53 – 13 janvier 2022 – Je compte les morts et j'embrase les vivants.
Nous sommes vendredi 13 et je ne l'avais pas remarqué. Dommage que les syndicats ne se soient pas mis d'accord pour une manif en ce jour propice à la superstition et au mysticisme, n'est-ce pas ? Ca se serait bien passé. Evidemment. Ma main à couper. Et mon œil à crever, tiens.
Le discours d'Elisabeth Borne de mercredi m'est parvenu par bribes entre deux trajets d'activités para-scolaires pour le plus jeune de mes fils – celui qui apprend à jouer de l'aspirateur, oui. J'avais pour projet de décortiquer chaque mot, chaque tournure de phrase, chaque chiffre mais vous savez quoi ? Ca ne sert à rien. Clément Viktorovitch s'en chargera avec brio, bagou, bagouzes et cette sympathie bonhomme qui lui autorise toute critique plus ou moins sous-jacente – et je l'en remercie.
J'ai tourné autour de l'idée simplette de ruer dans les brancards en rappelant les fiches de salaire de chacun des décideurs à l'origine de la réforme des retraites. Et quand j'utilise ce terme, c'est à dessein, bien sûr : il s'agit d'une fourchette, voire d'un râteau à loooongues dents. Tu passes un coup de cet engin et tu te ramasses des ministres, sous-ministres, attachés parlementaires, députés, membres de commissions et sous-commissions, secrétaires et sous-secrétaires d'état, théoriciens du pouvoir à la Jacques Attali, économistes vendus au système, trublions débiles à chemise blanche dont les oppositions de posture déplacent le débat plutôt qu'ils ne l'alimentent...
S'il est une réalité à prendre en compte à ce jour, en France, elle concerne évidemment mon conflit avec les Barbiches Tourneurs.
Meuh non, je déconne.
S'il est une réalité à prendre en compte, disais-je donc avant d'être grossièrement interrompu par un subconscient encombrant, c'est l'impossibilité d'imposer les riches et ultra-riches à leur juste mesure. Mélenchon l'évoquait dans son programme – avant de se décridibiliser pour longtemps avec l'affaire Quatennens : on fait payer la populace jusqu'à la presser comme un agrume là où des enfants gâtés en costume usent de leur jet comme d'un taxi et organisent de grands raouts sportifs dans des pays inadaptés. En pleine crise climatique, énergétique, économique, ça la fout mal.
Et je sais, oui oui, je sais. Ce n'est pas la crise pour tout le monde. On nous dit que les caisses sont vides pour que certaines poches restent pleines et continuent de se remplir. On nous dit qu'il y a moins de chômeurs et l'on omet de nous rappeler que les radiations se sont multipliées ces derniers temps. Parce qu'on a changé les critères, on a imposé d'autres conditions, d'autres petites cases à remplir, parce que vois-tu, mon ami, ce monde aime les petites cases aux murs bien serrées. Passer d'une case à l'autre requiert du temps, de l'énergie, de l'argent.
Je me souviens de certaines discussions récentes au sujet de ces jeunes qui refusaient de travailler l'été dernier. Notamment dans le milieu du tourisme et de la restauration. Cette catégorie de travailleurs que l'on résume le plus souvent au statut de « saisonniers » et qui, bien souvent, déploient une énergie considérable en un temps limité dans l'espoir de se reposer en période creuse, ce qu'on appelle le hors-saison. Le Covid a interrogé tout ce petit monde et la réforme de l'assurance-chômage a achevé de décider certains de ces intermittents du boulot chiant à envoyer le système se gratter le fondement avec un gant de crin.
La réforme du système des retraites part de cette même logique qui nous renvoie finalement à cette simple vérité : quoi que vous faisiez avant, quoi que vous étiez, quoi que vous aviez, eh bien vous aurez moins, plus tard et pour moins de temps.
