j'avais failli écoper d'une droite de la part du connard en question. J'avais dit à la mère – qui ne m'écoutais pas tant elle avait dépassé le stade la simple colère – de ne pas trop insister sur les noms d'oiseau, que ce type allait lui clouer le bec à coups de phalanges, ça n'a pas loupé. Je me suis mis entre les deux, repoussant le type sans toutefois jouer des poings.
« Calmez-vous, vous n'avez pas envie de faire ça. »
Comprendre : vous êtes bourré/défoncé/pas bien et vous allez le regretter dans moins d'une heure. D'autres voisins s'étaient interposés également. Bigre de bigre en canapé-fraise, je n'aurais pas pu me montrer plus reconnaissant dans mes remerciements. Un gars de mon âge – et plus large d'épaules – a pris le relais. Il le connaissait davantage. Quelqu'un a réussi à rasséréner la mère et la fille. Ca ne s'est pas arrêté là mais j'ai senti que j'étais déjà de trop, que l'on n'avait plus besoin de moi et que j'avais envie d'une cigarette, d'un café, d'un morceau de Zappa.
Revenant au présent de l'été dernier, j'explique à Esteban qu'il confond deux prédateurs. J'ajoute qu'il y en a d'autres. Que des anecdotes comme ça, j'en ai quand même accumulé un peu trop pour dormir vraiment tranquille. Pas pour rien, encore une fois, qu'on cherche à se tirer de là.
Et notre conversation se déroule sur fond de cris, de pleurs, de claquements de peau contre peau. Et ça commence à me hérisser. Mais je crois que c'est pire pour Esteban. Je suppose qu'il ne s'y est pas encore fait, pas vrai ?
Il me dit :
« On ne devrait pas rappeler les flics ? »
On l'a déjà fait et lui aussi, ils viendront pas, sont jamais venus, et on est nombreux à leur passer des coups de fil. A ce stade, on pourrait se tutoyer avec le gars qui réceptionne les appels.
J'ajoute que je me sens impuissant et que je m'interdis d'intervenir. Il a droit au résumé de l'épisode précédent. Il ne tient plus, il hurle.
« TU ARRÊTES TOUT DE SUITE OU JE TE JURE QUE J'APPELLE LES FLICS ! »
Comme l'autre fois, tout s'arrête. On entend des chuchotements. Plus inquiétant, la victime – puisque c'en est une – y va de propre chuchotement. Je devine qu'elle protège aussi son mec, celui qui lui défonce la tronche à coups de bourre-pif et qu'elle ne fera rien pour se sortir de cet égout.
Une fenêtre se ferme et je hausse les épaules, partagé entre la fierté que j'éprouve envers mon fils, incapable de s'empêcher d'agir d'une façon ou d'une autre, et ce sentiment de déjà-vu qui me poursuivra encore le temps des épisodes suivants.
On les entend moins pendant quelques temps. Et il y a d'autres appart', d'autres fenêtres grandes ouvertes. Le son fuyant de ces bouteilles de gaz hilarant qui se vident d'un trait pour bousiller les neurones des paumés pour toujours, les engueulades entre colocataires dont on devine qu'ils finissent par se la jouer lutteurs de catch pour décider de qui passera le balai, le taré qui pète les plombs et vide son appartement par la fenêtre, canapé compris, les dealers qui sortent en trombe, démarrent, reviennent un sac à bout de bras, le tout en vingt minutes, et les clients qui se pointent au bout d'une demi-heure, des va-et-vient constants de perdus à jamais qui marchent lentement, en loques abreuvées de vide et nourries de poudres ou de fumées blanches.
Ca a continué, pourtant. Elle s'en est ramassé d'autres, des poings, des claques, des pieds chaussés de baskets Nike. Je l'ai lu dans Midi Libre, je vous dis, et je finirai demain, peut-être, si l'heure qui tourne m'y autorise et que ma migraine le permet.
Je t'embrasse de toute mon âme et te souhaite un dimanche rigolo.
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