Sauf si tu es Bernard Arnaud, Xavier Niel, Lagardère ou je ne sais quel autre étron bien sapé dont je conchie le discours et les auto-justifications. On essaie de nous faire croire qu'ils sont la force de travail de ce pays – et du monde hein n'ayons pas peur des mots – alors qu'ils exploitent et volent sans aucune contrepartie. Taxez-moi ces salauds, je vous en conjure ! L'humanité est un écosystème où chaque individu participe d'un immense équilibre. Cela fait bien longtemps que cet équilibre a été rompu.
Alors je compte les morts.
Ma grand-mère. Une vieille dame qui sut me transmettre son amour des crêpes et des biscuits Maria.
Onclou, tel que nous l'appelions. C'était l'oncle de mon beau-père, devenu depuis père d'adoption. Il portait la moustache fine des notaires qui se rêvaient en gangsters des années trente et ne parlait jamais, laissant la place à sa compagne d'une vie, Tante Alice. Nous l'appelions Tantal et elle parlait beaucoup, comme ces vieilles dames anglaises qui traînent dans le Touquet d'Agatha Christie.
Mon meilleur ami, Damien. Tantal, il l'appelait « Générateur au tantale » avec sa verve insolente de pré-ado. La tumeur est apparu à 23 ans, il est mort cinq ans après. J'avais 28 ans. J'étais papa depuis deux ans et j'affrontais des réalités que je ne maîtrisais pas.
Mon père. Deux mois après Damien. Un personnage dur, difficile, moins bavard que n'importe quel parpaing que tu viendrais à croiser et qui, pourtant, se lâchait parfois sur des sujets politiques. Il se rêvait en vieil anar et m'a confié un jour qu'il aimerait voyager dans le temps pour essuyer une balle perdue pendant la guerre d'Espagne.
Mon premier mariage. Il n'a pas survécu à ces premières disparitions, à la violente dépression qui s'en est suivie, et m'éloigner de mon fils est un autre deuil, permanent, ineffable, aussi douloureux aujourd'hui qu'il le fut au départ.
Tantal, dont je n'étais plus vraiment proche et dont les accès racistes très vieille France relativisait toute sympathie que je pouvais lui témoigner. Je l'aimais pourtant parce que j'avais été un petit garçon et qu'elle m'avait témoigné de l'amitié à l'heure où je n'étais qu'un métèque débarqué d'Espagne, coupé de ce monde nouveau qui ne m'ouvrait pas forcément les bras, parce que va apprendre le français en trois semaines quand même ta mère ne sait dire que « Paris » et « Jean-Paul Belmondo ».
Mamie. La maman de mon beau-père, que j'appelle aujourd'hui mon père même si le terme « papa » ne sort qu'une fois sur deux, ou trois. Mamie était une vieille dame beaucoup plus réservée que sa sœur et d'une dignité qui couperait le souffle à n'importe quel homme d'honneur inventé par Walter Scott. J'ai lu la Bible à huit ans pour me rapprocher d'elle. J'ai même essayé d'y croire jusqu'à ce que je m'aperçoive que l'animatrice du catéchisme se mélangeait dans les paraboles. Je me suis éloigné d'elle pendant des années. Mes années d'apprentissage, dirais-je, celles où tu passes vraiment à l'âge adulte et où tes mauvais choix se masquent l'un à l'autre, s'empilent sans que tu ne te rendes compte de rien, et pendant que tu vis l'instant en tâchant de garder les mains sur le volant, tu ne vois pas que le temps file en se moquant de tes rêves, tes projets, la moindre de tes velléités. Elle est morte et je ne l'ai pas vue passer.
Mon autre grand-mère. La yayita, comme on dit au Chili. La mère de ma mère. Notre exil nous interdisait un contact suivi, rapproché, constructif, mais elle nous a rendu visite en France. Une fois. Je ne saurais vous décrire avec précision l'étrangeté de ces moments. Cette toute petite femme toute en os et sourire, capable de soulever un char d'assaut pour peu qu'il menace un enfant, cette générosité sans faille, et surtout l'impression constante de me retrouver coupé en deux : j'étais l'adulte tâchant de se reconstruire et l'enfant d'antan que sa grand-mère gavait de pain chilien, d'empanadas et de pebre. On ne traverse pas la vie. Elle s'imprègne de notre présence et nous libère quand elle considère que nous en avons terminé. J'aurais aimé connaître mes aïeules plus longtemps.
L'oncle du Chili. Le sportif. Celui qui participais aux JO senior depuis... pfff, si je savais... mais il gagnait à chaque fois. Au moins une ou deux médailles. Une force de la nature. Pinochettiste, oui, mais les paradoxes existent pour nous torturer le cœur et nous affiner l'esprit.
Ma belle-mère. L'ex-femme de mon père. Nous n'avons eu qu'un échange téléphonique depuis la mort de ce dernier. J'ai appris à sa mort, il y a deux ans, qu'un cancer l'avait dévorée en deux, trois mois. Son nouveau mari – une crème d'homme aux bacchantes magnifiques – l'a suivie pour des raisons médicales tout à fait similaires. Le monde est un champ de roses avec autant d'épines que de pétales. Je suis un puits de regrets où surnagent l'affliction et la culpabilité. Mes frères – ceux du côté paternel – je ne les ai vus qu'une fois en vingt ans et je ne sais toujours pas comment rattacher les wagons. Mon oncle paternel, le petit frère de mon papa, suit mes posts de temps à autre. Je ne le vois pas assez souvent et je n'ose pas l'appeler. Parce que le temps. Parce que cette brume perverse qui me dévore la tête. Parce que l'argent me file entre les doigts et que j'ai pourtant arrêté de fumer, n'achète plus rien pour moi et roule le moins possible. Je tire la langue en traînant la culpabilité d'être moi, vivant, mais rarement légitime.
Fred.
Putain. Fred, quoi.
J'en ai parlé plusieurs fois. J'ai raconté ses derniers instants. J'étais avec lui, je lui parlais, je savais qu'il ne m'écouterait pas jusqu'au bout, le rustre. Je savais et je me disais que s'il existait une raison pour moi d'exister, elle se partageait entre mon rôle actif dans la conception de mes enfants et cet instant particulier où j'assisterais en pleine conscience à une transition déplorable de l'état de vie à celui de rien. Fred vivait parmi nous. Nous parlions beaucoup, nous nous engueulions parfois, nous riions beaucoup. Il était fait de livres et de promesses, et il me manque. C'était en janvier 2021. J'ai oublié la date exacte. Peut-être parce que je n'aime pas les chiffres. Peut-être parce que je ne veux pas m'en souvenir. Son urne a traîné sur les étagères de mon bureau, entre Borges et Edgar Poe. Ce n'était pas la pire des compagnies pour le lecteur invétéré qu'il fut depuis qu'il était en âge de lire, mais je la voyais tous les jours en pénétrant dans ce lieu de travail tout autant que refuge. J'aimais penser à lui mais je croisais son fantôme. Et avec lui tous les autres. Mon père, en particulier, Damien, mes deux grands-mères, ma belle-mère, et Scarabée, aussi, le fantôme de mon plus jeune fils.
Et depuis peu, ma tante. La sœur aînée de mon père. Elle se traînait mais gardait le sourire, me racontait ma cousine. Je ne l'avais pas vu depuis des années. Des années longues qui ne reviendront plus. J'écris ce texte en pleurant parce qu'il faut savoir lâcher les larmes quand elles viennent.
Je me sens un peu comme Luke Skywalker quand il voit apparaître Anakin, Obi-Wan et Yoda à la fin du « Retour du jedi ». Et pourquoi pas Elvis, Zappa et Léon Blum tant qu'on y est ?
Scarabée reste le spectre préféré de Milo. Il lui parle régulièrement. Parfois, il lui ménage un siège à table, comme ces amis imaginaires qu'il nous arrive de choyer pour pallier je ne sais quoi. En réalité, je ne comprends pas très bien ce phénomène. Mes amis imaginaires sont des personnages que j'invente le temps d'un conte inachevé ou d'une conversation à bâtons rompus quand je sais que personne n'écoute.
Je compte les morts et j'embrase les vivants. Parce que ceux-ci méritent parfois qu'on les remue. Avec tendresse mais surtout avec passion.
C'est tout pour aujourd'hui. Je vous embrasse et vous souhaite un merveilleux vendredi 13.
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